Pourquoi AT&T tient-il tant à Time Warner  ?

Une opération peut en cacher une autre. Derrière l'annonce récente du projet d'acquisition de Sprint par T-Mobile, désormais entre les mains des autorités antitrust (ministère de la Justice et FCC), une autre opération géante, la fusion AT&T-Time Warner est en attente depuis plus d'un an et demi. Après le refus du Ministère de la Justice, AT&T a saisi la justice. Un juge devrait rendre son verdict courant juin. Il confirmera l'interdiction ou il autorisera l'opération, mais avec des remèdes. Mais pourquoi AT&T tient-il tant à Time Warner ?
(Crédits : RICK WILKING)

 D'abord, il peut être utile de rappeler qu'AT&T en 2013 avait cherché à acquérir... T-Mobile US. L'opération lui avait été refusée par l'administration Obama. AT&T avait compris alors qu'aucune autre opération de consolidation ne lui serait possible sur son marché domestique. Il était vain d'espérer trouver en Europe, dont les marchés sont en déflation depuis près d'une décennie, les relais de croissance que nécessitait le tassement du marché mobile américain. La Chine est fermée aux opérateurs. L'Inde a éveillé un moment l'intérêt d'AT&T. Il ne doit pas regretter d'être resté à l'écart d'un marché aujourd'hui largement déstabilisé. Dès lors, compte tenu de l'impératif de croissance qui s'applique au management d'une entreprise telle qu'AT&T, pourquoi ne pas investir dans un secteur connexe tel que l'audiovisuel ?

En octobre 2016, AT&T annonçait donc un accord pour l'acquisition de Time Warner dans une opération en cash et par échange d'actions. Cette opération est clairement plus audacieuse dans la mesure où déjà son montant est beaucoup plus élevé (85,4 milliards de dollars et 108 milliards de dollars avec la reprise de la dette) que les opérations associant AT&T et T-Mobile US, ou ce dernier et Sprint. Il s'agit d'autre part d'une fusion entre sociétés intervenant majoritairement sur des marchés différents (opération verticale) et non d'une fusion entre pairs (opération horizontale). Elle est de ce fait plus complexe dans son examen par les autorités antitrust. Et plus complexe aussi à analyser quant à ses ressorts profonds.

Un impératif de croissance qui ne met pas à l'abri de l'antitrust

AT&T est le plus gros opérateur de télécommunications en revenues (160 milliards de dollars en 2017) et en valeur des États-Unis (market cap au 25/5/18 : 201 milliards de dollars), N°1 sur le marché Entreprise, N°2 sur le marché mobile (derrière Verizon ; market cap VZ : 200 milliards de dollars), N°3 sur le marché du haut débit fixe (derrière Comcast et Charter), N°1 des distributeurs de PayTV. Time Warner est l'un des principaux groupes intégrés d'Hollywood (31 milliards de dollars de revenus ; market cap : 73,7 milliards de dollars), le N°3 de l'entertainment au niveau mondial combinant les studios de cinéma (Warner Bros), le propriétaire de la chaîne premium N°1 (HBO), de CNN et de tout un ensemble de chaînes broadcast ou pour le câble (TBS).

AT&T en lançant l'opération apparaissait sûr de son acceptation. Il n'était pas sur le même marché que Time Warner, l'opération ne représenterait donc aucun risque pour l'usager. Et puis Comcast (market cap. 143 milliards de dollars), le géant du câble N° 1 du haut débit et N°2 de la distribution de PayTV n'avait-il pas pu sans trop de contraintes absorber il y a quelques années une autre star d'Hollywood, NBC Universal ?

Mais le Ministère de la Justice (DoJ) ne l'entendit pas ainsi. Il mit en avant le risque de voir le nouvel ensemble « intégré » (de la production et de l'édition de programmes et de chaînes jusqu'à la distribution) renchérir le coût d'accès aux programmes TV pour les distributeurs concurrents d'AT&T (Comcast, Charter, Cox, Altice, Verizon, Dish,... ). AT&T s'est défendu ces derniers jours devant le juge Richard Leon, désormais en charge de l'affaire, en affirmant que son objectif était de faire croître Time Warner et de développer ses clients et non de pratiquer la rétention de ses contenus ou d'éloigner les autres distributeurs en procédant à des augmentations de prix dissuasives. Il a publié un projet d'organigramme pour souligner l'indépendance qu'il comptait donner à son acquisition. Il a proposé que pendant 7 ans un tiers soit le garant des conditions d'accès des distributeurs concurrents d'AT&T aux contenus de Time Warner...

