Les assureurs mettent la main sur la protection sociale collective

L'ex numéro 2 de la FFSA à la tête de Malakoff Médéric, chute de l'institution de prévoyance B2V... Les assureurs prennent chaque jour un peu plus le pouvoir dans le monde de la protection sociale géré par les partenaires sociaux. Par François Charpentier, spécialiste de la protection sociale.
François Charpentier, spécialiste de la protection sociale.

Ça roule pour les compagnies d'assurances. En témoigne évidemment la nomination ce mardi à la tête d'un des plus beaux fleurons des groupes de retraite et de prévoyance, à savoir le groupe Malakoff Médéric, de Thomas Saunier. Outre un cursus universitaire en tout point conforme à ce qu'on attend aujourd'hui d'un dirigeant appelé à prendre la direction d'une telle enseigne - polytechnique, ENSAE, Institut des actuaires -, le successeur de Guillaume Sarkozy affiche un parcours sans faute : une succession de postes à fortes responsabilités chez CNP Assurances, puis Generali, un passage comme numéro deux de la FFSA. Rien ne manque à ce pedigree, si ce n'est que l'impétrant devient le numéro un d'un groupe de protection sociale à gestion paritaire, ce qui, au moins sur le papier est très différent de la gouvernance d'un groupe privé.

Signe en tout cas de l'importance de cette nomination : à peine connu le nom du nouveau DG, le groupe a fait savoir qu'il mettait fin à son projet de rapprochement avec la Mutuelle Générale engagé au début de 2015. Une décision qui ne manquera pas d'être interprétée comme une volonté de faire cavalier seul et de ne pas servir de roue de secours à des mutuelles qui, tant dans le secteur public que dans le privé, éprouvent les plus grandes difficultés à bâtir des offres concurrentielles et à répondre aux exigences posées par Solvabilité 2. De telle sorte que si nombre de petites institutions de prévoyance sont appelées à connaître des difficultés face aux grosses machines assurantielles, le même diagnostic peut être porté sur la plupart des mutuelles qui ont raté dans les années 1990 le train de leur adaptation aux nouvelles réalités du marché.

 Quand les assureurs inventent la retraite moderne

 Partant de là, faut-il s'offusquer de la nomination d'un représentant éminent des assurances à la tête d'un groupe de protection sociale à gestion paritaire ? D'une certaine façon cette évolution est dans la nature des choses. On ne peut oublier en effet que les assureurs privés sont à l'origine du concept de retraite en France. C'est en effet la Compagnie royale d'assurance sur la vie, donc une société d'assurance pur sucre fondée en 1787 par Louis XVI et fonctionnant sur la base de calculs actuariels grâce aux travaux de quelques mathématiciens de génie, qui sera à l'origine du premier régime de retraite, au sens moderne du terme, pour les salariés du privé. Un régime facultatif qui connaîtra d'autant moins de succès toutefois que, la porte du collectif étant fermée par la loi le Chapelier de 1791, la « prévoyance libre » développée par les assureurs ne touchera que les très rares Français disposant d'une capacité d'épargne.

Dans l'immédiat avant-guerre, quand se mettent en place à partir de 1937 des régimes de retraite privés au profit des cadres « exclus des assurances sociales » de 1930, des liens vont se tisser entre les institutions gérées paritairement par les employeurs et les représentants des salariés d'une part, les sociétés privées d'autre part. Dès la création des régimes de retraite complémentaire, Agirc en 1947, puis Arrco en 1961, des relations ont existé entre ces deux mondes. Beaucoup l'ont oublié, mais dans la convention collective de 1947 était inscrit le principe d'une cotisation prévoyance décès de 1,50 % du salaire, payée par l'employeur, dont le principe fut âprement débattu entre le syndicat naissant des cadres, le cabinet du gouvernement provisoire du général de Gaulle et le ministre du Travail, communiste, Ambroise Croizat. En tout état de cause, les assureurs en mettant un pied dans la porte ont bien préparé l'avenir, s'il se confirme que cette cotisation deviendra demain le socle s'un régime supplémentaire pour les bénéficiaires du nouveau statut cadre.

 La montée en charge de la prévoyance

 Pourquoi cette entorse ? Deux raisons justifiaient objectivement cette cotisation « assurantielle ». D'un côté, il fallait compenser pour les cadres un avantage perdu en matière d'assurance décès. La nouvelle sécurité sociale de 1945 n'accordait qu'un trimestre de salaire, alors que les régimes privés d'avant guerre donnaient une année d'appointements. De l'autre, ceux qui ont conçu le système de retraite des cadres étaient conscients que seuls les assureurs privés étaient compétents pour gérer des comptes de points. D'où ce "ticket d'entrée" qui leur était accordé et qui explique pourquoi ce sont la plupart du temps des sociétés d'assurances (La Paternelle, La France, L'Urbaine...) qui seront chargées de gérer les réserves parfois très importantes de caisses de retraite en répartition.

