Pourquoi la "marche pour la science" a suscité si peu d'intérêt en France ?

La marche en faveur de la science, une initiative lancée aux Etats-Unis après l'élection de Donald Trump, s'est tenue à travers le monde le samedi 22 avril. Elle n'a eu que peu d'échos médiatiques en France. Pourtant, la (ou les) science(s) posent des enjeux qui vont bien au-delà des revendications de la communauté scientifique, comme l'explique Gilles Campagnolo, directeur de recherches au CNRS (1).
La marche pour la science à Seattle, aux Etats-Unis.

Survoltés par les résultats des présidentielles, media et opinion publique ont été peu sensibles à une autre marche. Il faut dire qu'elle eut lieu samedi 22 avril, veille de premier tour - mais la date avait été choisie aux États-Unis et sans rapport à notre situation électorale. L'on doute aussi qu'elle ait eu quelque impact sur celle-ci chez nous vu son faible écho. Il s'agit de la « marche pour les sciences/pour la science » (comme on voudra, peu importe ici, quoique la question de l'unité des sciences soit par ailleurs essentielle).

Or il est dommage que les enjeux de la science passent quasi inaperçus en même temps que le monde entier s'en soucie pourtant. Dommage pour tous - pas pour les seuls enseignants/chercheurs, ni pour les seuls Français. Outre que la science a une valeur intrinsèque (il est toujours facile de le répéter, cela ne coûte rien, on laisse le contenu axiologique dans le flou et cela permet de l'y cantonner), le malaise qui y règne (ailleurs comme ici) quant au rapport aux autorités qui ont en charge de gérer son développement peut porter, gageons-le, plus de conséquences encore, à terme, que les douloureuses horreurs terroristes malheureusement récurrentes.

Un mouvement mondial

Cette manifestation, la « March for science », s'est déroulée d'emblée, comme la science se passe, c'est-à-dire à l'échelle mondiale. Le mouvement partit des États-Unis. Une raison simple : qui croit aux « canulars » (hoaxes) diffusés sur Internet, ou qui accuse a contrario d'être des canulars les thèses défendues par la grande majorité des savants (ainsi le réchauffement climatique d'origine anthropique selon certaines déclarations du président des Etats-Unis et de son entourage), celui-là a renoncé depuis longtemps aux critères d'une compréhension scientifique du monde. Aux États-Unis, le vainqueur de l'élection présidentielle américaine s'exprima ainsi. A quel point la situation diverge de la nôtre, à chacun de juger. Mais pour ce faire, il convient de mesurer les raisons de la marche.

Et puis, succès en termes de participation ou pas, cette « mise en marche » des porteurs de la science peut également fournir un symbole pertinent des difficultés d'un pays qui ne sait plus sur quel horizon pointer son regard - et tente de s'accrocher aux articles basiques de ses credo fondamentaux menacés. Quand la devise du pays « liberté, égalité et fraternité » est soumise à des attaques variées, la science est, quant à elle, confrontée à la « post-vérité » ( !), à des faits alternatifs » (c'est-à-dire, en bon français - il faudrait revenir sur la traduction du terme anglais « fake news » - aux mensonges) et au désintérêt des autorités. On retrouve ces caractéristiques en de multiples lieux, pas seulement outre Atlantique.

Carence du crédit et manque des crédits

La vaste question de savoir ce qu'est devenue la science en France ajoute des traits propres aux requêtes de la 'March for Science' au plan international. Divers appels et tribunes ont d'ailleurs émaillé la campagne électorale, dans les quotidiens nationaux notamment, sans éveiller beaucoup d'écho. Quelles caractéristiques concernant notre pays l'expliquent ? Le monde scientifique semble chez nous souffrir d'abord de deux lacunes : carence du crédit et manque des crédits. Ces maux et ce mot, « crédit », intéressent au premier chef un billet à caractère économique. Or « crédit » doit ici d'emblée s'entendre dans ses deux sens et au singulier et au pluriel pour ressaisir la crise dans son ampleur.

Au singulier, il s'agit d'abord d'une confiance en berne. Non pas celle dont, à l'international, jouit encore la science produite par les chercheurs des institutions françaises (quelle que soit leur nationalité) qui sont en coopération avec leurs collègues du monde entier. Ce prestige reste peu entamé sinon intact, et la capacité à publier et à innover reste encore relativement puissante, la chose est reconnue. En revanche, ce qui est entamé, clairement, aux yeux des marcheurs du 22 avril, c'est significativement le crédit dont ils jouissent dans leur pays. Les personnels concernés clament haut et fort qu'ils ne sont plus certains où se situer dans la société et veulent réaffirmer y trouver une (leur) place : « Pourquoi marcher? Pour défendre la place dans notre société de la démarche scientifique fondée sur la collecte et l'analyse critique de faits! Pour demander que les sciences - toutes les sciences - soient mieux comprises, partagées et débattues avec les citoyens! » (message diffusé sur les réseaux sociaux et listes de diffusion des scientifiques en appel à la marche).