On a là les échanges d'arguments assez classiques entre ceux pour qui l'antitrust ne doit intervenir que sur les fusions horizontales et ceux qui considèrent qu'ils doivent anticiper les risques indirects pour le consommateur des opérations verticales. On ne sait pas dans quel camp le juge se rangera en sachant qu'il est possible que des remèdes imposent à AT&T un dispositif s'assurant d'un égal accès aux programmes ou la séparation de sa branche PayTV (DirecTV) ou d'une partie de ses chaînes (TBS). Il restera à voir alors si AT&T accepte ces conditions.

Éviter d'être désintermédié...

Venons-en à ce qui est le plus intéressant car en lien directe avec les bouleversements du marché. AT&T a aussi mis en avant l'idée que le marché pertinent à prendre en considération était surtout celui des nouveaux acteurs de la TV et vidéo OTT (Over The Top), à commencer par Netflix (market cap 160,9 milliards de dollars), YouTube (Alphabet market cap. 746,5 milliards de dollars) et Amazon Prime Video (Amazon market cap. 787,7 milliards de dollars). Autrement dit, face à la toute puissance des plates-formes de l'Internet, l'alliance entre un telco et un grand groupe audiovisuel n'est pas la plus grande menace pour les autres distributeurs.

S'agit-il néanmoins à travers l'acquisition de Time Warner d'une classique stratégie d'intégration verticale? Pas tout à fait. Indiscutablement, après avoir acquis en 2016 pour 45 milliards de dollars le distributeur de bouquets TV par satellite DirecTV, AT&T remonterait d'un maillon dans la chaîne de l'entertainment en prenant le contrôle d'un studio et de nombreuses chaînes. Cette intégration lui a apporté plus de 20 millions d'abonnés, multipliant par 5 ses abonnés TV. AT&T dispose désormais d'une capacité de négociation à Hollywood avec les studios et les chaînes pour résister à l'inflation du prix des programmes (de l'ordre de 10% par an). Il reste cependant un distributeur. Mais l'avantage n'est pas aujourd'hui du côté des distributeurs. Ces derniers sont progressivement 'désintermédiés' par les plateformes de SVoD et désormais par les studios et les chaînes qui ripostent à Netflix ou Amazon en déclinant aussi leurs chaînes live en streaming sur Internet. Des millions de consommateurs arrêtent de payer 70 à 100 dollars/mois pour des centaines de chaînes TV et se contentent d'un accès broadband pour des abonnements à Netflix, à Hulu ou à Amazon Prime Vidéo. Face à ce risque de désintermédiation, les distributeurs à leur tour basculent en mode OTT en essayant de conserver un statut d'agrégateur à valeur ajoutée en composant des packages de chaines live, des services de VoD et des services d'enregistrement dans le cloud. Aussi dès 2017, AT&T lance DirecTV Now, une déclinaison amincie et beaucoup moins coûteuse du package DirecTV, en mode OTT et accessible sur abonnement pour tous les consommateurs disposant d'un accès fixe ou mobile à Internet. A la fin du premier trimestre 2018, en un peu plus d'un an, le service comptait plus d'1,5 millions d'abonnés. Ce qui est encore modeste mais faisait plus (en nombre mais pas en valeur) qu'effacer les abonnés perdus sur le bouquet par satellite ou sur ses réseaux IPTV durant 2017.

Mais aussi miser sur les besoins croissants de vidéo...

On comprendra ce faisant que l'éventuelle intégration de Time Warner ne signifie évidemment pas que les abonnés TV d'AT&T (fixe et mobile) devraient se contenter d'avoir accès essentiellement aux programmes de ce studio et délaisseront NBC, CBS, ESPN et les chaînes de Fox ou de Discovery... En ce sens, il ne s'agit que d'une intégration verticale partielle. En fait au-delà des synergies attendues avec son métier de distributeur, AT&T parait voir dans cette opération une opportunité de diversification apportant croissance et internationalisation. Après tout, l'opérateur est bien placé pour savoir que même si la télévision traditionnelle s'essouffle, on n'a jamais consommé autant de programmes vidéo sur les réseaux fixes et mobiles...

Et disposer d'un « inventaire TV » pour disputer à Google, Facebook et Amazon le marché de la publicité programmatique

Les dirigeants d'AT&T en ciblant Time Warner visent une autre transformation. Celle qui affecte la publicité avec l'essor rapide des budgets investis sur Internet et les perspectives de la publicité ciblée. AT&T veut se diversifier sur ce nouveau marché de la publicité en disputant à Google, Facebook ou Amazon les revenus considérables qu'ils y puisent. Comme les leaders de l'Internet, il sait que la vidéo restera un ingrédient essentiel des « inventaires » qui intéressent les annonceurs. Les programmes et les chaînes de Time Warner sont les bons vecteurs de cette ambition. Il ne s'agit plus tant -même si ne soyons pas naïfs les opportunités d'exclusivités et de bundling seront exploitées - de défendre les quelques 150 milliards de revenus des abonnés fixes et mobiles d'AT&T, mais de faire croître rapidement les 30 milliards de dollars de revenus de TW en combinant les contenus et programmes de celui-ci avec les données des 150 millions d'abonnés de la telco.

