Innovation illimitée ? (1/2)

OUTSIDE THE BOX. On se pose souvent la question « où nait l’innovation ? ». Plus que « dans la Silicon Valley », la réponse la plus pertinente est : « dans le cerveau des humains ». L’innovation émerge en permanence dans les milliards de milliards de connexions neuronales, un peu partout dans le monde. C’est pour cela qu’elle n’a pas de limites. Pourtant, même si l’on ne peut pas arrêter le mouvement de l’innovation, nombreux sont les freins qui s’opposent à lui. Que faut-il faire alors pour que cet élan irrépressible serve au mieux l’intérêt commun ? Par Alain Conrard, CEO de Prodware Group (*)
(Crédits : DR)

On se pose souvent la question « où nait l'innovation ? ». Si on la pose en termes socio-économiques ou même géo-politiques, les réponses sont « dans la Silicon Valley », « sur le plateau de Saclay », ou « à Shenzhen », ou « dans la Silicon Wadi, en Israël », ou encore « à la Station F ». Bien sûr, ces réponses ne sont pas fausses, mais la façon pertinente de donner un lieu à cette question est : « dans le cerveau des humains ».

Car avant toute chose l'innovation nait dans les milliards de milliards de connexions neuronales de milliards de cerveaux. Elle émerge en permanence, un peu partout dans le monde, et s'incarne chaque fois par l'invention d'une idée, d'un geste, d'une forme, d'un usage, d'une solution. Et elle change parfois une toute petite partie du monde, parfois la totalité du monde. C'est pour cela qu'elle est illimitée.

L'innovation est un geyser sans fin qui a permis et conditionné l'évolution de l'humanité. Doté d'un cerveau plus complexe et plus plastique que la plupart des autres mammifères et d'un pouce opposable aux autres doigts, Homo sapiens devenant Homo faber a été capable d'inventer des outils de plus en plus sophistiqués. Les capacités adaptative et inventive étaient les cadeaux fait par l'évolution à l'humanité pour compenser, vis-à-vis des autres primates et des prédateurs, sa faiblesse organique, ses moyens de défense naturels limités ou encore la néoténie qui fait naître les petits humains dans un état d'inachèvement - donc de fragilité durable - que ne connaissent pas la plupart des autres espèces.

Pour survivre tout d'abord, pour progresser ensuite, il a fallu innover sans discontinuer - à tel point qu'on peut dire qu'innover, c'est être humain ; et symétriquement qu'être humain, c'est innover.

« No limit »

L'innovation n'a pas de limites, et il faut prendre cet état de fait comme un acquis. C'est son axiome fondateur. La capacité à innover, c'est-à-dire la puissance créatrice de l'invention qui vise à l'amélioration, au progrès, à l'augmentation du confort, de la rapidité ou de la puissance, est très forte. Ainsi, l'innovation apparaît comme inarrêtable.

C'est précisément cet aspect illimité qui, comme toute chose dépourvue de bornes ou de principe d'arrêt - il n'y a pas de bouton « stop » pour l'innovation -, est susceptible d'inquiéter certains. Notamment ceux que le changement dérange, ceux dont les rentes de situation sont menacées, ceux qui ont intérêt à ce que rien ne change, ceux dont le point de vue est fixé sur le rétroviseur, ceux qui ne croient pas - ou plus - à l'évolution.

De fait, l'innovation instaure un nouveau rapport au temps, susceptible de déranger de nombreux repères que l'on pensait immuables. C'est un système ouvert dans un seul sens : dévoreuse du passé, l'innovation dévalue en permanence le présent pour nous propulser dans l'avenir. L'innovation a fait disparaître le présent au profit d'un futur sans cesse anticipé. Plus personne ne peut résider dans « l'ici et maintenant » dès lors que ce qui existe est amené à être remplacé à très court terme, rendu obsolète par des vagues d'innovation de plus en plus rapprochées. Nous sommes là aussi dans une forme d'« illimité » puisque ce qui constituait une forme de limite (la distinction structurante entre passé, présent et futur) est dissout : le passé est dévalué, le présent instable, et le futur, bien que toujours déjà là, ne peut jamais être atteint puisqu'il devient un présent immédiatement menacé d'obsolescence par la puissante logique de l'innovation.

