L'Eglise est une entreprise (presque) comme les autres

CHRONIQUE. Le rapport, dévastateur, de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Eglise catholique (CIASE) dénonce au-delà des exactions commises sur 330.000 victimes : il décortique les mécanismes qui ont favorisé l'émergence et la propagation, pendant des décennies et dans le silence coupable, desdites atrocités perpétrées par les émissaires de Dieu dans la Maison de Dieu à l'encontre des enfants de Dieu- ainsi considérés par les disciples de la religion. Parmi les rouages à partir desquels le dysfonctionnement systémique s'est enraciné, figure un lourd déficit de gouvernance, une conception dévoyée de la responsabilité, une articulation spécieuse des droits - droit canon et droit de la République. Notamment sur ces thématiques, l'Eglise est une entreprise (presque) comme les autres.
L'enfant de chœur (1927-1928) du peintre russe Chaïm Soutine, au Musée de l'Orangerie à Paris.
L'enfant de chœur (1927-1928) du peintre russe Chaïm Soutine, au Musée de l'Orangerie à Paris. (Crédits : Reuters)

On serpente dans les travées du Musée de l'Orangerie, au rythme des oeuvres disposées sur les murs qui accueillent la remarquable exposition Chaïm Soutine - Willem de Kooning (visible jusqu'au 10 janvier 2022). Chez le Russe, des portraits torturés, des visages déformés, des mains démesurément grandes repliées ou désarticulées, des hameaux dressés obliquement, des paysages courbés sous le vent, une végétation qui ploie inexorablement. Une matière épaisse, une superposition de couches. Une couleur éclaboussante, notamment des rouges et des verts aux origines extraordinairement complexes. Et voilà qu'on fait face à L'enfant de chœur (1927 - 1928), déjà admiré lors de précédentes déambulations dans ce musée qui en est propriétaire.

On aimerait y poser de nouveau un regard d'amateur, on aimerait de nouveau déchiffrer le sens de ce portrait et l'âme de cet enfant. Mais cet après-midi, c'est impossible. On n'aspire pas à aimer de nouveau. Quelques heures plus tôt a été rendu public le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Eglise catholique (CIASE) - ou Rapport Sauvé, de son (bien-nommé) responsable, un haut fonctionnaire aujourd'hui président de la Fondation Apprentis d'Auteuil, et dont le fruit des deux ans et demi d'enquête sera unanimement salué -, et le regard doux, docile et inquiet du sujet de Soutine se drape alors d'un terrible symbole : celui des 330 000 victimes des crimes sexuels perpétrés dans l'Eglise de France par au moins 3.000 prêtres et religieux, et par des laïcs.

L'Eglise est une entreprise

Ce rapport irrigue des enseignements et soulève des questionnements qui dépassent le périmètre ecclésial où l'indicible a été commis pendant des décennies. Et leur universalité fait résonance avec des réalités et à des actualités que traverse l'entreprise. A propos notamment de gouvernance, de définition de la responsabilité, d'articulation des droits. Car oui, l'Eglise est une entreprise. Une entreprise certes très singulière, parce qu'elle est mue par une « raison d'être » mystique, parce qu'elle mêle disciples de Dieu et laïcs, salariés et bénévoles, parce qu'elle [est censée] applique[r] les principes de la doctrine sociale, parce que l'omnipotent primat moral provoque de multiples tensions, parce qu'elle doit jongler en permanence entre des droits canon et civil parfois inconciliables voire antinomiques, parce qu'elle « cohabite » avec des règles marchandes auxquelles à la fois elle répugne, se soumet... et sait goûter avec succès. Une entreprise donc très unique, mais une entreprise quand même, sommée comme les autres d'adopter les règles de droit - social, comptable, immobilier - universel.

Une gouvernance inadaptée

Le rapport stigmatise un « phénomène systémique », à l'origine duquel la hiérarchie de l'institution, et cela quelles que soient les strates décisionnelles, s'escrimait à taire, nier, camoufler les violences. Au cœur de ce constat, une gouvernance qui fait fi des règles de séparation des pouvoirs et de contrôle interne, qui ouvre insuffisamment ses instances aux laïcs et aux femmes. Un « entre-soi » à l'abri sous une « chape de silence », une solidarité endogamique propice à couvrir les exactions et à se protéger collégialement des menaces d'éruption. Une gouvernance obscure, propice à de sourdes rivalités et d'âpres luttes d'influence, une gouvernance dont les pouvoirs sont concentrés dans l'excès entre les mains omniscientes de l'évêque. Et une gouvernance qui ne prépare ni ne forme les hiérarques aux subtilités, souvent électriques, du management.

