Crises monétaires et financières : déjà, sous l'Antiquité...

Les crises monétaires et restructurations de dettes n'ont pas attendu le XXIe siècle pour voir le jour. Comment étaient-elles "gérées" sous l'Antiquité? Par Alexandre Reichart, chercheur associé au sein du laboratoire PHARE (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne).
Alexandre Reichart, chercheur associé au sein du laboratoire PHARE (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne).

Conséquence de la crise économique et financière commencée en 2007 avec l'éclatement de la bulle des subprimes, la crise de la dette de la zone euro, qui touche un certain nombre de pays du Sud de l'Europe, fait écho aux nombreuses crises qui ont touché le bassin méditerranéen à l'époque antique. On considère généralement que l'Antiquité désigne la période qui va de l'invention de l'écriture, au IVe millénaire avant Jésus-Christ, à la chute de l'Empire romain d'Occident, en l'an 476. C'est à cette époque qu'apparaissent les principaux instruments économiques que l'on utilise encore aujourd'hui, mais aussi les premières crises économiques et financières.

Genèse de la monnaie et de la comptabilité

C'est à Babylone que serait née la comptabilité, vers le XIXe ou le XVIIIe siècle avant notre ère. A cette époque, au coeur de l'âge du Bronze, un important commerce a lieu au sein de la civilisation mésopotamienne, entre les villes de Kanesh, Assur et Babylone, qui échangent notamment du cuivre, de l'argent et du textile. Les prêtres de Babylone tiennent alors une comptabilité à l'aide de leurs fameuses tablettes, sur lesquelles ils inscrivent les positions des étoiles, le niveau des rivières, ainsi que cinq prix enregistrés sur le marché, et libellés en shekels d'argent. La civilisation mésopotamienne est alors la première à utiliser l'argent comme monnaie. Les prêtres babyloniens pensaient alors qu'il y avait une corrélation entre les phénomènes célestes et terrestres, mais les données célestes restaient stables, tandis que les prix connaissaient des variations chaotiques. Le shekel de Mésopotamie est, avec le shât égyptien, l'une des premières monnaies de l'Histoire (2).

Si l'argent circule entre les cités mésopotamiennes, la valeur de la monnaie ne repose encore que sur une quantité donnée de métaux précieux qu'il s'agit d'estimer, de peser. Il faut attendre quelques millénaires supplémentaires avant l'apparition, vers 650 avant Jésus-Christ, de la frappe monétaire sous le règne de Crésus, en Lydie3, dans l'ouest de l'actuelle Turquie, comme le raconte l'historien Hérodote : « De tous les peuples que nous connaissions, ce sont les premiers qui aient frappé, pour leur usage, des monnaies d'or et d'argent (4). » La valeur de la monnaie ne dépend plus, dès lors, de la quantité de métal contenue en elle, mais de la valeur indiquée sur la pièce, c'est-à-dire de sa valeur faciale. Les pièces frappées sont en électrum, alliage naturel d'or et d'argent extrait du fleuve Pactole, car « la Lydie n'offre pas, comme certains autres pays, des merveilles qui méritent place dans l'histoire, sinon les paillettes d'or détachées du Tmolus par les eaux du Pactole (5) ».

Pyramides de dettes et momies gagées

Toutefois, bien avant l'invention de la frappe monétaire, les crises financières sont d'ores et déjà apparues. De toutes les dynasties ayant régné sur l'Égypte antique, de 3150 à 305 avant Jésus-Christ, la quatrième est certainement l'une de celles qui a le plus marqué l'Histoire, ne serait-ce que du fait de ses prouesses architecturales, comme le Sphinx ou les pyramides de Gizeh. Ceci étant, ces réalisations s'avèrent ruineuses pour les finances publiques égyptiennes. En effet, le Pharaon de la IVème Dynastie, Khéops, qui règne sur l'Égypte de 2589 à 2566 avant notre ère, est atteint d'une certaine folie dépensière. Il se ruine dans la construction de la grande pyramide de Gizeh, et se retrouve contraint de prostituer sa propre fille pour rembourser ses créanciers. Hérodote affirme ainsi : « La pyramide elle-même coûta vingt années de travail. [...] Chéops, épuisé par ces dépenses, en vint au point d'infamie de prostituer sa fille dans un lieu de débauche, et de lui ordonner de tirer de ses amants une certaine somme d'argent6. » Exécutant les ordres de son père, la fille demanda alors à chacun de ses visiteurs de lui laisser une pierre, afin de bâtir une autre pyramide.

