Hériter, un poison  ?

CHRONIQUE. Les écarts de patrimoines, bien supérieurs à ceux de revenus, ne cessent d’enfler, et atteignent des proportions inédites, qui creusent la désunion de la communauté et la fragmentation de la société. Inégalité naturelle ou injustice insupportable ? A chacun d’arbitrer, selon sa considération de l’héritage. Considération, c’est-à-dire légitimité et sens d’un dispositif séculaire qui distingue les « biens-nés » des autres, qui détermine dès le plus jeune âge une partie de la destinée – et qui réduit le legs à une réalité exclusivement matérielle, lui que désigne en priorité l’éducation affective, intellectuelle, morale, éthique, artistique, in fine émancipatrice. La série que le Monde a consacrée cet été au processus de succession dans quelques grandes dynasties industrielles françaises est, à ces titres, éloquente. Emmanuel Macron en 2017 avait promis « le risque plutôt que la rente » ; il a échoué. La Présidentielle 2022 permettra-t-elle un débat fiscal de fond et de justice, et notamment la révision d’un impôt sur les successions aujourd’hui obsolète ? (*) Par Denis Lafay, journaliste, conseiller éditorial de La Tribune et directeur de collection chez L'Aube.
(Crédits : Reuters)

Savoureuse. Fascinante. Mais aussi qui suscite embarras et malaise. Voilà les impressions qui se dégagent à la lecture de la série estivale que Le Monde, sous la plume de Raphaëlle Bacqué et Vanessa Schneider, a consacré aux conditions dans lesquelles les patriarches de quelques grandes dynasties industrielles françaises préparent et modèlent leur succession. L'intimité des familles Bolloré, Arnault, Pinault, Mulliez, Lagardère, Bouygues est auscultée, qui révèle des vies dorées, des trajectoires enviées et sans doute même jalousées, mais aussi des exigences inassouvies, des désillusions irréparables, de lourds abandons affectifs, des rivalités sourdes, d'insaisissables aliénations. L'argent fait et défait le bonheur : ainsi pourrait-on résumer le sentiment qu'inspire cette immersion dans les mécanismes d'éducation et de transmission appelés à cuirasser des empires qui sont - ou, pour Lagardère, ont été - des fleurons de l'industrie française. Vincent Bolloré ramassant dans la rue les vêtements que son fils Yannick a jeté des fenêtres de leur propriété sise Villa Montmorency après qu'il ait appris que son père batifolait avec sa tante ; son autre fils Sébastien « fuyant le marigot familial » à sa majorité, direction Los Angeles. Arnaud Lagardère aux prémices de l'adolescence « séparé » presque définitivement de sa mère après que le père Jean-Luc ait découvert l'adultère de son épouse. L'obsession de Bernard Arnault pour que ses enfants intègrent l'Ecole Polytechnique - dont il est issu - au point que le prestigieux diplôme obtenu « seulement » par Frédéric décidera peut-être de l'identité du successeur. Les conflits dans les fratries, et aussi le poids, voire le fardeau affectif et moral exercé par l'héritage entrepreneurial. « Je ne lui arrivais pas à la cheville, je ne lui arrive toujours pas à la cheville, mais on n'arrive jamais à la cheville de ses idoles », concède Arnaud Lagardère, dans un pathétique portrait titré Liquidation totale avant inventaire. Mais plus encore, on est saisi d'un certain malaise à la subtile exhibition de cet étalage de puissance et de pouvoir, à ces logiques endogamiques et à cette consanguinité des élites - mêmes lieux de villégiature, mêmes grandes écoles, mêmes loisirs, et mêmes codes - qui symbolisent la fossilisation, les inégalités et même les injustices de la société française. Et en riposte auxquelles peu de parades semblent pouvoir agir. Le sujet des conditions de transmission est complexe et sensible. Comment casser la spirale de la reproduction des castes, comment briser l'injuste privilège de la rente, comment restaurer la valeur du mérite, sans abîmer l'outil industriel ? Comment distinguer les contestables patrimoines personnels du précieux patrimoine entrepreneurial ? Et en filigrane : comment traiter par l'impôt le sujet, tabou en France, de l'héritage ?