Or le management s'avère, là aussi, particulier, car se confondent dans la dualité et/ou la duplicité les devoirs du prêtre - qui « doit » à Dieu - et ceux du collaborateur de l'Eglise - qui « doit » à sa hiérarchie « humaine ». Des devoirs difficiles à concilier, des conflits de loyauté sources d'incompréhensions, des situations proprement schizophréniques lorsque les propriétés humainesfaites d'ambition, de pouvoir, d'influence, d'avidité, d'autorité, d'efficacité, se heurtent aux propriétés spirituelles portées par la bienveillance, l'altruisme, le désintérêt. Et par exemple, quand ces deux parties dissonent, comment arbitrer entre le contrat de travail et le contrat avec Dieu ? Entre l'autorité du supérieur et celle de Dieu ? Entre l'intérêt de l'Eglise et celui des croyants ? Et la liste des tensions est presque illimitée.

Une gouvernance ouverte, éclairée et sanctuarisée par les contre-pouvoirs, tributaire de dispositifs de contrôle externe exigeants et transparents, tournée vers l'exigence managériale, détermine une conduite déontologiquement rigoureuse. Et cela, qu'on soit Eglise ou Entreprise.

Une responsabilité questionnée en cascade...

Qui est responsable ?La question est centrale dans l'examen minutieux qu'ont produit les vingt-deux membres de la commission sous la direction de la sociologue Nathalie Bajos. Centrale et plurielle, et donc d'une grande complexité - surtout qu'elle s'adosse à un particularisme supplémentaire, propre à l'Eglise : la responsabilité à l'égard de Dieu, la responsabilité que les religieux doivent aux « enfants de Dieu ». En filigrane : les religieux et laïcs coupables des violences doivent-ils être les seuls responsables poursuivis pénalement ? Jusqu'à quel niveau la responsabilité de ceux qui ont couvert les crimes au nom de leur fidélité à l'institution doit-elle être engagée ? Peut-on solliciter une responsabilité collective pour des faits individuels et/ou commis il y a plusieurs décennies ? L'institution elle-même doit-elle être tenue pour responsable ? Si oui, cette responsabilité est-elle limitée aux diocèses ou ramifie-t-elle jusqu'au Vatican ? Et alors, aux plans pénal comme civil, d'abord quiet comment punir, et ensuite comment réparer?

... et lestée de circonstances (très) aggravantes

La Ciase ne tergiverse pas : l'Eglise endosse une responsabilité à caractère à la fois individuel et systémique, une responsabilité juridique autant pénale que civile au titre desquelles elle doit assumer une « démarche de vérité et de réparation ». Circonstance (très) aggravante : les représentants de l'Eglise étant assimilés, par les croyants, aux émissaires de Dieu et donc sacralisés dans une autorité spirituelle et morale quasi irréfragable, qu'ils aient perpétré ou sciemment couvert ou lâchement nié les exactions les placent dans une position intenable. Mais dans ce cas, comment « assume-t-on » sa responsabilité ? Par la contrition, la démission, le portefeuille, la remise en cause profonde voire radicale de certains principes et dogmes ? Sans doute les quatre à la fois. Et cela commence par mettre un mot concret sur les actes terribles. Et par exemple faire référence à la réparation, à l'indemnisation, et non pas à la simple contribution financièrecomme s'y emploient encore nombre de hiérarques afin de minorer la reconnaissance de leur responsabilité. Par exemple aussi, comme y invite le rapport Sauvé, à ne pas recourir aux dons des fidèles pour financer les réparations, « car cela ne serait pas cohérent avec la démarche de reconnaissance d'une responsabilité de l'Eglise en tant qu'institution ». Ou comment l'épargne publique et la poche des actionnaires doivent être sollicitées de manière proportionnée à la nature d'un cataclysme ravageant l'entreprise.

Des sommes potentiellement vertigineuses

En matière civile, les préconisations de la Commission ouvrent grandes les portes à des contentieux aux répercussions financières considérables pour l'Eglise. Jamais encore un évêque n'a été poursuivi pour d'autres agissements que ceux personnellement commis ; le rapport « change substantiellement la donne en matière d'indemnisation des victimes » juge la Ciase, et nul doute que les défenseurs des victimes et, face à eux, les assureurs des représentants de l'Eglise ont commencé de fourbir leurs armes. Le combat juridique, qui portera sur l'éligibilité des statuts à de telles poursuites et sur le lien de subordination des prêtres envers leur évêque, s'annonce épique, avec en ligne de mire le récent séisme qui a frappé outre-Atlantique : en septembre, l'assureur The Hartford annonçait un accord à hauteur de 787 millions de dollars avec l'association Boy scouts of America, au sein de laquelle au moins 90 000 personnes ont déclaré avoir été victimes d'abus sexuels.