Bien moins connu que son prédécesseur Khéops, le Pharaon Asychis aurait relancé le crédit dans l'économie égyptienne, en faisant passer une loi permettant aux débiteurs de mettre en gage la momie de leurs aïeuls lors de la contraction d'un crédit. « Les prêtres me racontèrent qu'après Mycérinus, Asychis fut roi d'Égypte », affirme Hérodote. « Sous son règne, comme le commerce souffrait de la disette d'argent, il publia [...] une loi qui défendait d'emprunter, à moins qu'on ne donnât pour gage le corps de son père. On ajouta à cette loi que le créancier aurait aussi en sa puissance la sépulture du débiteur, et que, si celui-ci refusait de payer la dette pour laquelle il aurait hypothéqué un gage si précieux, il ne pourrait être mis, après sa mort, dans le sépulcre de ses pères, ni dans quelque autre ; et qu'il ne pourrait, après le trépas d'aucun des siens, leur rendre cet honneur (7). » Fort de ce gage précieux, les créanciers auraient été davantage enclin à prêter de l'argent aux débiteurs, mettant ainsi fin à la disette d'argent.

Le célèbre mathématicien Thalès, premier spéculateur de l'Histoire

Le premier mathématicien de l'Histoire, Thalès de Milet (625-546 avant Jésus-Christ), renommé pour son célèbre théorème, est aussi connu pour être le premier spéculateur de l'Histoire (8). Thalès étudie la production d'olives et détermine les quantités produites. Une année, ayant anticipé une récolte exceptionnelle, il loue à l'avance et à faible coût l'ensemble des pressoirs de la ville. La récolte est effectivement bonne et il peut alors sous-louer les pressoirs à un prix élevé. Devenu riche, Thalès, qui fut aussi philosophe, déclara qu'il voulait simplement montrer qu'il est facile de faire fortune pour un homme qui le veut vraiment.

Aristote évoque cette histoire dans son ouvrage Politique :

« Comme on lui reprochait, à cause de sa pauvreté, l'inutilité de son amour de la science, on rapporte qu'ayant prévu, grâce à ses connaissances astronomiques, qu'il y aurait une abondante récolte d'olives, il employa dès l'hiver le peu d'argent dont il disposait à verser des arrhes pour louer tous les pressoirs d'huile de Milet et de Chios ; en l'absence de tout enchérisseur, il les afferma à bas prix. La saison venue, comme on recherchait en même temps et sans délais, beaucoup de pressoirs, il les loua au prix qu'il voulut ; grâce à la grande fortune qu'il amassa, il prouva qu'il est facile aux amants de la science de s'enrichir quand ils le veulent mais que ce n'est pas là l'objet de leur passion (9). »

Comme le montrent les écrits d'Aristote, ces opérations de spéculation ont une très longue histoire. A une époque où il n'existe pas encore d'économistes professionnels, la réflexion économique est notamment l'œuvre des philosophes. C'est d'ailleurs à Aristote que l'on doit d'avoir identifié les trois fonctions majeures de la monnaie.

Aristote identifie les trois fonctions de la monnaie

Dans son ouvrage Éthique à Nicomaque, qu'il destine à l'éducation de son fils, Aristote identifie les trois fonctions à la monnaie. Tout d'abord, la monnaie est une unité de compte, qui permet d'établir la valeur des différents biens et services, et donc de rendre ceux-ci commensurables. Aristote affirme ainsi que « ce n'est pas entre deux médecins que se forme une association d'échange, mais entre un médecin et un agriculteur, c'est-à-dire, plus généralement, entre des personnes différentes et qui ne sont pas égales, mais qu'il faut mettre sur un pied d'égalité. C'est pourquoi il faut que soient en quelque façon commensurables toutes les choses qui s'échangent ». L'échange entre ces deux agents économiques est ainsi permis par l'introduction de la monnaie, qui fait donc office d'unité de compte et permet de garantir la justice dans les transactions : « Et c'est à cela qu'est venue servir la monnaie, qui devient une sorte de moyen terme, puisqu'elle constitue la mesure de tout. Si bien que, évaluant aussi l'excès et le défaut, elle permet alors d'établir combien de chaussures équivalent à une maison ou de la nourriture (10). »