Coup du sort

Oui, ce sujet est tabou, et pour s'en convaincre, il suffit d'apprécier le degré d'impopularité de l'impôt sur les successions - y compris, comme l'indiquent les études, au sein des groupes sociaux les moins favorisés - : 76% des Français l'estiment « injuste ». Il est tabou, alors qu'il met en lumière une insupportable inégalité, et même la plus injuste des injustices : celle de la naissance. Qu'auraient été l'enfance, les études, les perspectives d'avenir de Yannick, d'Arnaud, d'Alexandre, de François-Henri s'ils étaient nés Dupont ou Gimenez plutôt que Bolloré, Lagardère, Arnault et Pinault ? La réponse est limpide. Limpide et, symboliquement, cruciale : le coup du sort, grâce auquel ces quelques enfants bien-nés et à cause duquel la grande majorité des enfants moins bien ou mal nés sont déterminés dès la naissance, ne devrait plus tenir. Surtout, comme l'attestent les travaux de Thomas Piketty, de Gabriel Zucman, et la remarquable étude ad hoc (« Pour casser les dynasties patrimoniales, inventer l'héritage tout au long de la vie ») produite en février 2021 par Intérêt général, la fabrique de l'alternative, que les écarts atteignent, depuis une vingtaine d'années, une ampleur inédite.

Les inégalités patrimoniales croissent inexorablement

En effet, les inégalités patrimoniales avaient fortement décliné après les deux guerres mondiales, mais elles n'ont cessé d'enfler depuis la dernière décennie du XXe siècle. Elles sont bien plus creusées que celles de revenus : les 10% plus hauts revenus sont six fois supérieurs aux 10% les plus bas, mais la même comparaison affectée aux patrimoines révèle un écart deux cent onze fois plus élevé. En 2018, les 10% des ménages revendiquant les patrimoines les plus importants (c'est-à-dire qui possèdent plus de 607 700 euros de patrimoine brut) détiennent près de la moitié de l'ensemble des actifs patrimoniaux. Surtout : l'enrichissement des riches par le patrimoine (et le capital) profite d'un levier d'amplification démultiplicateur - grâce à l'abondance de possibilités d'abattement, à la performance des meilleurs conseillers fiscalistes, à la déraison et à l'irrationalité du marché spéculatif, et au glissement progressif de la fiscalité des donations. Selon l'INSEE, la part de l'héritage dans le patrimoine privé français a bondi de 60 à 250 milliards d'euros entre 1980 et 2015. Aux Etats-Unis, lorsqu'au seuil des années quatre-vingt, la tranche marginale d'imposition culminait à 80%, le pays, sa population nantie, et la nation toute entière étaient-ils à plaindre ? La société se portait mieux que sous l'ère Trump, auteur de réformes autorisant un couple à transmettre 22 millions de dollars sans payer de droits de succession...

L'échec d'Emmanuel Macron

Par quel miracle la plus inacceptable inégalité échappe-t-elle à la vindicte populaire ? Lorsqu'il était candidat à la Présidentielle en 2017, Emmanuel Macron l'avait promis : il allait revaloriser « le risque » au détriment de « la rente ». Ceci au nom de la réhabilitation du mérite, de la lutte contre les injustices de naissance. Finalement au nom, soutenu « même à droite », d'une culture libérale qui récompense l'individualité dans son action de risquer, de bâtir, d'accomplir, de réussir « par elle-même ». Quatre ans plus tard il n'en est rien. Et le « spectacle » qu'offrent de grandes dynasties entrepreneuriales à l'heure de la crise du Covid-19 ne déjuge pas le constat. Bien au contraire. L'héritage constitue, plus que jamais, la première source de richesse. L'impôt, rouage de justice, socle de la société, ciment du vivre-ensemble, doit-il être repensé à l'aune des successions - appliqué à ces dernières, il ne génère « que » 15 milliards d'euros par an, loin des 70 milliards de taxation sur le revenu, les 115 milliards de CSG et les 129 milliards de TVA ? « Il est capital qu'une réforme d'ensemble de la fiscalité occupe une place centrale dans la campagne présidentielle 2022 et, plus largement, dans le débat public », estime le secrétaire général de la CFDT Laurent Berger dans un livre à paraître début octobre (« Quelle société veut-on ? », L'Aube). Capital pour réparer une société que l'ampleur et l'aggravation des inégalités ont désunie, fracturée, divisée et meurtrie. Capital pour réconcilier le corps social et l'emmener vers un destin partagé.