Ultérieurement, leurs représentants peupleront les services techniques des Institutions de Prévoyance (IP)  quand il s'est agi, au tournant des années 1970, de développer des activités de prévoyance. À l'époque, le choc pétrolier était passé par là en 1973 et, faute de pouvoir lâcher des augmentations de salaire dans la ligne de celles accordées pendant les Trente Glorieuses, la coutume s'est prise dans les entreprises de compenser la rigueur salariale par une grande générosité sur le terrain de la prévoyance en faveur des salariés, mais aussi de leurs familles.

 La course à la taille critique

 Par la suite, toute l'histoire de l'Agirc et de l'Arrco en témoigne, le nombre d'institutions n'a cessé de se réduire. Quant au nombre de régimes qui se montaient à 18 à l'Arrco en décembre 1961 lors de la création de la fédération, il culminera à 45 avant de se fondre dans un régime unique le 1er janvier 1999. À cette date, le principe a été acté dans les accords d'avril 1996 de mettre en place des groupes ou groupements de protection sociale à gestion paritaire. On dépasse alors le cadre étroit des institutions de retraite et de prévoyance pour viser la constitution de grands ensembles. L'accord dispose en effet qu'un groupe se compose d'institutions de retraite complémentaire relevant de l'Agirc et de l'Arrco "procédant à la mise en commun de moyens de gestion, et comprenant en plus d'elles-mêmes des institutions de prévoyance et, le cas échéant, d'autres structures telles que celles assurant la gestion de l'épargne salariale, des mutuelles, des institutions de retraite supplémentaire..." Ces groupes doivent se constituer en forme d'association loi de 1901 et avoir des conseils d'administration paritaires.

Les rivages de la capitalisation

 Épargne salariale, retraite supplémentaire, on quitte alors le terrain sacro saint de la répartition pour aborder le rivage de la capitalisation. Ce n'est pas du tout une « terra incognita » puisque la France l'a pratiquée pendant un siècle et demi, contre moitié moins pour la répartition. N'oublions pas en effet que, depuis la mise en place du premier régime de retraite en 1787 jusqu'en 1945, seules les retraites en capitalisation ont eu droit de cité en France et partout ailleurs en Europe, y compris dans l'Allemagne de Bismarck en 1889. Mais il ne s'est pas trouvé une seule voix en 1945 pour prolonger un système dont les uns pensaient qu'il avait conduit à la catastrophe de 1929, quand les autres estimaient, dans la ligne du New Deal de 1936, qu'il fallait mettre en place un système fondé sur la solidarité qui préserve les générations futures contre « la ruine des petits rentiers ».

 L'Europe des marchands tacle la solidarité

 Plusieurs facteurs vont alors jouer dans le sens des assureurs et au détriment des régimes paritaires. D'abord il y a eu l'Europe. Longtemps les institutions de retraite et de prévoyance ont cru qu'entre les régimes publics obligatoires, disons la sécurité sociale, et les régimes complémentaires privés soumis aux règles de la concurrence, ils pourraient trouver une troisième voie. Les IP n'étaient pas seules dans cet état d'esprit. Les mutuelles, dont beaucoup étaient à l'origine de groupes paritaires (c'est notamment le cas de Médéric), pensaient aussi obtenir un statut spécifique. Ce ne fut pas le cas. Une série de décisions de la Cour européenne de Luxembourg ayant précisé les frontières entre régimes de solidarité et régimes concurrentiels, la voie était tracée. En accord avec les gestionnaires des régimes Agirc et Arrco ; le législateur en a tiré toutes les conséquences dans la loi du 8 août 1994. Les activités de retraite relevaient de la coordination de sécurité sociale. Les activités de prévoyance, les plus lucratives en terme de business, étaient assimilées à des activités d'assurance et devaient donc s'inscrire dans les directives vie et non vie de Bruxelles.

Second facteur favorable à une évolution, la prolongation de la crise économique, puis financière et la dégradation des équilibres démographiques. Tous ces éléments ont conduit les gestionnaires à partir de 1993 à s'engager dans des réformes à répétition, mais qui, aussi bien pour le régime de base (réformes de 1993, de 2003, de 2010 et 2013) que pour les régimes complémentaires (réformes de 1993, 1994, 1996, 2001, 2003, 2011 et 2013) n'ont pas résolu les problèmes de fond. Ces aménagements ont sans doute permis de préserver un taux de remplacement plus élevé en France qu'ailleurs (62 % en moyenne, contre 52 % au Royaume-Uni et 47 % en Allemagne, selon la DREES), mais les mesures prises conduisaient mécaniquement à des regroupements et à la constitution de grands ensembles nécessitant une gouvernance plus réactive et plus efficiente.

Le paritarisme n'a pas failli, mais il s'érode

 Force est de constater que le paritarisme, qui avait très bien fonctionné jusqu'au tournant du XXIe siècle, a donné des signes de faiblesse ces dernières années quand la CGT retient systématiquement sa signature ; quand Force Ouvrière, champion de la politique contractuelle, refuse la sienne en 2001, 2003 puis 2015 ; quand la CFE-CGC, à l'origine de la création de l'Agirc, perd la présidence qu'elle détenait depuis 1947 pour n'a voir pas signé les accords de 2011. Si l'on ajoute que, côté patronal, l'UIMM (Union des industries et des métiers de la métallurgie) a perdu la haute main sur la politique sociale du patronat et que c'est un représentant des sociétés d'assurances, en la personne de Claude Tendil, ancien patron de Generali, qui conduisait la négociation ayant conduit à l'accord du 30 octobre 2015, on ne peut qu'en conclure que la boucle est bouclée.