Responsabilités morale et judiciaire dissonantes

Tout patron le sait : il exerce une responsabilité quasi-totale sur les méfaits, délits, manquements et accidents provoqués au sein de son entreprise. Même lorsqu'il est étranger ou ignorant desdits agissements, et même, en cas d'accident, lorsque la victime a délibérément et secrètement transgressé le règlement. Responsabilité « morale » et responsabilité judiciaire ne font décidément pas bon ménage. Mais à cette aune, si les congrégations sont déclarées responsables des forfaits commis par leurs membres, cela signifiera au moins l'alignement des « mondes » religieux et entrepreneurial. « Plus on s'éloigne du cœur de l'infraction, plus la responsabilité est faible. Mais on porte une solidarité, et on doit réparer car une injustice a été commise », résume subtilement dans La Croix (6 octobre) un dominicain... sous couvert d'anonymat. Peut-être ce qu'il faut dénommer exemplarité ? Le « cas » Reinhard Marx est explicite. Le 21 mai 2021, le cardinal allemand remit sa démission au pape en signe de « coresponsabilité de la catastrophe des abus sexuels commis par les responsables de l'Eglise ». François lui refusa, l'exhortant à « assumer personnellement et communautairement » la déflagration.

En droit, une question de souveraineté

Enfin, le droit et plus précisément l'articulation et la hiérarchie des droits, est questionnée. Ce qui, au moment où à Varsovie le Tribunal constitutionnel met fin à la subordination du droit polonais au droit européen et lève un obstacle clé sur le sentier, miné mais tracé, menant à un « Polexit », propose là encore une interprétation qui dépasse les frontières de l'Eglise. Partout en Europe, les débats sur la situation (suprématie ou sujétion) des souverainetés nationales à l'égard du droit européen font rage. Les pays de l'est, dépossédés de souveraineté pendant les décennies inféodées au joug soviétique, sont les premiers à dégainer ; mais comme l'exposent le début de la campagne présidentielle et la doctrine populaire des Zemmour et autre Le Pen, la France est elle aussi contaminée. Et en effet ces joutes font concrètement écho à celles qui diffractent la communauté des croyants et le cénacle des acteurs et dirigeants au sein de l'Eglise. Car sont placées en adversité frontale les droits de la République avec ceux de l'Institution - et même avec ceux, théologiques, de la bible. Le droit canon face aux droits de l'Etat, tous deux - pour des aspirations antithétiques - confluant sur les droits humains, dévastés, de 330 000 enfants et adolescents. Ou comment l'exigence du droit supérieur d'une minorité lézarde l'édifice du droit commun pour tous. Dans ces conditions, « oser », comme le fit le président de la Conférence des évêques de France Eric de Moulins-Beaufort, considérer le droit au secret dans le confessionnal « plus fort que les lois de la République », est indigne. Délétère, et de toute façon infractionnel lorsque l'objet du secret porte sur d'atroces sévices. Vite rentré dans l'ordre, cet insupportable écart de sémantique ne doit pas assombrir une réaction d'ensemble, dans les paroles, encourageante. De François exprimant sa « honte » aux prêtres partageant des homélies sans concession dans la discrétion de leur paroisse, la prise de conscience apparaît proportionnée à l'ampleur de la déflagration. Dans la parole, oui. Mais ce n'est qu'un début. L'essentiel est à venir... et à prouver :  dans les actes.

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Commentaires 5
à écrit le 29/10/2021 à 9:36
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Et les familles aveuglées par leurs croyances religieuses ont bien souvent protégé les criminels de leurs enfants du fait de cette croyance. Une véritable honte qui a certainement fait que la pédophilie a largement été protégée par la classe dirigean...

à écrit le 29/10/2021 à 6:08
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Toutes les religions sont des poisons de l'esprit.

à écrit le 28/10/2021 à 18:56
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Réflexion intéressante. J'ai moi-même écrit un livre dont le titre : Les nouveaux leaders spirituels - L'Église une entreprise pas comme les autres. Livre destiné aux responsables évangéliques protestants.

à écrit le 28/10/2021 à 18:28
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La confession n’est pas en concurrence avec les lois de la république. Elle n’y est d’ailleurs pas soumise car elle est un espace de parole libre, première étape vers un repentir sincère. Hors d’un confessionnal, les lois de la république s’appliqu...

le 29/10/2021 à 7:52
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mais la deux erreur 1) est que les chrétien ont le droit et le devoir d'émancipation. 2) ce que la culture woke idealise par la gauche refuse et pire encore puisqu'elle se permet de réécrire notre devenir en oubliant tout le passé

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