« Femmes d’élus, sociologie d’un second rôle »

BONNES FEUILLES. Au-delà des clichés sur les conjointes d’élus, Christelle Gris analyse dans son dernier ouvrage, avec les outils de la sociologie, l’importance méconnue de ces femmes dans le champ politique. Par Christelle Gris, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (*)
Brigitte Macron
Brigitte Macron (Crédits : POOL)

A l'orée d'une nouvelle campagne présidentielle, certains candidats à l'élection n'hésiteront pas à dévoiler une partie de leur vie privée afin de construire et présenter un récit familial séduisant. Christelle Gris, chercheuse associée au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP) de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne publie en septembre 2021 Femmes d'élus. Sociologie d'un second rôle aux éditions Le Bord de l'eau. Au-delà de la communication politique, elle analyse dans cet ouvrage le rôle essentiel et méconnu que jouent les conjointes d'hommes politiques dans la carrière élective de ces derniers. En nouant concepts issus de la sociologie de la famille et de la sociologie politique, Christelle Gris brise l'image de l'élu coupé de ses attaches privées et sans affects tout en mettant en lumière l'importance de ces femmes impliquées de fait dans la vie politique. Extraits choisis.

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Bien que le mouvement de « peopolisation » de la vie politique révèle l'imbrication des sphères publique et privée des élus les plus professionnalisés, les travaux sur le métier d'élu continuent pourtant de reposer, de manière essentiellement implicite, sur un principe plutôt inverse. Selon un postulat tacite, la professionnalisation politique s'accompagnerait d'une séparation entre les scènes domestiques et les scènes politiques : plus la professionnalisation serait avancée et plus cette distinction serait stricte comme je le montre dans un article à paraître prochainement, « Repenser la frontière public/privé dans le processus de professionnalisation. L'exemple de l'implication des conjointes d'élus au cours de la carrière élective ».

Les hommes politiques, jamais vraiment seuls face au pouvoir

De même que les recherches en science économique se fondent largement sur l'hypothèse d'un entrepreneur rationnel et déconnecté de tout entourage d'influence, la science politique a en effet longtemps alimenté le mythe de l'homme politique solitaire, coupé de toutes attaches privées ou de tout cercle d'appui professionnel. Ce n'est que très récemment que la discipline s'est tournée vers l'étude des « entourages politiques », entendus comme l'ensemble des personnes qui, par la fréquentation de l'élu, participent de façon directe ou indirecte à l'activité politique. C'est toutefois uniquement sous l'angle de la sociologie du travail que ces « entourages » sont analysés.

L'ouverture de ce nouveau champ d'investigation n'a donc pas encore permis d'engager une étude spécifique des « entourages privés » : le rôle de la famille n'est tout au plus qu'évoqué et à la condition que ses membres soient des collaborateurs rémunérés.

Surtout, leur présence ne remet pas en cause le postulat initial d'une stricte séparation public/privé au cours de la professionnalisation politique : même lorsque l'imbrication des deux sphères est finalement constatée par des auteurs, elle est interprétée comme une limite à la professionnalisation politique, sans jamais remettre en question l'hypothèse de base.

Dans une telle perspective, il apparaît donc impossible d'envisager le soutien des conjointes comme un des moteurs de l'ascension élective. Si l'élu est dépeint seul dans la conquête et l'exercice du pouvoir, il est en plus souvent présenté dans les recherches comme un individu calculateur et cynique.

Aussi, les émotions et l'amour peinent à trouver une place dans les analyses. La prise en compte des affects et des relations conjugales n'est pourtant pas dénuée d'intérêt lorsqu'il s'agit de comprendre des trajectoires d'engagement : même dans un univers concurrentiel ou dans un contexte de rationalisation des pratiques par leurs acteurs, la sociabilité et le soutien affectif demeurent importants dans la construction d'une carrière.

Les travaux récents consacrés aux cas spécifiques des militants engagés en couple dans un même parti politique ou pour une même cause en donnent déjà quelques illustrations : la division sexuelle du travail politique au sein de ces couples, les usages stratégiques des relations matrimoniales au sein de l'univers politique ou encore la gestion conjugale des ambitions électives sont autant de thématiques désormais appréhendées afin de restituer plus finement les carrières politiques de ces couples et de témoigner d'un brouillage entre la sphère domestique et la sphère privée. (Pour une perspective historique des « conjugalités » en politique, voir ce numéro de Parlement(s).)

La famille, une question réservée aux femmes élues

Mais si la contribution des conjointes à la carrière politique demeure aujourd'hui encore largement inexplorée dans les travaux scientifiques, c'est sans doute également en raison de l'attention tardive de la science politique française aux études de genre. Un renouveau des approches n'est en effet observé que depuis les années 2000, selon quatre axes de développement mis en exergue par Catherine Achin et Sandrine Lévêque, dans leur ouvrage Femmes en politique (2006) : l'accès des femmes à la citoyenneté (droit de suffrage, comportements électoraux) ; les femmes dans les politiques publiques (définition des politiques familiales, de l'emploi, etc.) ; l'engagement des femmes dans les mouvements sociaux et les partis politiques ; les femmes et le métier politique (leur sous-représentation au-delà de la « loi sur la parité » ; l'apprentissage de leur rôle d'élue et les usages du genre en politique).