Voilà ce qui parait en jeu dans une opération qui encore une fois est loin d'être acquise et qui par ailleurs devra pour valider le bien-fondé de sa stratégie être parfaitement exécutée ! On ajoutera que le management d'AT&T doit dans tous les cas rester concentrer sur d'autres challenges avec en particulier la course engagée entre les opérateurs mobiles pour le déploiement de la 5G.

Et du côté de Comcast, Fox, Sky, Disney et Verizon ?

Comme nous l'avons vu, Comcast dispose aussi à travers NBCUniversal (NBC, CNBC, AMC, The Court, Bravo,...) d'atouts dans le nouveau rapport de force entre Hollywood et les distributeurs ou face aux plateformes. Cette composante du groupe affiche en 2017 une croissance plus élevée que celle de son activité câble qui demeure toutefois largement supérieure à celles des opérateurs télécom fixes. Comcast compte bien également accélérer dans le domaine de la publicité programmatique. Mais l'actualité a montré que Comcast est prêt à repartir à l'offensive. Il vient de surenchérir (31 milliards de dollars) pour le contrôle du N°1 de payTV européenne, Sky TV. Une façon lui aussi de rechercher l'internationalisation de ses activités et des synergies dans la production. Une façon aussi de couper l'herbe sous le pied à Rupert Murdoch engagé dans l'acquisition des 61% de Sky qu'il n'avait pas. Mais derrière la bataille pour Sky, Comcast y voit aussi une occasion de faire capoter une autre opération majeure en cours. Soucieux de préparer sa succession, Rupert Murdoch avait annoncé en décembre 2017 la vente à Disney (market cap. 152,2 milliards de dollars) pour 52,4 milliards de dollars payés en actions (plus 13,7 milliards de reprise de dette) de la plus grosse partie de 21th Century Fox (market cap 73,5 milliards de dollars) qu'il contrôle avec 17% du capital et de 39% des voix : les studios de production cinématographiques 20th Century Fox, les studios de production TV, Fox Networks, les très recherchées chaînes câbles de Fox Sports, National Geographic Channel, le bouquet Star India, les 30% dans Hulu (portant sa participation à 60%), et... les 39% dans Sky.

On sait désormais que Comcast a pris les dispositions pour pouvoir surenchérir sur Disney en proposant en cash 60 milliards de dollars (plus la reprise de la dette de 13,7 milliards de dollars)... si AT&T mettait la main sur Time Warner.

Et Verizon ? Pour le N°1 des mobiles, l'objectif premier est d'abord de faire la course en tête pour la nouvelle génération de mobile 5G, une stratégie suivie avec succès pour la 4G et qui lui a permis de garder un positionnement premium sur le marché. Mais Verizon souhaite aussi se développer dans la publicité programmatique. Il a pour cela opté pour une stratégie plus « digitale » que TV en rachetant AOL et Yahoo! aujourd'hui réunis dans l'entité Oath. Dès 2020, il attend de cette diversification des revenus de quelques 10 milliards de dollars. Toutefois, le groupe a paru un moment intéressé par 21stCentury Fox et pourrait tant pour ses ambitions dans la publicité que pour soutenir ses positions sur le marché des mobiles s'intéresser à l'industrie des programmes vidéo.

Peut-on en tirer un enseignement pour les opérateurs européens ?

Finalement, quelle leçon de ses stratégies nord-américaines peut-on tirer pour les opérateurs télécom européens ? Certainement pas qu'il leur faut consacrer l'essentiel de leurs investissements aux contenus et programmes. On pourra rappeler que Verizon et AT&T investissent 15 à 20% de leurs revenus dans leurs infrastructures fixes et mobiles, et derrière ce ratio plutôt comparable à celui de nos telcos, pour des montants rapportés à la population beaucoup plus élevés qu'en Europe. Le risque de voir un phénomène de cord cutting s'attaquer aux revenus du triple play des opérateurs européens est moins sensible qu'aux États-Unis où les foyers ont des dépenses TV deux fois plus élevées. Il n'existe pas en Europe de groupe intégré comparables aux studios d'Hollywood associant production et édition de chaînes. Toutefois, les bouleversements du marché audiovisuel que nous avons soulignés s'appliqueront aussi pour l'essentiel en Europe. La stratégie des opérateurs européens dans la télévision doit en tenir compte s'ils ne veulent pas perdre leur rôle de distributeur à valeur ajoutée.

Dans tous les cas l'examen des différentes dimensions de l'option pleine de risques qu'a prise AT&T en jetant son dévolu sur Time Warner nous éloigne des raisonnements souvent très sommaires sur ce qui est appelé ici la convergence telcos-TV.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.