Conférence de Nicolas Machiavel en Sorbonne : « De la trahison dans l'Histoire »

OPINION. En ce début de soirée de décembre, froide et maussade, le grand amphithéâtre de la Sorbonne ne cessait d'accueillir un flot continu d'auditeurs de tous âges et de toutes conditions. Par André Yché, Président du conseil de surveillance chez CDC Habitat

Les fauteuils du premier rang étaient attribués aux hôtes de marque : le Premier ministre, la moitié du Gouvernement, le maire de Paris, les Présidents des assemblées parlementaires, le Vice-Président du Conseil d'Etat, le Chancelier de l'Institut de France et les secrétaires perpétuels des Académies ; le Président de l'Université s'affairait auprès de chaque visiteur, le conduisant à un siège réservé. Il faut dire que l'évènement sur le point de débuter revêtait un caractère véritablement exceptionnel : revenu pour un moment du royaume des ombres, Nicolas Machiavel s'apprêtait à donner une conférence solennelle sur le thème : « La trahison dans l'Histoire ».

L'illustre Florentin fit son entrée sous les applaudissements et saluant l'assemblée, rejoignit sa place au centre de la tribune, sur le pupitre destiné au conférencier. Le silence se fit.

« J'ai décidé, après mûre réflexion, de quitter ma retraite éternelle pour tenter d'apporter quelques éclaircissements sur une question intemporelle qui m'a beaucoup préoccupé durant mon séjour terrestre, celle de la trahison en politique. Pourquoi ici ? Parce que dans la patrie des Lumières et tout particulièrement dans une des plus anciennes universités européennes, c'est ici que l'héritage de la Renaissance me paraît le plus immédiatement menacé ! Pourquoi maintenant ? Parce qu'il me semble que le monde politique aussi bien que celui de la culture font dangereusement fausse route, revenant drastiquement en arrière sur les principes essentiels de la modernité, que j'avais exprimés en séparant morale commune et politique. Or, l'opinion populaire que suivent désormais, plus qu'ils ne la précèdent, les supposées élites, confond absolument la Raison d'Etat et la morale privée, en dépit de mon enseignement et de celui de Mandeville dans sa « fable des abeilles » : les vices privés peuvent produire le Bien public.

Outre que cet égarement conduira nécessairement à des catastrophes qui, dans le fond, m'indiffèrent, il ne me paraît pas acceptable de voir mon œuvre intellectuelle ignorée, presqu'oubliée, au nom des mêmes sottises que divulguait jadis le clergé, mais en latin, mode de propagation moins dangereux car moins compréhensible de la populace.

Pour mieux distinguer politique et morale, j'ai donc décidé d'aborder d'emblée la voie la plus ardue, qui consiste à réhabiliter la trahison en politique en tant que posture indispensable et précieuse pour l'intérêt public, bien que moralement critiquable. Je propose donc de passer en revue diverses situations historiques afin d'étayer ma conclusion.

Passons rapidement sur l'Antiquité, pourtant fort riche en trahisons de toutes sortes pour reconnaître que les changements opérés par le maître de l'opportunisme, Marcus Tullius Cicero, sont objectivement dictés par les circonstances : partisan de Pompée contre César, Républicain contre le Principat, puis rallié à Octave contre Antoine ; à l'issue d'une série de discours virulents dans lesquels il attaque violemment Antoine, il finit par être abandonné de tous, tirant des évènements une ultime conclusion :

« On voit qu'un ami est sûr quand notre situation ne l'est plus... »

Il meurt assassiné sur l'ordre des ennemis qu'il s'était choisis. Pouvait-il en être autrement ? Son choix politique était le bon mais tactiquement, il comportait de gros risques en cas de revirement des uns ou des autres. Finalement, il a péri pour avoir manqué une ultime trahison. Ou plutôt, parce que dans la conquête du pouvoir, Octave, bientôt Auguste, était prêt à sacrifier tous ses pions, y compris le plus illustre d'entre eux. Eût-il laissé passer l'orage dans sa villa de Campanie, comme Sieyès et Talleyrand auront la sagesse de se retirer dans les temps difficiles, peut-être eût-il pu continuer à mettre son talent au service de Rome. Mais ce brillant orateur était-il un véritable politique ?