Ces deux derniers domaines d'analyse traitent des entourages familiaux ; mais les responsabilités domestiques qui pèsent sur les femmes y apparaissent surtout comme un facteur explicatif de leur moindre participation à la vie politique : afin de s'engager dans des fonctions électives, les femmes délèguent nécessairement tout ou partie du travail domestique à leur conjoint, voire à une aide extérieure. Les difficultés d'articulation entre vie politique et vie familiale se traduisent alors par une surreprésentation des femmes élues célibataires et/ou sans enfants à charge par rapport à leurs homologues masculins.

En plus du travail domestique, les différentes formes, ou plus précisément les différents degrés, de soutien affectif du conjoint de militantes sont également mis en évidence pour éclairer l'engagement des femmes (voir notamment le travail pionnier mené dans les années 1970 aux États-Unis par Jeane J. Kirkpatrick, dans lequel elle identifie quatre idéaux types de positionnements des époux à l'égard de la carrière de leur femme, du plus encourageant au plus réfractaire. Pour une traduction française, et une comparaison avec la situation canadienne, voir l'ouvrage de Manon Tremblay et Réjean Pelletier).

Ainsi, Yannick Le Quentrec identifie deux idéaux types de couple à partir de dix-sept portraits de maris de militantes (politiques ou syndicales). Dans le premier modèle, présenté comme dominant, la division traditionnelle des tâches au sein du couple entrave l'engagement de la femme : le conjoint reproche à la militante une désertion de l'espace privé, tout en ne participant lui-même que faiblement au travail ménager. Dans le second modèle en revanche, c'est notamment à la faveur d'un partage plus égalitaire des tâches domestiques que la militante peut s'autoriser un investissement politique ou syndical plus marqué.

Si ces recherches ouvrent une réflexion sur les fonctions tenues par les conjoints dans les entourages politiques, elles reposent trop souvent sur une vision essentialiste des rapports sociaux de sexe - qui croise insuffisamment le sexe et la classe - et/ou se focalisent sur les femmes élues. Dès lors, les comparaisons avec les hommes élus sont limitées voire absentes des raisonnements de sorte que la méthodologie mise en œuvre empêche bien souvent de saisir le rôle des conjointes : les hommes élus sont rarement interrogés au sujet de leur vie familiale alors que les femmes élues le sont systématiquement. Il est en effet désormais acquis que la vie privée influence davantage la carrière politique des femmes que celles des hommes. À ce titre, certains auteurs observeraient dès lors, chez les « hommes publics », une « tendance à militer sans compter et à cloisonner les sphères publique et privée » puisqu'ils sont dégagés des contraintes ménagères.

La contribution des femmes d'élus

Quelques travaux viennent toutefois apporter certaines nuances à ces constats. C'est le cas notamment de la recherche menée par Manon Tremblay et Réjean Pelletier sur les parlementaires québécois. Selon eux, certes « la vie familiale exerce une influence plus manifeste sur la carrière politique des femmes que sur celle des hommes ; [mais] la vie privée intervient aussi dans la réflexion des hommes de s'engager en politique et, comme leurs collègues féminines, ils jouissent alors de l'aval de leur conjointe dans la très grande majorité des cas ».

Mais si l'entourage familial est ici considéré comme un appui déterminant dans la carrière politique des hommes, ce soutien n'est pas pour autant analysé : il n'est finalement que suggéré. Tout se passe alors comme si les femmes d'élus s'inscrivaient dans un modèle unique de réaction et de soutien à l'engagement de leur conjoint : une approbation, ou du moins un accommodement, de l'entrée en politique et une prise en charge mécanique et uniforme de la sphère privée.

Si tant est qu'il soit envisagé, le soutien de la femme à la carrière politique de l'homme est donc réduit, de manière plus ou moins explicite, à des pratiques homogènes et immédiatement consenties en raison d'évidentes contraintes de genre.

Pourtant, les travaux sur l'intersectionnalité ont depuis longtemps montré que le genre variait en fonction des propriétés sociales des agents.

C'est pourquoi la contribution des femmes à la carrière politique - et non de « la » femme - mérite d'être examinée au cours d'une étude spécifique. En plus de contribuer à combler un vide scientifique relatif et d'affiner les analyses amorcées dans les recherches sur les femmes en politique, ce travail permet d'éclairer sous un nouvel angle les conditions d'exercice du métier politique.

The Conversation ______

(*) Par Christelle Gris, Sociologue, chercheuse associée, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

« Femmes d'élus. Sociologie d'un second rôle », de Christelle Gris, parution en septembre 2021 aux éditions Le Bord de l'eau.

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Commentaires 3
à écrit le 03/10/2021 à 17:12
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Peut on oser parler de sociologie sur de l'arrivisme? Tous n'est que médiatisation, rien de réel sauf les entrées en compte en banque!

à écrit le 02/10/2021 à 9:50
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Mme et M Macron ont ils contribué a l’amélioration de la vie quotidienne des Français et Françaises ? Depuis leur venu en 2017 , ils sont rentrés dans le monde people. La population n’a jamais été aussi mal depuis «  leur mandat » Car avant d’être...

à écrit le 02/10/2021 à 9:07
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"C'est pourquoi la contribution des femmes à la carrière politique - et non de « la » femme - mérite d'être examinée au cours d'une étude spécifique." Ceci est l'avant propos d'un potentiel article qui serait immédiatement interdit parce que dévoilan...

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