Ukraine : le « choc des civilisations »  ?

OPINION. Deux ouvrages écrits par des universitaires américains, jugés fondamentaux par les commentateurs, ont nourri les débats médiatisés, au fil de l'actualité, depuis la fin du XXe siècle : La fin de l'histoire et le dernier homme (1992) de Francis Fukuyama et Le choc des civilisations (1996) de Samuel Huntington. Sans doute est-il bien trop tôt pour se prononcer sur les thèmes développés dans chacun de ces ouvrages, à certains égards contradictoires. Par André Yché, Président du conseil de surveillance chez CDC Habitat.
(Crédits : DR)

 La démocratie libérale de marché a-t-elle définitivement conquis le monde ? Les huit « aires civilisationnelles » identifiées par Huntington engendrent-elles maintes lignes de fracture potentiellement (et actuellement) conflictuelles ?

Si de multiples exemples tendent à démontrer que la démocratie libérale de marché peine à s'imposer, du moins dns sa conception classique, c'est-à-dire occidentale, en tant que modèle universel (Chine, Russie, Iran...), la question du « choc des civilisations » peut être largement débattue à divers titres.

Il convient d'abord de rappeler que dans une perspective philoso-phico-historio-graphique, elle n'est pas nouvelle puisqu'abondamment traitée par Arnold Toynbee (A study of History, 1934/1961) et avant lui par Oswald Spengler (Le déclin de l'Occident, 1918) et par Edward Gibbon (Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain, 1776). Tous ces travaux ont en commun une question sous-jacente : la civilisation occidentale est-elle condamnée à terme ? Et à certains égards, le très remarquable ouvrage de Michel de Jaeghere Les derniers jours, la fin de l'Empire romain d'Occident s'inscrit dans cette prestigieuse lignée.

S'agissant tout d'abord des parties au conflit qui ensanglante le sud de l'antique Ruthénie, il convient de garder en mémoire que les trois-quarts des Ukrainiens se déclarent orthodoxes, dans l'obéissance au patriarcat de Kiev, historiquement sous l'influence de celui de Constantinople, et donc séparé de celui de Moscou (la « Troisième Rome »). Fait significatif, l'Eglise kiéviste recherche depuis une dizaine d'années le statut d'Eglise autocéphale.

Seule, la partie occidentale de l'Ukraine est majoritairement peuplée de catholiques (15% de l'ensemble de la population), influence résiduelle de la domination de la « République des deux Nations » (polono-lithuanienne) aux XVe et XVIe siècles sur les Marches de la principauté moscovite.

Bref, en dépit de l'influence occidentale jusqu'à la rive droite du Dniestr, l'Ukraine, à la différence de la Pologne peuplée par les « Slaves de l'Ouest », s'inscrit bien dans le champ de la civilisation orthodoxe russe.

La tectonique des plaques géopolitiques

À l'extérieur, il est particulièrement intéressant d'observer les réactions inattendues de la Turquie et de l'Azerbaïdjan, auteur d'un « flirt » avec Moscou pour la première (affaire des missiles sol-air S300) et d'une alliance objective avec la Russie pour le second, contre l'Arménie pourtant protégée historique de l'empire des Tsars, puis de l'ex-URSS (sans doute la ligne pro-américaine d'Erevan compte pour beaucoup dans ce renversement d'alliance provisoire).

Le constat majeur tient au fait que le monde turc, voisin séculaire de l'Empire russe, et au-delà, du monde slave, a réagi en considération des intérêts de l'influence de la Turquie en Asie Centrale : au Turkménistan, en Ouzbékistan, au Tadjikistan, et même au Kazakhstan. Ainsi, au sud de l'Eurasie, les « plaques tectoniques » ont commencé à bouger, rapprochant la Turquie de l'Occident : où qu'elles se trouvent, les mânes de François Ier et de De Gaulle ne doivent guère s'en étonner !