La monnaie est aussi réserve de valeur, c'est-à-dire qu'elle permet de transférer du pouvoir d'achat dans le temps, si l'individu est en capacité d'épargner : « Pour l'échange futur, dans l'hypothèse où maintenant l'on n'a besoin de rien, l'assurance d'avoir ce dont on aura besoin le cas échéant se trouve dans la monnaie qui est une sorte de garantie à notre disposition, car on doit, si l'on apporte de l'argent, pouvoir en retirer quelque chose (11). » Enfin, la monnaie sert d'intermédiaire des échanges, permettant aux différentes civilisations de passer de l'économie de troc à l'économie monétaire : « Si une maison correspond à A, dix mines à B et un lit à C, A est la moitié de B si la maison est évaluée à cinq mines [...] tandis que le lit, c'est-à-dire C, est la dixième partie de B. On voit pourtant combien il faut de lits pour égaler une maison, c'est-à-dire cinq. Or, de toute évidence, c'est ainsi que l'échange s'opérait avant l'existence de la monnaie (12). » Ayant identifié les trois fonctions de la monnaie, Aristote condamnait la chrématistique mercantile, c'est-à-dire l'accumulation de la monnaie pour elle-même, qu'il jugeait contre-nature. Mais il désapprouvait également les politiques d'annulation de dettes.

De la démocratie en Attique : la « sisachtie » de Solon

Dans sa Constitution d'Athènes publiée entre 330 et 322 avant notre ère, Aristote dénonça également l'annulation de dettes qu'entreprit Solon, près de trois siècles auparavant. Devenu archonte - c'est-à-dire gouverneur - d'Athènes et de la région de l'Attique en 594 avant Jésus-Christ, Solon doit faire face à des tensions sociales exacerbées. Alors que l'esclavage pour dettes tendait à se généraliser, la classe des riches aristocrates Eupatrides menaçait de réduire en esclavage tous les paysans pauvres qui se trouvaient en incapacité d'honorer les dettes qu'ils avaient contractés. Solon procéda alors à l'annulation générale de toutes les dettes, privées et publiques, et à l'abolition pure et simple de l'esclavage pour dettes : cette mesure radicale est restée dans l'Histoire sous le nom de sisachtie, qui signifie « délivrance du fardeau [...] par allusion à la charge qu'ils avaient comme rejetée de leurs épaules (13). »

Dans ses Vies des Hommes Illustres, Plutarque rapporte que Solon s'est glorifié d'avoir fait disparaître de l'Attique les écriteaux qui désignaient les terres hypothéquées : « La terre, serve auparavant, dit-il, est libre maintenant ; les citoyens qu'on avait adjugés à leurs créanciers, je les ai ramenés de la terre étrangère, où ils avaient si longtemps erré qu'ils ne parlaient plus la langue attique ; et j'ai remis les autres en liberté, qui subissaient dans leur patrie un honteux esclavage (14). » Si Solon se félicite d'avoir pris ces mesures, Aristote et Plutarque font toutefois remarquer qu'il a commis une erreur fondamentale, en informant au préalable ses amis de son projet, lesquels se sont empressés de s'endetter lourdement pour acheter des terres et profiter de l'annulation générale des dettes. Plutarque en conclut que la réforme de Solon mécontenta tout le monde : les riches, qui avaient perdu leurs créances, et les pauvres, qui auraient préféré une redistribution égalitaire des terres, comme celle à laquelle aurait procédé le légendaire législateur Lycurgue, à Sparte. Si la question des dettes agita la Grèce antique, ce fut également le cas à Rome.

Des guerres puniques à la guerre civile : Rome face à ses dettes

Si de nombreuses crises économiques financières ont touché la Rome antique, sous la République comme sous l'Empire, Rome n'a été débitrice qu'à deux périodes exceptionnelles, aux cours desquelles ses besoins financiers ont augmenté de façon inhabituelle : au cours des guerres puniques contre Carthage, et lors des guerres civiles, au premier siècle avant notre ère (15). Lors de la première guerre punique, entre 264 et 241 avant Jésus-Christ, Rome et Carthage connurent toutes deux des difficultés financières. Carthage demanda un prêt au roi d'Égypte Ptolémée qui le refusa, ne voulant se brouiller avec aucune des deux cités, tandis que Rome dévalua massivement sa monnaie pour faire face à ses engagements.

A l'occasion de la deuxième guerre punique, qui eut lieu de 218 à 201 avant notre ère, Rome procéda à des dévaluations successives de sa monnaie, à des emprunts en argent et en nature, notamment auprès d'Hiéron, roi de Syracuse (16). Les difficultés financières de Rome occasionnèrent des suspensions de paiements aux fournisseurs et des rééchelonnements des créances de l'État, avant que les victoires romaines ne permettent un redressement des recettes budgétaires (17). La question de la dette, et en particulier des dettes privées, marqua à nouveau l'Histoire romaine entre 64 et 62 avant Jésus-Christ, lors de la conjuration de Catilina. Battu aux élections consulaires par Cicéron, hostile à toute politique d'annulation des dettes, Catilina décida de s'emparer du pouvoir par la force, et défendit l'abolition des dettes pour pouvoir compter sur toutes les forces de la plèbe, ce qui n'empêcha pas sa défaite militaire.