Nous débuterons donc notre galerie de portraits par celui du fourbe par excellence, estampillé comme tel au Moyen-Age, le traître Ganelon.

Dans la chanson de Roland, les faits paraissent assez simples : Marsile, le chef des Sarrazins, souhaitait traiter avec l'armée de Charlemagne qui a franchi les Pyrénées. Le comte Roland désigne le preux Ganelon pour se rendre en ambassade auprès de Marsile afin de négocier la paix, tout en sachant qu'il envoie l'intéressé vers une mort à peu près certaine, eu égard au sort réservé aux précédents émissaires.

Mais Ganelon se tire d'affaires en expliquant à Marsile que le seul obstacle à la paix est Roland et que l'arrière-garde, qu'il commande, franchira les Pyrénées, après le reste de l'armée, par le col de Roncevaux.

La paix conclue, Ganelon expose le plein succès de sa démarche à Charlemagne qui décide le retrait de ses troupes. On connaît la suite. Dans cette affaire, Ganelon a-t-il trahi ? Oui et non car en vérité, il a parfaitement accompli la mission confiée par l'Empereur en pacifiant les relations avec les Sarrazins. Mais il a emprunté à cette fin des voies malignes en détournant leur haine sur celui dont, pour des raisons personnelles, il voulait se venger. Un premier jugement des barons acquitte Ganelon ; Charlemagne exige un nouveau procès et obtient, cette fois, la tête du traître. En l'occurrence, la trahison n'était pas dans les actes, mais dans l'intention. En toute objectivité, Ganelon aurait dû être acquitté : s'il avait bien livré Roland, il n'avait point trahi Charlemagne ! Souvenons-nous de ce cher La Fontaine, à qui je n'aurais pas eu à apprendre grand-chose :

« Selon que tu seras puissant ou misérable, le jugement des grands te rendra blanc ou noir » ...

Premier enseignement : la qualification de trahison est donc parfois bien subjective !

La lignée des Bourbons, alliée aux Condé dans une de ses multiples branches, a donné des souverains à la France et bien d'autres à l'Europe, investissant le Pouvoir grâce à de nombreux accès plus ou moins dérobés : ainsi Anne de France, fille de Louis XI, épouse de Pierre de Beaujeu, régente du Royaume tout au long de la minorité de son frère Charles VIII : « La moins folle fille du Royaume car de sage, il n'y en a point ! » selon son propre père.

Décorée de multiples prélats, la famille a compté, pour accroître sa renommée, un Grand Connétable de France, Charles de Bourbon, un des principaux artisans de la victoire de Marignan, aux côtés de François Premier, contre les Suisses stipendiés par Charles Quint et avec l'appui des Vénitiens, qui, prenant à revers les mercenaires helvètes au cri de « San Marco, San Marco », entraînèrent la débandade des troupes ennemies : les Florentins n'auraient pu mieux faire, surtout avec l'appui de l'artillerie de campagne française, alors la meilleure d'Europe.

Le malheur voulût que le Roi de France, Prince inconstant, amoureux de sa propre gloire et finalement assez peu politique, bien souvent conduit par les femmes au premier rang desquelles sa propre mère, se mit en tête de rattacher les immenses possessions de la famille du Connétable au domaine royal à l'occasion d'un complot judiciaire, comme il en survient souvent, ourdi par la Reine-Mère, Louise de Savoie, à l'encontre des intérêts de l'illustre lignée richement apanagée ; manigances appuyées en sous-main par François Premier lui-même, peu chagriné de nuire à celui dont la gloire militaire portait quelqu'ombrage à la sienne.

Le tout est que le Connétable, nullement démuni d'entregent diplomatique, noua d'étroites relations avec Charles Quint qui promit au jeune veuf la main de sa propre sœur et qu'après diverses avanies royales infligées à l'orgueilleux chef militaire, celui-ci changea de camp et prit le commandement des troupes de Charles Quint à Pavie, en 1525, avec le résultat que l'on sait.

