Aux « marches » des Empires  : l'Histoire longue

OPINION. L'histoire de l'Ukraine ne manque pas de rappeler celle de l'Arménie : l'une déchirée entre les empires polono-lituaniens puis austro-hongrois, russe et ottoman, territoire aux frontières mouvantes, parcouru par des « nations » cosaques, aux allégeances changeantes et variées ; l'autre partagée entre les Empires byzantin puis ottoman ; celui des parthes puis des sassanides et plus tard, le russe encore. Par André Yché, Contrôleur général des armées et Président du conseil de surveillance de CDC-Habitat - Groupe Caisse des Dépôts.
(Crédits : DR)

De multiples analogies viennent à l'esprit : la péninsule coréenne, disputée entre Mongols de l'Empire steppique des Yuans, successeurs gengiskhanides des Khitans, mais aussi Japonais et Chinois ; le Cachemire enfin, entre l'Inde et le Pakistan sans oublier la Chine.

De surcroît, au XIXe siècle, ces théâtres de confrontations longtemps cantonnées à des rivalités régionales en viennent à interférer dans le cadre du « Grand Jeu » qui finit par opposer l'empire maritime britannique et celui, continental, de la Russie, puissance dominante du « Heartland » de Mackinder et qui s'affronteront pour la domination des périphéries, le « Rimland » de Spykman, dans une perspective quasiment planétaire.

L'enjeu de cette partie d'échecs est double : pour la puissance maritime, il s'agit de contrôler les échanges entre Orient et Occident, la « route des Indes » qui fait de l'océan Indien un lac britannique tout au long du XIXe siècle ; aujourd'hui renommée « Route de la Soie ».

Pour la puissance continentale, il s'agit d'accéder aux façades maritimes sur la Baltique, la mer Noire et le golfe Persique, sans oublier le Pacifique, tout en édifiant des glacis protecteurs, en Europe Centrale, dans le Caucase et même dans les Balkans. D'où une idée obsessionnelle : rompre l'enclavement, l'encerclement, pour accéder au statut de puissance mondiale.

Tel est l'apport indispensable de l'analyse géopolitique à la compréhension de l'actualité. Bien sûr, certains acteurs ont connu des mutations : les États-Unis ont pris la relève du Royaume-Uni, « puissance asiatique » (dixit Disraeli en 1868) encore empreinte de la nostalgie du « grand large » ; l'Iran rêve à l'histoire perse, la Turquie à l'Asie Centrale et à l'Empire ottoman, la Russie aux conquêtes de « Pietro Primo » et de « Caterina Secunda » ; et l'« Empire du Milieu » a retrouvé sa place naturelle.

La Pologne et l'Ukraine, destins croisés

L'histoire de l'Ukraine est, d'abord, russe et polonaise, comme celle des « petites nations » cosaques, partagées entre la « Sitch zaporogue » en révolte permanente contre les occupants polono-lituaniens de la « République des deux Nations », et leurs cousins de l'Est, les « Cosaques du Don », soumise au Tsar et qui partirent, pour son compte, à la conquête de la Sibérie.

C'est bien par souci d'édification d'un « glacis protecteur » vers l'Ouest que Catherine II s'entendra avec Frédéric II de Prusse et Élisabeth II d'Autriche pour partager la Pologne, erreur funeste qui, mettant en contact direct la « Sainte Russie » et les « Empires centraux », préparera la Première Guerre mondiale, leçon sinon ignorée, du moins assumée en 1939 par Hitler et Staline.

Seul changement en résultant pour l'Ukraine au tout début du XIXe siècle : les Austro-Hongrois prennent la place des Polonais, comme en témoigne l'architecture baroque de Lviv.

L'Arménie, un passé qui rappelle celui de la Pologne et de l'Ukraine

L'histoire de l'Arménie prend naissance avec la civilisation de l'Urartu avant d'atteindre au statut de puissance régionale sous le règne de Tigrane le Grand, au premier siècle avant Jésus-Christ, lorsqu'elle s'étend de la Caspienne à la Méditerranée, approchant les rives de la mer Noire et verrouillant les débouchés méridionaux du Caucase, à partir de la Géorgie jusqu'à la Cilicie, qui deviendra la « Petite Arménie ».

Convertie au Mazdéisme perse, l'Arménie devient, au IV siècle, le premier État à faire du christianisme sa religion officielle, convertie par la prédication de Saint-Grégoire facilitée par la diffusion du monothéisme depuis plus de quatre siècles.

Dès lors, l'Arménie devient un enjeu stratégique dans l'affrontement chronique entre Byzantins et Perses, comme l'illustre, au VIIe siècle, la contre-offensive d'Héraclius, aidé par la cavalerie de Sembat, qui lui permet de mettre à bas le régime de Chosroès II après avoir conquis Ctésiphon.

Avec la conquête islamique, c'est le monde turc qui pénètre l'espace arménien, se substituant aux Grecs avec les Seldjoukides et les Ottomans, tandis qu'après la bataille d'Al-Qâdisiyya en 636, faisant suite à la déroute des Byzantins à Yarmouk la même année, les Arabes abattent la dynastie sassanide, convertissant la Perse à l'Islam.

Les croisades marquent la constitution du comté d'Edesse à partir du royaume de Cilicie, mais l'irruption des Mamelouks d'Égypte détruit ce foyer de peuplement chrétien et l'Arménie devient le lieu d'affrontement entre Ottomans et Séfévides, jusqu'à l'irruption des Russes au début du XIXe siècle, qui s'installent à Erevan et au Karabakh. L'ordre géopolitique du XXe siècle tend à poindre : l'effondrement de l'Empire ottoman et les guerres russo-turques engendreront les génocides de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, faisant de l'Arménie une république soviétique, protégée par Moscou jusqu'à la fin de l'URSS en 1991.

