NégoGPT : une négociation collective sur l'IA

OPINION. Et si l'Intelligence Artificielle remettait de la concertation dans le travail ? Par Sébastien Crozier, Directeur du mécénat public et Président de de la CFE-CGC Orange.
(Crédits : DR)

La question peut paraître contre-intuitive, tant l'irruption de ChatGPT et de ses cousins semble accélérer la numérisation et l'automatisation du travail. Mais, toute « intelligente » qu'elle soit, la « machine » reste tributaire de nos choix collectifs quant à son développement et son déploiement.

Transformer la révolution technologique en opportunité économique

L'essor de l'IA peut être une opportunité pour l'emploi, à condition de cesser les projections alarmistes. Si les innovations technologiques font disparaître certaines parties des métiers, elles en font apparaître d'autres. Moins de 5% des emplois seraient directement remplaçables, selon le rapport de la commission IA. Excel n'a pas remplacé les comptables. Il leur a permis de gagner en efficacité, libérant du temps pour des tâches à plus forte valeur ajoutée et moins répétitives. L'IA offre les mêmes perspectives : elle générerait des gains de productivité de l'ordre de 25 à 35% selon les études. Sous réserve de préparer les organisations et les salariés à cette évolution.

Monter en compétence pour garder la maîtrise de la technologie

Les Allemands ont réussi à préserver leur industrie en montant en gamme et en se concentrant sur la production à forte valeur ajoutée. L'IA, dont les applications ne se limitent pas à l'IA générative et à la production de contenus, offre à la France l'opportunité de se replacer dans la course à la qualité en organisant une dynamique d'appropriation partout et pour tous.

Les innovations technologiques génèrent des effets positifs dès lors que les organisations savent s'adapter. Il a fallu un temps d'appropriation pour maîtriser les premières calculatrices en notation polonaise inversée qui ont permis une forte augmentation de la productivité dans les métiers recourant à des calculs fréquents.

Pour accélérer le processus d'appropriation, de grands plans de formation sont nécessaires. L'idée n'est pas neuve mais elle doit être au cœur des débats et de la négociation entre les acteurs sociaux qui doit rapidement s'ouvrir. Il s'agit de faire monter en compétence des salariés qui ont été formés à une époque où cette technologie n'existait pas.

D'anticiper les besoins en organisant efficacement l'orientation professionnelle pour éviter de préparer les jeunes à des métiers en voie de disparition. Ce grand défi se pose pour le concepteur comme pour le consommateur. Qui va former les formateurs? Que vont devenir les ingénieurs fraîchement diplômés dont la formation est déjà insuffisante ? La maîtrise technologique demeure un sujet clef de l'avenir de la compétitivité de notre économie.

Négocier pour encadrer l'interaction entre l'homme et la machine

Si Deep Blue a battu le grand maître des échecs Kasparov, un joueur aidé d'un ordinateur est aujourd'hui encore capable de battre l'ordinateur seul. Il en va de même dans le travail : la machine ne remplace pas l'humain, elle offre un outil de démultiplication de ses performances et de son potentiel, à condition de l'utiliser correctement.

Une étude menée à HEC conclut à une moindre efficacité des étudiants se contentant de corriger ChatGPT par rapport à ceux qui écrivent entièrement leur devoir. Il convient d'attribuer à la machine sa juste place, aux côtés et non en surplomb du travailleur.

La condamnation d'Amazon par la CNIL en janvier 2024 pour son système de surveillance de l'activité et des performances des salariés nous éclaire sur la nécessité de mettre en discussion l'usage de la technologie en amont de son déploiement et de négocier les interactions à venir en répondant aux nombreuses interrogations qu'elles soulèvent : quelle est sa place dans le système de production ? Est-il souhaitable de déléguer toutes les tâches répétitives ? Quels niveaux de décision et de contrôle accepte-t-on de la part d'une IA ?

Répartir les dividendes du déploiement de l'IA

Si les conditions sont réunies, il faut s'assurer que les gains de productivité soient correctement répartis. Cette question doit faire l'objet d'une négociation collective pour éviter de reproduire les erreurs stratégiques qui ont conduit à la délocalisation d'une grande partie de notre système productif : la valeur créée doit rester localisée.

Dans les entreprises ayant adopté l'IA entre 2018 et 2020, le nombre d'emplois évolue ainsi plus vite que dans les autres. Garantissons que ces emplois restent en France et en Europe. Au-delà de la répartition macroéconomique des dividendes de la machine, il faudra négocier la répartition de la valeur ainsi créée au sein des entreprises. Les gains de productivité ne doivent pas tous alimenter les actionnaires alors que le travail est en crise et que la « machine » peut participer à aggraver cette situation. Une partie du temps libéré doit être dévolu à recréer des collectifs de travail, à investir sur les salariés et permettre de réfléchir sur le sens des missions.

Au-delà du travail vécu, nous devons examiner l'impact sur les clients et usagers. Comment éviter d'amplifier une discrimination technologique déjà importante ? Ne reproduisons pas certains effets délétères de la numérisation des services publics qui a complexifié, voir rendu inaccessible, pour une partie non négligeable de la population, les démarches administratives faute d'accompagnement et de formation.

Rattraper notre retard dans la compétition technologique internationale

La France et l'Europe doivent reprendre le contrôle de leur avenir technologique. Même la sémantique nous échappe : « intelligence artificielle » est un anglicisme dont la traduction appropriée serait plutôt « renseignement artificiel ».

Avec les GAFAM, nous avons laissé des milliardaires en t-shirt créer des monopoles technologiques et financiers qui échappent à tout contrôle. Vingt ans plus tard, nous essayons encore de juguler les effets néfastes de ces géants sur nos vies privées, sur les finances publiques et la planète. La maîtrise de l'IA n'est pas un simple enjeu technique ou économique. C'est une question de souveraineté qui nécessite une réflexion collective et des actions concertées pour éviter de reproduire les erreurs des dernières révolutions numériques.

L'IA ne doit pas être un mantra qui conduise à éviter un échange incontournable entre les acteurs sociaux pour construire l'avenir de notre société. 

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Commentaire 1
à écrit le 12/04/2024 à 9:06
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En effet c'est d'abord et avant tout une source de profit mais hélas simple outil il ne dépend que de l'intention de ceux qui le possèdent or les propriétaires de capitaux et d'outils de production du monde avec comme bilan la moitié de la vie sur te...

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