Second enseignement : il faut être deux pour trahir, et la victime du traître n'est jamais innocente du crime, surtout si elle a sciemment incité le futur renégat à la faute en poursuivant en cela un objectif politique supérieur : par exemple, désigner un coupable à la vindicte populaire. Ainsi le Sultan actuel se débarrassa-t-il récemment de ses plus remuants janissaires !

Troisième exemple, beaucoup plus intéressant : la trahison des généraux et maréchaux d'Empire à l'encontre de celui auquel ils devaient tout : l'Empereur lui-même. Oublions le coup d'Etat de Malet, piètre conspirateur dont le seul atout résidait dans l'extrême concentration du pouvoir et l'absence provisoire d'hommes d'autorité et d'action parmi les délégataires officiels de la conduite de l'Etat. Il ne s'agissait, pour l'essentiel, que d'un complot d'officiers aux arrêts.

La première véritable trahison est celle de Bernadotte ; dans ce cas encore, elle s'explique en partie par une tension ancienne entre les protagonistes ; mais in fine, c'est bien de politique qu'il s'agit.

Sous-officier issu du rang, républicain convaincu, il poursuit, par intermittence, une carrière militaire qui le conduit de la Maison du Roi à la bataille de Fleurus où il se distingue ; ces mérites d'officier de terrain ne suffisent pas à convaincre Bonaparte, issu des Ecoles Militaires d'Ancien Régime, creusets de culture générale et de science militaire. C'est pourtant Bernadotte qui devient ministre de la Guerre et qui affronte durement Bonaparte, enlisé en Egypte, avant de refuser sèchement de participer au 18 Brumaire, tout en s'abstenant de s'y opposer. Les deux personnalités s'affrontent, dans un duel inégal dont Bernadotte sort par le haut en obtenant le trône de Suède, dont les électeurs choisissent une personnalité qui ne soit pas inféodée au nouvel Empereur, tout en préservant les apparences de la déférence : Bernadotte est élu, première offense à l'Empereur qui soutenait d'autres candidats : Murat, Davout, Berthier...

C'est en 1813 que survient la véritable félonie, lorsqu'il fait participer la Suède à la coalition formée contre la France, conduisant à terme le rapprochement engagé de longue date vis-à-vis de l'Angleterre et surtout, de la Russie.

La trahison personnelle vis-à-vis de Napoléon est consommée et même si on peut comprendre qu'elle résulte de la protection des intérêts de sa nouvelle patrie, il est certain que l'animosité entretenue durant de longues années entre les deux personnages n'est pas pour rien dans la méfiance réciproque régissant leurs relations. Il convient donc, et tel sera notre troisième argument, de distinguer les motifs personnels de la Raison d'Etat : Bernadotte et Napoléon eussent-ils entretenu une solide affection réciproque, ce qui n'était pas le cas, l'intérêt supérieur du Royaume de Suède l'aurait probablement conduit à adopter la même ligne politique d'opposition à l'hégémonie française. A cela, même Désirée Clary, leur unique conquête commune, n'aurait rien pu changer, en eut-elle éprouvé l'envie !

Après Bernadotte, la liste des trahisons est interminable : et d'abord, celle de Talleyrand, qui justifiera son attitude : « Je n'ai jamais abandonné un régime avant qu'il ne se fût abandonné lui-même », ironisant sur ses multiples « retournements d'habit » devant Louis XVIII :

« C'est quelque sorte d'inexplicable que j'ai en moi et qui porte malheur aux gouvernements qui me négligent ».

Le fait est qu'à partir de 1808 et de l'expédition en Espagne, Talleyrand ne cesse de trahir son maître : avec Fouché, pour organiser le Gouvernement après l'éventuelle disparition de l'Empereur, ce qui lui vaut la fameuse scène du 27 janvier 1809, conclue par un verdict impérial définitif :

« Vous êtes de la merde dans un bas de soie ! »

Dès lors, Talleyrand va jouer simultanément l'Autriche, conformément à la politique de Choiseul qui déboucha sur la catastrophique guerre de Sept Ans (Marie-Louise n'est qu'une copie de Marie-Antoinette) et la Russie, en multipliant les « fausses confidences » aux uns et aux autres, tout en préparant l'abdication de l'Empereur et le retour de Louis XVIII. De manière plus inattendue, c'est aussi Caulaincourt, le fidèle parmi les fidèles, qui met à profit son ambassade à Moscou pour éclairer Alexandre sur les failles et faiblesses du régime napoléonien : peut-être pour tenter d'aboutir à la réactivation du Traité de Tilsit, mais il était alors bien tard pour inverser le cours de l'Histoire.