Peur et tentation

Mais qui osera s'y attaquer ? Car les obstacles ou les adversaires sont nombreux, et les plus redoutables résistances ou les écueils les plus sournois ne se règlent pas par la loi. L'indulgence de la population pour les mécanismes perverses de l'héritage traduit une peur et une tentation : la peur d'autrui, de l'inconnu, de l'incertitude, de l'aventure humaine ; la tentation du repli, du refuge, du cloisonnement, du statu quo. Le désintérêt de l'opinion publique et de l'aréopage politique pour l'impôt sur les successions signifie peut-être aussi la méconnaissance des attributs d'une réforme qui serait ambitieuse ; une contribution d'ampleur générerait une manne dont pourrait, et même devrait profiter la taxation du travail. Qu'y aurait-il de plus équitable et responsabilisant que d'alléger la taxe sur le travail du montant des recettes secrétées par la taxe sur les rentes - celles issues de l'héritage mais aussi celles, spéculatives, du capital ? Ce serait là un message fort en faveur de la « valeur travail », qui depuis la loi Aubry sur les 35 heures fait l'objet d'âpres débats.

Le sens de ce qu'on lègue

Mais la digue sur laquelle les espoirs de réforme se heurtent est avant tout d'ordre philosophique. Et elle se résume aux réponses que chaque mère, chaque père affecte à « la » question : à quelles fins destiné-je la venue puis l'éducation de mes enfants ? Et, consubstantiellement, à quelles desseins arrimé-je mon aventure professionnelle, les investissements et les biens acquis pendant mon « passage » ?

Questionner la fiscalité de la succession, c'est investiguer la nature et le sens mêmes de ce qu''on lègue à ses descendants. Dans une époque à la fois ultra-matérialiste, méga-marchande et au devenir incertain, donner - de son vivant ou à sa mort - le fruit de son labeur (et la fructification de l'héritage qu'on a soi-même perçu) semble, pour beaucoup, cardinal. Ce legs apparaît chez d'aucun comme le couronnement de sa propre trajectoire, la preuve de son propre accomplissement. Parfois aussi l'éclat de sa toute-puissance, de son omniscience, de son autorité, de sa « générosité ». Dans ces conditions, comment « oserait »-on taxer une telle « œuvre » ?

Capital contre capital

Ce prisme d'excès narcissique - qui réclame toutefois d'être respecté, surtout lorsqu'il résulte d'un itinéraire cahoteux et valeureux - convoque ce que l'on inclut dans la définition et le substrat de l'éducation. En effet, que signifie élever ? Faire grandir, et plutôt les capacités d'individuation de ses enfants que leur compte en banque ou leur confort matériel. Ensemencer leur épanouissement, leur autonomie, leur émancipation. Les éveiller à des potentialités et des opportunités intimes qu'ils arbitreront eux-mêmes. Les conduire à libérer leur sensibilité, leurs altérités et leur singularité. Inculquer des principes et une exigence éthiques de vie. Innerver au fond d'eux un « capital » émotionnel, un « capital » d'amour, un « capital » de réalisation de soi, un « capital » d'humanité qui par définition échappent aux géniteurs et dissonent radicalement du « capital » patrimonial, boursier ou immobilier. Bref, c'est incarner une exemplarité humaine plutôt qu'une icône matérielle, une référence affective plutôt qu'un objectif de succès. Dans ce prisme, il n'est pas certain que la destinée des « filles et fils de » narrée par Raphaëlle Bacqué et Vanessa Schneider fasse rêver. Mais il est certain qu'elle légitime plus encore le débat sur une réforme en profondeur de la fiscalité.

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Commentaires 18
à écrit le 20/08/2021 à 23:05
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Et puis en en-tête cette idée que tout est bien et moral dans la vie sauf l'argent donc il faut le taxer c'est une caricature n'est-ce pas ?

