L'Achille monétaire à la poursuite de la tortue inflationniste

CHRONIQUE. Pour ceux qui ne connaissent pas la fin de l'histoire, rappelons qu'Achille ne rattrapera jamais son retard sur la tortue. Pas de quoi décourager la Banque centrale européenne dans sa course contre l'inflation, pour l'instant. Par Karl Eychenne, chercheur chez Oblomov & Bartleby
(Crédits : DR)

Cela fait exactement 9 mois que la course a commencé. Et la Banque centrale européenne (BCE) est toujours loin derrière l'inflation : les taux d'intérêt de dépôt sont à 3%, alors que l'inflation culmine à 6,9%, et même 5,7% si on enlève les produits « dopants » que sont l'énergie et l'alimentaire. Certes, la BCE a rattrapé près de la moitié de son retard, puisqu'il fut un temps où les taux étaient encore à -0,5%, alors que l'inflation produisait déjà son plus bel effet à 10,7%. Mais la route semble encore bien longue.

D'autant qu'il y a désormais quelques obstacles qui n'étaient pas prévus au départ, et qui pourraient ralentir la course de la BCE : le stress bancaire. Les risques d'une panique généralisée sont peut-être insignifiants si l'on en croit ceux qui invoquent des règles prudentielles très conservatrices imposées aux banques. Mais le mythe du déluge trouve souvent son public en finance. Autrement dit, personne n'est dupe. Il est évident que les autorités monétaires font désormais preuve d'un strabisme vigilant, elles fixent toujours leur objectif d'inflation, mais avec un œil côté bancaire.

Ainsi donc, la BCE poursuit donc son effort pour rattraper l'inflation. Mais cet effort n'est-il pas vain ?

Pas de mauvais esprit. Juste une interrogation de bon sens face à l'insistance de l'inflation. Et lorsque les faits tisonnent les attentes, les explications les plus bancales sont alors rehaussées d'un ton, voire deviennent difficiles à récuser pour la finance de marché. Au nombre de ces explications, il existerait par exemple quelque tournure de pensée qui interdirait carrément à la BCE de ne jamais rattraper son retard sur l'inflation...

Une course perdue d'avance d'après Zénon

Imaginons que les taux d'intérêt finissent par atteindre le niveau de l'inflation, pendant ce temps l'inflation aura continué sa route et restera donc devant les taux. Imaginons alors que les taux reprennent leur route et atteignent de nouveau le niveau de l'inflation, l'inflation ne sera déjà plus là... Misère, la BCE serait donc condamnée à poursuivre l'inflation sans jamais la rattraper ?

Je ne convaincrai personne avec ce genre d'argument, bien évidemment. Zénon non plus, en son temps ne chercha pas à convaincre l'auditoire qu'Achille ne rattraperait jamais la tortue. Il souhaitait simplement nous mettre en garde contre les tentatives d'éprouver le mouvement par la seule pensée, en relevant quelques paradoxes difficiles à détricoter comme celui d'Achille condamné à se rapprocher de la tortue sans jamais la rattraper.

Dans notre cas, ce petit exemple bien tordu d'Achille et la tortue a quand même d'autres vertus, comme celle de révéler ce qui pourrait être une erreur originelle de la BCE. Il s'agirait de l'erreur d'avoir laissé partir l'inflation avec de l'avance. En imaginant d'abord que l'inflation finirait par s'essouffler, ce qu'elle ne fit pas. Puis en estimant que la BCE rattraperait l'avance de l'inflation, ce qu'elle ne fit pas non plus. Ce dernier point mérite d'ailleurs une attention particulière.

En effet, l'incapacité de la BCE à rattraper l'inflation dénote bien une forme d'inaptitude des autorités monétaires, mais pas au sens propre. Il ne s'agit pas d'une inaptitude technique interdisant aux taux d'intérêt au-delà d'un certain niveau par exemple. Non, il s'agit plutôt d'une inaptitude que les autorités choisissent de s'imposer à elles-mêmes, comme une forme de bride tempérant volontairement leurs ardeurs.

La BCE choisit de sucer la roue de l'inflation

Très concrètement, les taux d'intérêt sont bien loin des niveaux requis pour casser l'envolée des prix des biens et services. Aucune règle de politique de monétaire standard ne permet de justifier des taux aussi bas, avec les niveaux d'inflation, d'emploi et de croissance que l'on observe. Les taux de dépôts de la BCE sont à 3%, il les faudrait à au moins 6% pour que l'inflation commence à réfléchir, et à 8% pour qu'elle commence à réagir. Pourquoi une telle retenue de la BCE ? Parce que la lutte contre l'inflation n'a jamais été inconditionnelle, pas de lutte quoi qu'il en coûte. La BCE a beau répéter que l'inflation est l'ennemi numéro 1, d'autres ennemis se bousculent au portillon prêt à prendre la relève : la récession économique, les poches vides de l'État, la panique bancaire, la zone euro tout simplement... autant de motifs à craindre le pire dans le cas où la BCE monterait de trop ses taux.

Ainsi donc, la BCE court après l'inflation, mais sans vraiment espérer la rattraper pourrait-on dire. Elle espère peut-être que cette dernière finira par abandonner l'affaire. Il est vrai qu'en course cycliste, l'opiniâtreté d'un poursuivant peut finir par écœurer l'échappé, peut être l'inflation finira-t-elle par baisser d'un ton à force de voir la BCE lui sucer la roue, comme le dit le jargon. Mais il est aussi possible que ce soit la BCE qui soit la première à lâcher l'affaire, un peu comme semble le faire la Banque centrale américaine (Fed). Cette dernière est récemment intervenue massivement suite à la faillite de la banque SVB, et semble bien disposée à recommencer l'opération si besoin. Ce principe de précaution est peut-être salutaire, mais il a un prix : la crédibilité. Aujourd'hui, la Fed peut toujours raconter qu'elle lutte farouchement contre l'inflation, les marchés ne semblent plus aussi disposés à la croire. Certes, la situation économique n'est pas tout à fait la même, surtout les taux déjà à 5% aux États-Unis.

L'Achille monétaire américain a d'ores et déjà abandonné la course face à l'inflation. L'Achille européen fait semblant d'y croire encore. En fait, tous les deux font secrètement le pari que l'inflation finira par s'essouffler.

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