Dans l'ordre décroissant de la déception, vient Murat dont la cavalerie a fait basculer tant de batailles : roi de Naples à partir de 1808, il noue des relations avec les Autrichiens et les Russes par l'entremise de son épouse Caroline Bonaparte ; de retour de la bataille de Leipzig, il fait sortir son royaume de l'Alliance française, avant de l'y ramener pendant les Cent Jours.

Après la chute de Paris en 1814, Napoléon s'efforce de reconstruire son armée à Fontainebleau : tous ses maréchaux le lâchent, et même ceux, comme Ney qui, ayant promis à Louis XVIII de ramener l' « ogre » dans « une cage de fer », ralliera le fugitif de l'île d'Elbe avec ces mots : « Sire, ne doutez jamais de mon cœur, il vaut mieux que ma tête ! » Et, après Waterloo où il conduit une quinzaine de charges de cavalerie en invitant ses escadrons à le suivre : « Venez voir comment meurt un Maréchal de France ! » il terminera sa vie par ces mots adressés au peloton d'exécution : « Soldats, visez au cœur ! »

La figure ultime du traître est celle de Marmont, qui commande les forces déployées entre Paris et Fontainebleau et qui, ayant entamé des pourparlers avec les Autrichiens, laisse son adjoint passer à l'ennemi, avec ses troupes pourtant demeurées loyales. Mais en cet instant, tous les Maréchaux estimaient qu'une offensive sur Paris, même victorieuse, n'était plus de nature à entraîner un renversement du rapport des forces.

Troisième enseignement : la trahison résulte souvent de la rupture d'une relation d'estime, voire d'admiration dissymétrique, de la déception d'une amitié considérée par le futur traître comme ayant été elle-même « trahie », en premier lieu. Bien sûr, c'est en situation de crise que les tensions atteignent leur paroxysme, lorsque plusieurs fidélités viennent en concurrence : à l'égard de la nation, du chef charismatique, de l'image que l'on se fait de soi-même : l'Amiral Canaris, Chef des renseignements de l'Abwehr et tous les conjurés du 20 juillet 1944, Rommel etc. Mais aussi le Général Salan héros de la Résistance et commandant en Indochine, et les membres de l'OAS qui, pour défendre l'Algérie française, retournent leurs armes contre d'autres Français. Le plus triste, enfin : le vainqueur de Verdun qui serre la main d'Hitler à Montoire...

Mais derrière la diversité des contextes et de motivations apparemment contraires, les unes relevant de considérations essentiellement égoïstes, les autres témoignant d'un altruisme admirable, apparaît toujours l'ombre manipulatrice du Pouvoir : il s'agit souvent de refaire l'unité nationale autour d'un Prince relégitimé, d'expliquer une défaite cuisante, ou même d'organiser la sortie honorable de l'Empereur vaincu... Bref, de restituer à la Patrie son Honneur et au peuple, sa fierté. La trahison est donc la meilleure manière de tourner une page dramatique, voire peu glorieuse, en identifiant un bouc émissaire qui supportera le poids d'une faute collective, de charger du péché mortel l'instigateur de l'infamie, pour mieux exonérer les innombrables auteurs de péchés véniels, au sein même du Pouvoir. Et de rendre possible l'avenir, en commençant un nouveau chapitre, sur une page vierge.

La trahison est donc la manifestation et la contrepartie d'un miracle, celui de l'indispensable absolution.

Signore, Signori, je vous remercie pour votre attention et pour votre patience en dépit de mon accent et de mon insuffisante maîtrise de votre langue et s'il vous reste encore le courage de prolonger votre supplice, je suis prêt à dialoguer avec vous ! Grazie mille ! »



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