Mais si l'innovation est tellement fascinante - rappelons que « fascination » vient du latin fascinatio « enchantement, charme » -, c'est surtout parce qu'elle contient à égalité des éléments antagonistes : toute innovation radicale apporte dans le même geste création et destruction. De cette manière, en changeant profondément le monde, les usages ou les modes de relation, elle peut inquiéter en même temps qu'enthousiasmer.

Inquiétude et enthousiasme

Par principe, l'innovation fabrique de la destruction : c'est le concept de destruction créatrice soutenu par Schumpeter. En proposant nouveaux usages, nouveaux produits, nouveaux services, mais aussi nouvelles logiques de travail, nouveaux process, nouvelles modalités de transformation, l'innovation produit en permanence de l'obsolescence. Elle rend vieux ce qui était neuf, elle rend dépassé ce qui représentait hier encore le summum de la modernité. Et ce mouvement est de plus en plus radical et de plus en plus rapide. Il exige de tout et de tous une capacité adaptative de plus en plus grande.

Certaines formes d'innovation suscitent ainsi à la fois admiration et inquiétude car elles matérialisent encore plus explicitement que d'autres l'entrelacement étroit entre dimension créatrice et dimension destructrice. L'Intelligence Artificielle (IA) générative est de celles-ci. Identiquement à la bombe atomique qui a été la première arme inventée par l'espèce humaine susceptible d'engendrer sa disparition, l'IA pourrait bien être la première machine qui échappe à ses concepteurs, voire, comme le prophétisent certains, asservisse ses créateurs. Elle apparaît ainsi comme une innovation susceptible d'une immense destruction créatrice, dont la dimension créatrice reste encore aujourd'hui très largement difficile à cerner précisément : quel monde sera créé, quelle sera sa forme, quelle place les humains y tiendront-t-ils ? Toutes ces questions s'imposent aujourd'hui avec une grande vigueur.

Le cas de l'IA générative est particulièrement intéressant de l'évolution logique de l'innovation. Cette technologie n'a plus vraiment grand-chose de commun avec ce que l'on appelait IA il y a cinq ans.  Cela montre qu'une innovation n'est pas donnée une fois pour toute, mais peut générer des évolutions, dont certaines sont de véritables sauts qualitatifs qui conduisent l'innovation initiale dans une tout autre sphère. Ainsi, dans des puissantes branches d'innovation (qu'on pourrait appeler « méta innovation ») comme c'est le cas de l'IA, des dérivés émergent (l'IA générative), qui laissent apparaître d'autres enjeux beaucoup plus cruciaux, que les versions initiales ne permettaient pas nécessairement de voir.

En fait, cela fait apparaître l'une des logiques de fonctionnement social liée à l'innovation : chaque innovation semble repousser une limite - en établissant, pour reprendre le thème transversal de mes chroniques des années précédentes, une « nouvelle frontière » non seulement de capacité mais également d'acceptabilité. Mais l'usage et l'habitude normalisent très vite la nouveauté (surtout lorsque le rythme d'innovation est très élevé, et où une innovation chasse l'autre), au point de ne plus apparaître comme quelque chose qui a changé le monde, mais d'être l'un des composants de la nouvelle normalité du monde. Internet a été de ces innovations, par exemple. Aussi, lorsqu'à l'intérieur de cette branche d'innovation un nouveau saut a lieu (ici, dans mon exemple, le bond évolutif de l'IA à l'IA générative), les questions liées à l'apport-destruction retrouvent une grande actualité, voire se trouvent complètement renouvelées. Ces dérivés-évolutions forcent à reposer la question des limites, qui ressurgit alors avec une grande force. « Jusqu'où doit-on aller ? » est le leitmotiv de ces mouvements de balancier entre accueil inconditionnel de la nouveauté et méfiance réactive, presque automatique, comme un réflexe, vis-à-vis de ses potentiels dangers.

