"La société au révélateur de la justice" (Eric Dupond-Moretti)

Tout changer ! Oui, mais quoi ? Par qui ? Comment ? Et surtout : pour quoi ? C'est à y répondre que s'emploieront, le 9 novembre, les prestigieux débatteurs du Forum Cnam-La Tribune. A cette occasion, La Tribune questionne quatorze personnalités qui changent le monde tous les jours. Aujourd'hui, entretien avec Eric Dupond-Moretti, avocat pénaliste.

LA TRIBUNE - Être avocat pénaliste vous confère un rôle d'observateur singulier de la société française. Comment vous apparaît-elle ?

ERIC DUPOND-MORETTI - En premier lieu, enfermée dans un hygiénisme et ligotée à une tyrannie moralisatrice, tous deux mortifères qui fertilisent le terreau populiste. L'absolue disproportion des premières condamnations « postCharlie Hebdo » avait illustré la force de frappe de cette pression populiste invisible, exercée conjointement par une partie de la population et de la classe politique : jusqu'à un an ferme pour quelques secondes de délire sur les réseaux sociaux ! La justice est devenue folle, et finalement masque, et même muselle, le fond du sujet : pourquoi un jeune de 20 ans préfère-t-il partir mourir en Syrie plutôt que vivre dans son pays ?

De vrais intellectuels à la tête du pays ; une vraie politique culturelle ; une vraie stratégie éducationnelle qui réhabilite l'emploi pour tous de cette langue française qui véhicule la pensée et fait lien dans la société ; sinon l'éradication au moins la maîtrise de la dictature des émissions télévisées, réseaux sociaux, smartphones, tablettes et autres jeux vidéo qui abrutit la jeunesse et la vide d'esprit critique et autonome. Je prends le droit de rêver...

Incontestablement, le contexte est à « cogner » de plus en plus fort. Même une partie des journalistes aime ici à stigmatiser un jugement laxiste, là à clore un reportage sur les déclarations d'une mère de famille en larmes fustigeant la légèreté du verdict. Mais l'opinion publique est très versatile. Et l'incroyable affaire d'Outreau, qui fit d'innocents individus d'innommables « bêtes », a modifié - au moins momentanément - le regard qu'une partie de l'opinion publique et des journalistes porte sur la justice.

La liberté de penser et de dire est confisquée au détriment des libertés individuelles, mais aussi de la démocratie...

Les défaillances ou les enjeux de l'appareil judiciaire tour à tour interrogent et reflètent le fonctionnement ou les ressorts de la société. Une société rongée par les normes, ramollie par une pensée unique extrêmement invalidante, aveuglée par le politiquement correct, contaminée par le repli sur soi, la peur des autres et l'égoïsme. Ai-je encore le droit de dire publiquement, sans être frappé d'anathème, que le voile fracture le socle des valeurs communes qui « fait » société, valeurs partagées, in fine nation française ? Ai-je le droit de clamer mon rejet de quelque musulmane intégriste qui refuse de prêter serment à la barre du tribunal au motif qu'elle réserve ce privilège au seul Coran ? Ai-je le droit de réclamer des immigrés qu'ils fassent les mêmes efforts concrets d'intégration - apprentissage de la langue, respect des coutumes - auxquels ma mère s'est conformée lorsqu'elle a quitté l'Italie ? Ai-je le droit de citer Sénèque exhortant les voyageurs vers Athènes à « s'habiller comme des Athéniens » ? Ai-je le droit d'adouber une pensée d'Alain Finkielkraut, de détester le rap, de condamner l'abandon du latin et du grec au collège, sans être considéré comme un affreux « réac' » ?

La société contemporaine crève de ne pas oser, d'être emprisonnée dans des contingences morales qui ferment la porte à l'exploration objective, impartiale, totale, de sujets de société fondamentaux. Résultat : des débats publics sont tus, et d'autres, aussi sensibles que « l'identité nationale », se concluent par des tombereaux d'insanités et de haine. Doit-on abandonner à Marine Le Pen l'exclusivité des solutions ? Choisit-on de taire ou d'affronter les écueils ? Préfère-t-on infecter ou revivifier le vivreensemble ? Voilà les vraies questions que soulèvent et cristallisent les attentats qui frappent la France.

La France n'est-elle définitivement plus le « pays des droits de l'Homme » ?

La France est à l'origine des droits de l'Homme, mais aujourd'hui elle n'est que l'exportatrice d'un grand idéal qu'elle a renoncé à mettre en oeuvre sur son propre territoire. La Cour européenne sanctionne régulièrement les pratiques de notre institution, et c'est d'ailleurs à l'action de l'établissement strasbourgeois que l'on doit les seules avancées en matière de liberté publique.

Conditions de garde à vue, comportement réactionnaire de la Cour de cassation, écoutes téléphoniques, secret professionnel des avocats - qu'un anti-sarkozysme primaire a cristallisé dans l'affaire des échanges personnels entre l'ancien président de la République et son avocat, alors qu'il s'agit là du véritable viol d'une relation en théorie totalement sanctuarisée, et donc d'un scandale absolu : la France n'est définitivement plus le pays des droits de l'Homme.

Propos recueillis par Denis Lafay

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Liste des entretiens TOUT CHANGER !

  • DARWIN, PÈRE DE L'INNOVATION par Pascal Picq
  • RÉENCHANTER LA DÉMOCRATIE par Alain Touraine
  • RÉAPPRENDRE A OSER LE RISQUE par Nicolas Baverez
  • REPENSER L'ÉTAT par Michel Wieviorka
  • L'HEURE DE CHANGER DE CIVILISATION par Edgar Morin
  • L'ENTREPRISE LE PRISME PHILOSOPHIQUE par  Roger-Pol Droit
  • DU BONHEUR À L'ÉCOLE ! par Olivier Faron
  • LA LAÏCITÉ SANS CONDITIONS MÊME DANS L'ENTREPRISE par Abdénour Aïn-Saba
  • LA SOCIÉTÉ AU RÉVÉLATEUR DE LA JUSTICE par Eric Dupond-Moretti
  • PLAIDOYER POUR UNE NOUVELLE EUROPE par Jean+Maris Cavada
  • LES MÉDIAS, SYMPTÔMES DE LEUR ÉPOQUE par Dominique Wolton
  • LE PROGRÈS SCIENTIFIQUE, JUSQU'OÙ ? par Serge Guérin
  • LES VOIES VERS L'ACCOMPLISSEMENT DE SOI par Cynthia Fleury
  • AUX RACINES DE L'ACTE CRÉATEUR par Cédric Villani

FORUM TOUT CHANGER, LE 9 NOVEMBRE AU CONSERVATOIRE NATIONAL DES ARTS ET MÉTIERS DE PARIS, programme et inscriptions sur latribune.fr

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Commentaires 3
à écrit le 05/11/2016 à 9:34
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"La France n'est plus que l'exportatrice d'un grand idéal qu'elle a renoncé à mettre en oeuvre sur son propre territoire": c'est exactement cela, et cela ne couvre pas que le domaine de la Justice. En France, on manie des concepts, on pond des textes...

le 06/11/2016 à 8:33
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Je me pose aussi la question et j'essaie d'y répondre avec la prise en compte du role de l'énergie dans le développement de l'économie. Merci.

à écrit le 05/11/2016 à 8:53
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Chaque intervenant prêche pour sa spécialité. Mais comme personne n'intervient dans le domaine de l'énergie, personne ne parle du role de l'énergie dans le développement de l'économie. Une discussion de sourds.

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