Le « Grand Jeu »

Pour appréhender le champ politique dans sa globalité, il convient de rappeler la rivalité anglo-russe qui s'installe, au cours du XIXe siècle, au sud du Caucase, mais aussi en Asie Centrale et jusqu'en Extrême-Orient.

La poussée russe vers Tachkent, Boukhara et qui culmine avec la conquête de Khiva ouvre le « Grand Jeu » qui voit les Britanniques, de plus en plus inquiets pour le « Joyau de la Couronne » que constitue l'Empire des Indes, mener deux expéditions successives en Afghanistan, essuyant chaque fois de cuisants revers (dont la destruction d'une colonne de 16 000 personnes partie de Kaboul vers la « Khyber Pass » en 1842) dont la leçon a été malencontreusement ignorée par les Occidentaux au tout début du XXIe siècle.

Le « Grand Jeu » s'étendra des contreforts himalayens, narré par Rudyard Kipling dans son inoubliable roman Kim, jusqu'au golfe Persique avec l'accord de 1907 entre Russie et Royaume-Uni, concédant à ce dernier une influence privilégiée sur le territoire pétrolifère de Bassorah, en contrepartie de l'installation de la puissance russe dans le nord du pays.

Ultime épisode du « Grand Jeu » par acteurs interposés, l'affrontement russo-nippon en 1904/1905 qui voit les batailles de Tsushima et de Moukden sanctionner la défaite russe face au Japon allié à l'Angleterre qui a tout fait pour compliquer le basculement de la flotte russe de la Baltique vers le Pacifique Nord, interdisant toute possibilité de radoub de navires ralentis après des mois de navigation, surclassés par des torpilleurs nippons deux fois plus rapides.

Il faut dire que le conflit russo-japonais en Mandchourie s'inscrit dans une longue suite d'affrontements pour la domination de la Corée, opposant notamment Mongols Khitan puis Jurchen aux Chinois dans le Nord ; le Sud de la péninsule entretenant des relations étroites avec le Japon, qui inciteront celui-ci à initier plusieurs invasions au XVIe siècle, tandis que des Qing, successeurs des Ming, franchissent la rivière Yalu et pénètrent le nord de la péninsule au XVIIe siècle. C'est à cette même frontière fluviale que parviendront les Marines en décembre 1950, avant d'être repoussés par les divisions chinoises lors de la bataille du « Chosin Reservoir ».

À partir du dernier quart du XIXe siècle, la poussée russe en Extrême-Orient impose un jeu à trois entre les nouveaux arrivants et les puissances traditionnelles, Chine et Japon, qui voit ce dernier s'imposer progressivement pour finir par instaurer un protectorat qui, dans les années 1920, s'étendra à la Mandchourie avant de conduire à l'invasion de la Chine continentale, Taiwan étant occupée depuis 1895.

Continuités géopolitiques

Il suffit d'un survol rapide de ces histoires régionales pour percevoir certains aspects fondamentaux de la géopolitique contemporaine. D'abord, le dessein de la Russie est clair, simple et constant : il s'agit de sortir de l'enclavement continental pour accéder au statut de puissance maritime, recherché, au nom de l'URSS, par l'Amiral Gorchkov. À cette fin, plusieurs conditions préalables doivent être réunies : l'accès à la mer Noire, et notamment au port d'Odessa ; le raccordement de la mer Noire à la Baltique, via le « couloir » naturel constitué par les États baltes, la Biélorussie et l'Ukraine. Enfin, la pénétration dans le Caucase et par la Caspienne, vers l'océan Indien et la « Route de la Soie » maritime.

En second lieu, comme la Chine, la Russie se distingue de l'Occident par la « mémoire longue » que cultivent des dirigeants plongés dans l'histoire. Il s'agit là, fondamentalement, d'une source d'incompréhension et de ressentiment à l'égard d'Occidentaux ignorant du passé et donc, aux yeux des dirigeants des Empires euro-asiatiques, fondamentalement « barbares ».

Dernier point, tout aussi essentiel : l'histoire globale que nous venons d'effleurer est celle d'un continent, l'Eurasie, que l'irruption du Nouveau Monde ne saurait affecter durablement, au-delà des manifestations de légèreté et d'inconstance, pour ne pas dire d'inconsistance, dont les États-Unis ont fait preuve récemment, en Irak, en Libye, en Syrie, au Kurdistan, en Afghanistan... C'est la grande erreur du gouvernement arménien d'imaginer qu'une alliance américaine pourrait protéger le pays d'une menace immédiate, provenant du voisin azerbaïdjanais appuyé par la Turquie, hors de la protection historique de la Russie.

Voilà le principal péril qui menace aujourd'hui les démocraties occidentales, qu'elles soient libérales ou même, puisque récemment réhabilitée dans le cas de la Pologne, « illibérales » : la perte de la mémoire historique, c'est-à-dire la négation des permanences de la géographie et des mentalités qui structurent l'univers des Nations.

C'est lors de l'effondrement des Empires, celui d'Autriche-Hongrie ainsi que celui de l'Empire ottoman à l'issue de la Première Guerre mondiale, celui de l'URSS en 1991, que l'absence de vision stratégique des vainqueurs s'avère porteuse de lourdes menaces pour l'avenir. Comment penser, demain, l'affaiblissement, sinon l'effacement, de l'Empire américain ?

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