Menaces en mer Rouge... Impasses en Méditerranée

OPINION. Les menaces en mer Rouge, par réaction des Houthis aux massacres d'enfants et de civils par l'armée israélienne à Gaza, mettent, de facto, de nouveau la Méditerranée en impasse. Par Jean-Marie Miossec, Professeur émérite, université Paul Valéry-Montpellier (*)
(Crédits : DR)

La mer Rouge - véritable sas du canal de Suez - barrée, celui-ci est, à son tour asséché et les navires s'engagent dans le contournement de l'Afrique via le cap de Bonne Espérance, comme au temps de Vasco de Gama et avant De Lesseps. Cette réorientation - temporaire ou durable - a déjà des impacts dans les perturbations qu'elle provoque dans le transport maritime, les passages portuaires et le fonctionnement de la logistique internationale.

Jusqu'à cette crise, la Méditerranée jouait pleinement son rôle de trait d'union entre les rivages asiatiques du Pacifique et l'Europe du Nord-Ouest. L'économie, dans le cadre de la mondialisation, repose sur les échanges par voie maritime entre les pays ateliers et les grandes concentrations de consommateurs. L'interaction a été optimisée par le système maritime conteneurisé (les deux tiers en valeur des échanges commerciaux internationaux par voie maritime) qui a structuré cette circulation mondiale, entre les grandes façades, grâce à l'établissement de quelques concentrations de grands terminaux de transbordement (hubs). Entre la Chine et l'Europe, quatre pivots majeurs relaient les échanges : le détroit de Malacca, avec les hubs de Singapour, Tanjung Pelepas et Port Kelang, le golfe arabo-persique avec Salalah, Dubai et Khalifa, la Méditerranée centrale et orientale avec Port Saïd Est, Le Pirée, Malte et Gioia Tauro, et la Méditerranée occidentale avec Valence, Algesiras et TangerMed. Ces hubs, bien situés sur l'artère amirale Asie-Europe-Asie, desservent, en étoile rayonnante, par des lignes nourricières (feeders), une multitude de ports relativement moins importants et/ou plus à l'écart.

La Méditerranée est particulièrement bien placée dans ce schéma, et il a fait la fortune de son renouveau. Alors que Nord-Europe était, depuis les débuts de la mondialisation, mieux loti que les ports méditerranéens, ceux-ci, avantagés par leur position, à quelque 2.000 km plus près de Shanghai que Rotterdam, ont connu un développement spectaculaire, en grande partie grâce à l'action des armements conteneurisés mondiaux : CMA CGM à Malte et Algesiras, MSC à Valence, COSCO au Pirée, Maersk à Algesiras ont renforcé ces lieux de transaction, et Port Said Est, Luka Koper, Gioia Tauro, TangerMed ont rejoint ce peloton méditerranéen qui a engrangé des parts de marché vis-à-vis des ports de la rangée Nord de l'Europe, de Hambourg au Havre. Les transbordements dans et vers les ports français (Fos), italiens, de l'Adriatique, turcs et arabes, de Syrie jusqu'au Maroc ont contribué à revivifier plusieurs des États de la Méditerranée : Italie, Malte, Turquie, Grèce, Slovénie, Maroc, Espagne, France, tandis que les recettes annuelles du canal de Suez (8 milliards de $) contribuaient à soutenir l'Égypte.

La fermeture de la mer Rouge par évitement, rebat les cartes. La Méditerranée est désormais accessible uniquement par l'Ouest, par le détroit de Gibraltar : le Proche-Orient devient un cul-de-sac. Outre la désorganisation-réorganisation que cela implique (inversion des flux, adaptation à une nouvelle donne pour les lignes maritimes, les terminaux et les ports), l'impact a un coût financier majeur. Rajouter quelque 6.000 km à la liaison Asie-Europe, c'est augmenter la durée des rotations de 30 jours (aller-retour), avec pression sur les équipages, augmentation du nombre de navires sur chaque ligne, augmentation de la facture énergétique (d'autant plus que le soutage - l'approvisionnement en combustible pour les navires - est plus rare et plus cher le long des rives africaines), augmentation de l'empreinte carbone et de la taxe sur les quotas d'émission (ETS) instaurée par l'UE, accentuée car les navires accroissent leur vitesse, et, en raison de risques, accroissement des charges d'assurance et de réassurances qui fusent : la boîte d'un équivalent vingt pieds qui coûtait 3.000 dollars pour aller de Shanghai à Marseille revient aujourd'hui à 6.000 dollars, sans parler du coût de la mobilisation des marines de guerre le long d'un parcours où le danger peut roder. L'Italie, économie ouverte, dont les échanges extérieurs dépendent à 40% du passage par Suez, est particulièrement menacée, mais ce sont tous les pays méditerranéens qui sont impactés, à des degrés divers. S'y ajoutent les conséquences maritimes du conflit entre Russie et Ukraine, avec ses effets sur le trafic en mer Noire et dans les détroits turcs. L'économie d'interaction, qui s'appuie sur une logistique mondiale, est fortement menacée : Bab el-Mandeb, Suez, le Bosphore, Panama - pour des raisons d'assèchement climatique -, la liste s'allonge et la crainte de tensions dans le détroit de Taïwan ou en mer de Chine méridionale est présente à l'esprit, tout comme les velléités de piraterie au détroit de Malacca ou au large de la Somalie. Ceci pour rappeler le rôle fondamental des passages resserrés, synapses mondiales qui fixent également l'implantation de bien des câbles sous-marins qui garantissent la communication globale.

La Méditerranée est un trait d'union, sur le faisceau principal de l'économie-Monde. Elle est aussi un trait d'union entre des civilisations qui ont emprunté les unes aux autres sur la longue durée. À l'inverse de la dérive des continents qui compresse la mer intérieure, la dérive des esprits est en train d'éloigner les peuples, de refuser avec violence à certains leur droit fondamental à exister en tant qu'État-Nation-Territoire, accentuant ainsi fragmentation, malheur et misère : comme l'affirme le secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres, « Rien ne peut justifier la punition collective du peuple palestinien ».

Si la mise en impasse de la Méditerranée se perpétuait, ses conséquences iraient bien plus loin que la désorganisation de la circulation maritime actuelle et à venir et l'involution économique qu'elle préfigure. Elle creuserait encore un peu plus le fossé politique entre ses rives et elle scellerait l'incapacité de l'Union européenne, nain politique, à jouer - avec les valeurs qu'elle prétend porter - un rôle dans la géopolitique et la géo-économie du monde.

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Par Jean-Marie Miossec, Professeur émérite, université Paul Valéry-Montpellier est l'auteur de « Le risque passage maritime resserré, détroits et canaux. Ad Augusta per angusta » (L'Harmattan)

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Commentaire 1
à écrit le 01/02/2024 à 11:21
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Et c'est là que l'on peut regretter que l'idée d'une union méditerranéenne, excellente idée au passage de Sarkozy n'aie était qu'un chat mort jeté sur la table pour ne pas que l'on parle de ses trop nombreuses magouilles du coup personne ne l'a lancé...

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