à écrit le 20/08/2021 à 21:27
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Pour la naissance oui c'est un problème, une injustice. Il faudrait régler d'abord, c'est à dire AVANT tout les plus importantes différences de patrimoines de départ entre les pays, je pense notamment à la différence entre la France et le Pakistan. M...

à écrit le 20/08/2021 à 21:22
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Ce n'est pas une rente c'est la liberté de profiter des fruits de son travail sans que l'état intervienne une nouvelle fois. Un bûcheron qui à le bon sens d'utiliser une tronçonneuse au lieu d'une hache va lui aussi à l'opposé de la valeur travail...

à écrit le 20/08/2021 à 17:53
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Encore un amoureux transi du toujours plus d impôts et taxes ! Nous sommes déjà les numéros 1 mondiaux dans le sport de la taxation de tout ce qui bouge, merci de ne pas en rajouter !!! Après avoir été taxé sur mes revenus je dois pouvoir transmettr...

à écrit le 20/08/2021 à 17:39
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Taxer le capital est d'une grande idiotie. Cela présuppose que l'état est mieux à même de gérer un capital à la place d'un individu.Or nous savons tous que c'est faux. L'état Français est un gouffre sans fond. Il est toujours préférable de taxer le r...

à écrit le 20/08/2021 à 13:31
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Et vous pensez quoi des encore plus chanceux, ceux qui naissent directement dans les meilleurs pays ? Il faudrait répartir leurs biens avec le reste du monde là aussi ? Et si on commençait par ça ?

à écrit le 19/08/2021 à 18:58
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article ideologique place a gauche, les parents ont le droit de leguer le fruit d une vie de travail a leurs enfants, mettre un impot sur les successions punitif accelere juste l exil fiscal, et fait que de nombreuses enterprises finissent dans des m...

le 20/08/2021 à 14:25
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c est vrai que Bettancourt a beaucoup travaillé pour leguer a sa fille l oreal ... Une societe de l heritage type, c est l ancien regime. A la naissance soit vous aviez un titre et tout allait bien. Soit vous aviez rien et donc une vie de misere qu...

le 20/08/2021 à 15:14
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La transmission de patrimoine ne doit pas être taxée du tout justement car le travail n'est pas une fin en soi, mais un moyen, et rien de plus. L'héritage familial - ou bien de civilisation - est l'enrichissement bienvenue et légitime d'une générati...

à écrit le 19/08/2021 à 13:56
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L'héritage est un faux problème car ce sont les revenus qui construisent les fortunes et les grandes fortunes doivent nécessairement investir pour maintenir leur position sociale. Le véritable problème c'est la corruption des pseudo-élites notam...

le 20/08/2021 à 13:18
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Quand on parle de justice, il faut toujours surveiller son portefeuille.

le 20/08/2021 à 14:29
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calculez ce qu il vous faut gagner pour arriver au niveau de Lagrdere qui a pourtant beaucoup perdu car incapable Si vous partez de 0, vous n avez aucune chance meme en etant 1000 fois meilleur que nono

à écrit le 19/08/2021 à 11:02
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Un élément principal du déclin oligarchique, le problème n'étant pas d'hériter des biens mais du pouvoir que donnent ces biens. Un héritier de grosse fortune devrait automatiquement faire le choix d'être rentier et non responsable. Qu'ils profitent d...

à écrit le 19/08/2021 à 10:30
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Il faut croire que l'on est mieux élu grâce aux rentiers qu'en prenant des risques!

à écrit le 19/08/2021 à 10:05
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Bref! Le don de son vivant a bien plus d’efficacité et évite d'en avoir les dettes!

à écrit le 19/08/2021 à 9:56
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Pourquoi ne pas taxer différemment le capital des parents, de celui légué par les générations précédentes ? Car je peux comprendre que l'on souhaite encourager (et donc ne pas trop taxer) l'investissement d'une vie de travail de ses parents, mais pa...

le 19/08/2021 à 11:22
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Vous croyez que la fiscalité n'est pas encore assez compliquée ?

le 20/08/2021 à 12:56
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La rente est plutôt du côté de ceux qui, faute de créer de la richesse, ne savent que la confisquer. Vive la liberté de soi-même et de ses biens.

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