C'est que depuis Ivan le Terrible et Pierre le Grand, la poussée russe vers l'Ouest et la Baltique s'accompagne toujours d'un mouvement vers la mer Noire et le Bosphore, c'est-à-dire vers les mers chaudes ; l'enjeu géopolitique, pour la Russie, consiste dans le contrôle du « couloir » qui conduit directement de Tallin à Odessa jusqu'à Constantinople, ce qu'Alexandre Ier revendiquait auprès de Napoléon, avec pour objectif final le contrôle de la « Route des Indes », autre désignation des « Routes de la soie », c'est-à-dire du commerce entre Orient et Occident.

Ce qui nous conduit naturellement à nous interroger sur la position de l'« Empire du Milieu », remarquablement prudent dans son soutien à l'« Ours russe », conformément à la ligne pro-slave suivie lors de l'éclatement de l'ex-Yougoslavie et des bombardements de Belgrade par l'OTAN : un missile américain avait alors ravagé les locaux de l'ambassade de Chine, suspectée de fournir des renseignements sur les mouvements occidentaux à l'état-major de Milosevic. Vu de Pékin il s'agit probablement d'affaiblir simultanément les deux menaces stratégiques essentielles, celle de la puissance continentale installée sur la rive occidentale de l'Amour, et celle des puissances maritimes ; à cette fin, il convient de soutenir la moins pressante, les États-Unis chassés du Vietnam dans les années 70, la Russie aujourd'hui.

Pour achever ce tour d'horizon, il convient d'observer la réserve, teintée de gêne, des grands États du Moyen-Orient, pourtant alliés de l'Occident : Égypte, Arabie Saoudite...

Dans ce dernier cas, les opérations aériennes sur le Yémen expliquent bien sûr une certaine retenue dans l'expression publique. Mais l'essentiel est ailleurs. En cinquante ans, la population de l'ensemble Maghreb / Proche et Moyen Orient est passée de 140 à 500 millions d'habitants tandis que l'évolution des comportements multipliait par six les besoins alimentaires.

Si l'Égypte, grâce à son système d'irrigation, ainsi que la Turquie, parviennent à améliorer leur productivité agricole, toute la région est menacée par le réchauffement climatique, susceptible d'accroître drastiquement sa dépendance, notamment vis-à-vis de la production céréalière du tchernoziom ukrainien. Ainsi, relativement éloigné de « la ligne de front », ce qui n'est le cas ni de l'Europe ni du monde turc, le monde arabe et moyen-oriental raisonne d'abord en termes de besoins commerciaux à court et moyen termes, d'autant moins sensibles aux considérations démocratiques que la réalité de ce « bloc civilisationnel » tend à infirmer le pronostic prématuré de Francis Fukuyama.

L'Occident, enfin, échappe-t-il au déterminisme géopolitique ? L'Amérique, très largement ; l'Europe, très difficilement. D'abord au titre de l'autonomie énergétique et alimentaire ; ensuite sur le plan militaire et stratégique. Soulignons, pour conclure, l'ambiguïté de la solidarité occidentale. L'Allemagne s'apprête à réarmer en transférant cent milliards d'euros de commandes à l'industrie américaine : voilà atteinte la véritable limite de l'« Europe de la défense ». La menace militaire ressoude l'OTAN tout en permettant aux États-Unis de décliner la stratégie d'Obama résumée par la formule « Leading from behind » ; les contraintes énergétiques et alimentaires la fissurent ainsi, d'ailleurs, que les considérations de voisinage qui modifient sensiblement la perception des enjeux : on fait surtout la guerre entre voisins, de même que pacifier un territoire consiste souvent à repousser les conflits en périphérie.

À l'époque où le Roi-Soleil rayonnait sur l'Europe, les Hollandais usaient d'une formule qui résumait bien leur position : « Gallicus amicus, sed non vicinus ». Le destin du Palatinat devait confirmer le bien-fondé de cette analyse.

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