Elle l'était depuis longtemps déjà dans les plus grands groupes de protection sociale à gestion paritaire quasiment tous dirigés aujourd'hui par des hommes à la compétence reconnue, mais tous venus du monde de l'assurance. Elle l'est aussi au sommet des régimes quand ce sont des personnalités ayant le profil de Thomas Saunier, tel Gérard Ménéroud, ancien de CNP Assurances, puis Didier Weckner, venu d'AXA France, qui ont présidé dans cet ordre aux destinées de l'Arrco. Mais elle le sera aussi demain dans les petits groupes de protection sociale si l'on ne juge par les mésaventures de B2V.

 Une anomalie de histoire

 Le monde de la protection sociale paritaire se dédouble. D'un côté des très grands groupes tels AG2R La Mondiale Réunica, Humanis, Klesia, Malaloff Médéric, PRO BTP. De l'autre des petits groupes, soit qui veulent jouer en solo comme Agrica, Apicil et Ircem (employés de maison), soit qui ont recherché une alliance technique avec un plus gros, en l'occurrence un groupe professionnel comme PRO BTP. Ce dernier, en effet, avec 8,5 % du « chiffre d'affaires » de l'ensemble Agirc-Arrco ne parvient pas à la limite requise de 10 %. Ces « satellites » à la recherche d'un partenaire respectueux de leur spécificité sont donc Audiens et Lourmel, deux groupes déjà très intégrés dans PRO BTP, mais aussi IRP Auto, qui manifeste aujourd'hui son intention de s'éloigner, et B2V.

 Pour la petite histoire, on retiendra que ce groupe venu du Bureau des assurances collectives créé en 1937, mais né en 2005, apparaît un peu comme un accident de l'histoire. Son importance tenait au fait qu'il assurait la couverture des professionnels de l'assurance, un concours de circonstances faisant que son autre pôle de développement était l'enseignement privé. Un ensemble parfaitement hétérogène donc, dans lequel la concurrence est vive entre les compagnies d'assurances et dont la dislocation a commencé en début d'année quand la tutelle, autrement dit le GIE Agirc Arrco, a imposé à l'enseignement privé de rejoindre le groupe Humanis.

 Un dommage collatéral de la généralisation de la complémentaire santé

 Les grands groupes de prévoyance n'ont pas trop souffert de la généralisation de la complémentaire santé et de la disparition de facto des « clauses de désignation ». Grosso modo, ils sont parvenus à récupérer par les « clauses de recommandation » leur clientèle traditionnelle. Il en va tout autrement pour les petites IP, notamment pour B2V qui avait pris le risque de créer en 2014 avec Allianz une institution de prévoyance, B2V Prévoyance. Dix-huit mois plus tard la catastrophe redoutée survient. B2V explique ses difficultés par le taux d'intérêt de plus de 6 % pratiqué par l'assureur sur l'emprunt qu'il lui a consenti. Allianz reproche à son partenaire, qui n'a arraché que deux accords de recommandation (prestataires de services tertiaires et le sport), de n'avoir pas une notoriété suffisante pour espérer un développement à la hauteur de ses ambitions. D'où une lettre d'intention déjà signée par le groupe Apicil et que les dirigeants d'Allianz devraient à leur tour parapher en juin, ce qui signifierait la fin de B2V.

Certes tous les problèmes ne sont pas résolus entre l'assureur privé allemand à la recherche d'argent frais et le groupe paritaire lyonnais très bien implanté dans le collectif mais qui cherche son salut dans une ouverture sur le national, voire l'international, mais on voit mal B2V se tirer d'affaire. Non seulement Alliance Pro a du plomb dans l'aile, mais encore il n'est pas certain qu'AXA vole au secours d'une caisse qui lui a préféré son principal concurrent...

 Au-delà de B2V d'ailleurs, ce qui est en cause c'est l'avenir de tous ces petits groupes qui n'ont pas la taille critique pour résister aux grandes enseignes de l'assurance. Intègreront-ils les grands groupes, ce qu'ils ont refusé de faire jusqu'à présent ? Se vendront-ils à leur tour à des sociétés d'assurances ? Le patronat n'a jamais caché qu'il était favorable à une réduction du nombre des opérateurs pour réduire des coûts qui pèsent à 60 % sur l'entreprise. En tout état de cause, on peut donc penser que, dans la perspective de la fusion Agirc Arrco, à compter du 1er janvier 2019, la réorganisation devra être achevée à cette date dans un secteur qui compter moins d'ne demi douzaine d'opérateurs. On mesure dans ces conditions l'importance de la nomination intervenue ce mardi 10 mai à Malakoff Médéric. D'autant qu'elle se doublera, comme nous l'avons vu, d'une réorganisation en profondeur d'un monde mutualiste aujourd'hui sclérosé.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.