Comment enrayer la fuite des cerveaux européens vers l'économie numérique et l'intelligence artificielle américaines  ?

OPINION. Par Dominique Redor*, Professeur Emérite université Gustave Eiffel et Chercheur associé au Centre d'Etudes de l'Emploi et du travail du CNAM et Membre des Economistes Atterrés. Il interviendra sur le sujet de cette tribune lors la 12e édition du Printemps de l'économie du 2 au 5 avril 2024 au Conseil économique, social et environnemental sur le thème « Quelle Europe dans un monde fragmenté ? » dont La Tribune est partenaire.
(Crédits : DR)

Les « talents » capables de créer des langages et algorithmes, de concevoir de nouveaux services, les dirigeants et managers d'entreprises innovantes, les ingénieurs commerciaux sont les acteurs principaux de l'économie numérique et de l'Intelligence artificielle (IA). Cependant, les diplômés des grandes universités européennes, lorsqu'ils décident de se placer sur le marché, à présent mondialisé, des ressources humaines spécialisées en sciences et technologies, sont peu nombreux à se diriger vers un autre pays de l'Union. Ils émigrent le plus souvent aux États-Unis.

Les sources américaines (American Community Survey) montrent que les immigrés européens qui travaillent dans ce pays sont surdiplomés (50% des Français d'âge actif sont titulaires d'un diplôme de troisième cycle) par rapport aux citoyens américains (13%). Plus étonnant, à diplôme égal, les Européens sont mieux payés que les Américains. En effet, une forte proportion d'entre eux sont employés par les GAFAM, et plus généralement par des entreprises de l'économie numérique et de l'IA, qui pratiquent la surenchère salariale.

La faiblesse des investissements

Récemment, la société ASML des Pays-Bas, une des rares sociétés européennes figurant dans le top 20 du classement Forbes des entreprises de haute technologie, a annoncé qu'elle devrait délocaliser une partie de ses activités hors d'Europe (Asie ou Amérique du Nord). Ce projet est justifié par la pénurie de spécialistes hautement qualifiés dans les nouvelles technologies aux Pays-Bas. Aucun pays de l'Union européenne n'est pressenti pour accueillir la nouvelle implantation.

Pour l'année 2022, les investissements des entreprises de l'Union dans le domaine de l'IA représentent seulement 15% des investissements des entreprises américaines. Outre la faiblesse des financements, et en particulier du capital-risque, la petite taille des entreprises européennes de haute technologie par rapport à leurs concurrentes américaines sont un obstacle à leur développement. De plus, la recherche-développement (R & D) dans le secteur public est essentiellement nationale. Les programmes décidés, financés et gérés par le budget européen, sont répartis en de multiples projets d'un faible montant. Or dans le domaine des technologies numériques, les économies d'échelle sont fondamentales. La segmentation des systèmes de R & D, sur une base nationale, a des effets très négatifs.

Les réponses que l'Union européenne peut apporter à la fuite de ses cerveaux et à l'insuffisance des investissements en R & D sont liées. En effet, ces derniers consistent en premier lieu à former, employer et rémunérer les ressources humaines spécialisées en sciences et technologies. Les mobilités professionnelles à l'intérieur de l'Europe doivent devenir plus attractives pour les jeunes diplômés. Les emplois et fonctions de la recherche scientifique sont insuffisamment rémunérées dans le secteur public, comme dans les entreprises.

Un « espace européen commun de données »

L'essentiel est que les jeunes formés dans nos universités et grandes écoles trouvent en Europe des emplois à la mesure de leurs compétences et qualifications. La création ou le renforcement de pôles de recherches scientifiques et universitaires, à l'échelle de l'Union, devraient répondre à cet objectif. Les entreprises privées devraient également jouer un rôle fondamental dans ce déploiement. Elles sont demandeuses de collaborations avec les grands centres de recherche universitaires.

Enfin, la création de « l'espace européen commun de données », conçu par la Commission européenne en 2022, vise à réduire la fragmentation de l'espace numérique européen. Les objectifs sont de mettre en place des infrastructures, capacités de calculs, de stockage de données, et de constituer des bases numérisées sectorielles, sur une base commune, à l'échelle européenne (par exemple dans l'énergie et la santé). L'interconnexion des systèmes numériques des administrations publiques des États membres faciliterait la mobilité des personnes à l'intérieur de l'Union. Il est temps de passer des déclarations d'intention aux réalisations concrètes.

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(*) Dominique Redor est économiste, Professeur Emérite à l'université Gustave Eiffel et Chercheur associé au Centre d'Etudes de l'Emploi et du travail du CNAM. Ses thèmes de recherche portent sur l'économie du travail, le marché de l'emploi, les systèmes de protection sociale, les migrations internationales des personnes hautement qualifiées et l'économie internationale et l'intégration économique européenne. Il est membre des Economistes Atterrés.

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Commentaires 2
à écrit le 26/03/2024 à 10:08
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Laisser les faire, s'ils sont assez bête pour construire un concurrent à leur propre cerveau ! ,-)

à écrit le 26/03/2024 à 7:56
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Une analyseb ien conventionnelle pour un économiste qui se dit "atterré" c'est décevant. "Plus étonnant, à diplôme égal, les Européens sont mieux payés que les Américains." Et à aucun moment vous proposez d'augmenter les salaires en UE... mais vous a...

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