L'accélération et les freins

Dans le rapport inédit au temps instauré par le rythme de plus en plus accéléré de l'innovation, certains sont tentés par l'idée - rassurante mais chimérique - de ralentir ou d'accélérer l'innovation, voire de la mettre à l'arrêt. Certains pourraient penser qu'il serait bon d'endiguer cette énergie, mais le besoin d'invention des êtres humains fait que ce n'est pas réalisable (même si, dans certains cas, cela aurait pu être souhaitable). Il ne s'agit pas de dire qu'il faudrait limiter l'innovation. Ce serait illusoire de penser ou de prétendre pouvoir le faire. L'innovation est en permanence en gestation sur tous les continents. C'est cette diversité qui fait sa richesse. Et c'est pour cela que globalement « innovation » égale « progrès ».

Dans le cadre de ce mouvement qu'on ne peut pas arrêter, il vaut alors mieux se demander comment se comporter pour faire en sorte que cet élan irrépressible serve au mieux l'intérêt commun ? Comment faire, tous et chacun d'entre nous, pour que, dans la grande comptabilité de ce qui contribue à la civilisation, l'innovation apporte plus qu'elle ne détruit ? Cette question oblige bien sûr à solliciter l'arsenal normatif dont nous disposons (législatif, politique, etc.), mais elle devrait aussi convoquer en nous une réflexion, à la fois intime et collective sur le sens à donner à ce mouvement - pas seulement en termes quantitatifs (gains de productivité, rapidité, fluidité des circuits économiques, par exemple) mais aussi qualitatifs (qualité de vie, confort, vivre ensemble, par exemple).

Lorsqu'on aborde ces questions à haute intensité, faut-il tout le temps, et sans mesure, appuyer sur l'accélérateur ou également considérer les freins - y compris les freins qui font que, parce que l'on n'ose pas suffisamment, on n'innove pas suffisamment ?

Car même si l'on ne peut pas arrêter le mouvement de l'innovation, nombreux sont les freins qui s'opposent à lui. En réalité, l'innovation est un véhicule complexe où accélérateur et freins cohabitent. Si la capacité d'invention et de création est dans nos cerveaux, la plupart des freins à l'innovation y résident également. Ainsi, le lieu d'émergence de l'innovation est aussi celui de la résistance à l'innovation. Je reviendrai sur ce thème à plusieurs reprises cette année dans ces chroniques.

Ce lien organique entre innovation, limite, et freins (le quatrième terme de cet ensemble de notions est, comme on l'a vu, le rapport entre apport et destruction) se noue essentiellement dans la tête des gens. C'est lui qui fait que l'on n'innove pas suffisamment, ou que l'on repousse, parfois violemment, les manifestations de l'innovation. Les motifs sont nombreux, et se déploient sur un large éventail allant de la défense de positions (rente, situations acquises, etc.) que l'évolution technologique remet en question à la résistance systématique, voire idéologique, au progrès. Mais tous ont en commun le fait qu'ils manifestent une peur : peur devant l'inconnu, le nouveau, le changé, le différent, etc.

Plus l'innovation va être importante, ou plus elle va ouvrir un vaste champ, plus elle va faire ressurgir les questions de base liées à cette crainte fondamentale qu'est la peur de la nouveauté et, derrière elle, celle, sans doute plus archaïque, du changement, et du saut dans l'inconnu qui souvent l'accompagne.

Face à ces sentiments mêlés, on ne peut penser que le législateur et le politique peuvent à eux seuls tout résoudre (question liée à la différence de chronologie entre toutes ces pratiques : l'innovation va toujours plus vite que la loi). Dans un monde toujours plus imprévisible, voire plus dangereux, il nous appartient à tous d'affronter ces questions, et de leur donner un sens pour que l'innovation exprime ce pourquoi elle est fondamentalement faite : nous aider à mieux vivre.

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(*) Alain Conrard, auteur de l'ouvrage « Osons ! Un autre regard sur l'innovation », un essai publié aux éditions Cent Mille Milliards, en septembre 2020, CEO de Prodware Group et le Président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI (METI)​.

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Commentaires 2
à écrit le 08/02/2024 à 9:02
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Je pense qu'une véritable IA, si l'humain arrive à la trouver avant que notre oligarchie anéantisse la planète et ses habitants, ça commence à être juste là, saurait mieux que nous encadrer ces innovations car la science n'est qu'une fuite en avant, ...

à écrit le 07/02/2024 à 14:45
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Si l'innovation devait être indispensable, la publicité commerciale la concernant serait inutile ! :-)

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