Lors de la guerre civile qui opposa César et Pompée, entre 49 et 45 avant notre ère, comme lors des guerres puniques, des emprunts extérieurs furent contractés, notamment dans le camp de Pompée le Grand. Une fois la guerre civile terminée, Jules César entama une série de triomphes pour commémorer ses campagnes victorieuses. Il fit preuve de largesse envers les vétérans de ses légions, à qui il distribua des terres et de l'argent, et se montra également généreux envers le peuple, distribuant boisseaux de blé, litres d'huile et récompenses pécuniaires. César offrit également au peuple un repas public, des combats de gladiateurs et jeux du cirque, et même une remise sur les petits loyers. Ses nombreuses réformes économiques incluaient des tarifs douaniers sur les marchandises étrangères, mais aussi, comme le raconte Suétone, un réaménagement des dettes privées :

« Pour en finir avec l'attente, entretenue dans l'opinion, de la loi sur l'abolition des dettes, il décréta que les débiteurs rembourseraient leurs créanciers selon l'estimation de leurs domaines au prix d'acquisition antérieur à la guerre civile, déduction faite du taux d'intérêt, déjà versé, soit en argent, soit en valeurs ; opération qui diminuait les créances d'environ un quart (18). »

Près de cinq siècles après Solon, César procéda donc également à une annulation de dettes, mais sous une autre forme. En parallèle avec l'émergence de réflexions économiques, de la part notamment de philosophes, de nombreuses crises économiques et financières ont touché le monde méditerranéen sous l'Antiquité, et notamment des crises de dettes, privées comme publiques. Elles furent gérées aux moyens de remèdes radicaux, incluant des rééchelonnements, des annulations pures et simples, des dévaluations et des injonctions massives de monnaie pour liquider les dettes. Comme le relèvent les économistes Michel Aglietta, Pepita Ould Ahmed et Jean-François Ponsot, évoquant ces solutions mises en oeuvre lors des crises de l'Antiquité :

« Voilà qui rend assez cocasses les cris d'orfraie proférés par les puristes de la neutralité de la monnaie de nos jours devant les « audaces » des banques centrales (19). »
___

1 Chercheur associé au sein du laboratoire PHARE (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne).

2 Michel Aglietta, Pepita Ould Ahmed et Jean-François Ponsot [2016], La monnaie, entre dettes et souveraineté, Odile Jacob, p. 100.

3 Christian Ottavj [2010], Monnaie et financement de l'économie, Hachette Supérieur, quatrième édition, p. 31.

4 Hérodote, Histoire, Livre I, XCIII.

5 Ibid.

6 Hérodote, Histoire, Livre II, CXXIV - CXXVI.

7 Ibid., CXXXVI.

8 Jean-Marc Daniel [2012], 8 Leçons d'histoire économique, Odile Jacob, p. 157.

9 Aristote, Politique, Livre I, Les belles lettres (2002), p. 16.

10 Aristote, Éthique à Nicomaque, Flammarion (2004), pp. 248-249.

11 Ibid., p. 251.

12 Ibid., p. 252.

13 Aristote, Constitution d'Athènes, Chapitre VI Solon - Réformes Sociales - Abolition des dettes.

14 Plutarque, Vies des Hommes Illustres, Solon, CC.

15 Jean Andreau [2006], « Existait-il une dette publique dans l'Antiquité romaine ? », dans Jean Andreau, Gérard Béaur et Jean-Yves Grenier (dir.), La dette publique dans l'histoire, « Les Journées du Centre de Recherche Historique », Comité pour l'Histoire Économique et Financière de la France, pp. 101-114.

16 Ibid.

17 Michel Aglietta, Pepita Ould Ahmed et Jean-François Ponsot [2016], La monnaie, entre dettes et souveraineté, Odile Jacob, p. 114.

18 Suétone, Vie des Douze Césars, Livre I, XLII, Bartillat (2010), p. 32.
19 Michel Aglietta, Pepita Ould Ahmed et Jean-François Ponsot [2016], La monnaie, entre dettes et souveraineté, Odile Jacob, p. 115.

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