Car, pour qui est « ignorant », renoncer au vrai résulte seulement de ne l'avoir jamais connu, et c'est par ignorance précisément, donc un défaut au sens d'un manque, mais pas au sens d'une déformation morale : la place pour l'éducation et la formation scientifique et culturelle peuvent y remédier, ou le pourraient si les conditions étaient réunies. Pour autant, la conquête de ce qu'on ne sait pas encore s'imagine difficilement selon des plans prévus. C'est pourquoi les chercheurs marchent toujours sans trop savoir où ils vont. Car pour qui sait (ou est supposé tel), si l'aspiration au vrai devait faire défaut, le soupçon se porterait à juste titre sur une divergence d'intérêt ; celui des scientifiques va exclusivement au vrai. Ce n'est pas forcément le cas de tous les autres. Les scientifiques ont cependant pour tâche de mettre au jour la part de rationnel que comporte le réel. Or d'autres qui savent ont, eux, des intérêts tout différents. Dévoiler la raison de ces intérêts divergents est une tâche indispensable.

En s'autocontrôlant, la science garantit la liberté

L'honnêteté intellectuelle continue de régir l'immense majorité des scientifiques même en période de trouble ; à elle seule elle pourrait même en paraître naïve : après tout, les ferait-on marcher ? Quoi qu'il en soit, il faut un but général sinon un chemin tracé. Et pour les scientifiques, c'est de se guider sur et vers le vrai, dans l'état des connaissances du moment, sous de multiples hypothèses de départ et dans la limite des vérifications/réfutations possibles par l'expérience. Le vrai est comme la cible à la flèche : la destination toujours visée, parfois manquée. Même en cas d'erreur, celle-ci doit rester de bonne foi - et elle l'est dans l'immense majorité des cas. De plus, la science possède des procédures pour réduire, mesurer et circonscrire la part d'erreur inévitable à toute activité humaine. Des précautions qu'on ne trouve pas dans toutes les autres activités. En s'autocontrôlant, la science garantit également la liberté en laquelle seule toute pensée peut s'exercer (arts comme science, invention littéraire ou musicale comme découverte technologique)[1].

Il arrive qu'on reproche à la science son autonomie - le fait qu'elle se donne ses propres lois de fonctionnement. Et qu'on ne lui accorde plus confiance, et qu'on lui rogne notamment un autre crédit, financier celui-là. Ceux qui la pratiquent en sont surpris, meurtris, blessés, et au final parfois découragés. On se demande de l'extérieur : que font-ils ? La réponse est qu'ils préparent l'avenir, avec les outils de ce qui est rationnellement démontrable. Et ces praticiens se demandent, eux, depuis l'intérieur du champ scientifique : pourquoi tant d'incompréhension ? Les points d'exclamation dans leurs « appels citoyens » montrent combien ils la ressentent ! A bien y réfléchir, quelle confiance ont les générations présentes de chercheurs chez nous ? Où est passée la gloire des instituts de recherche ou de l'Université ? Les « savants », jadis, avaient le respect de tous. Y transparaît la conscience d'un déclin de civilisation chez eux (aussi) ; or il s'agit de celle-là même qui a pu se targuer des progrès du savoir depuis au moins la Renaissance - peu de zones du monde peuvent en dire autant ! Les marcheurs sentent que ce savoir n'est plus estimé, ils se mettent en marche, aux Etats-Unis et partout. L'inquiétude les met en marche, de l'espoir peut-être aussi. Pour du crédit, avant même des crédits.

Au pluriel, et comme à la guerre, le terme « crédits » désigne le nerf par lequel passent, dans un sens, les informations sur les besoins sentis et, dans l'autre sens, les ordres de marche des tâches à remplir. Or, force est de reconnaître que, dans un sens comme dans l'autre, le courant passe mal, pour ainsi dire. Et « l'afflux de soutiens de tous types » aux marcheurs (par exemple « l'Académie des Sciences, France Nature Environnement, Tara Expéditions, des unions de professeurs du secondaire et de classes préparatoires, le CNES, l'intersyndicale de l'Enseignement Supérieur et Recherche », d'autres encore) y change peu de chose. On n'en finirait plus de citer les soutiens qui ne coûtent que de belles paroles à leurs promoteurs. Et quand il s'agit carrément parfois des mêmes instances gérantes des deniers publics qui sont les mêmes à souvent refuser de livrer les crédits nécessaires, que penser ? Certaines instances rejettent quasiment tous les recours tout en reconnaissant qu' « en raison du nombre important » « d'excellents » projets, certains ne peuvent « hélas » pas être financés. Tout le monde n'est pourtant pas dupe ! Citons ici sans commenter le fait qu'en 2016, le comité « Mathématiques - Informatique » de l'Agence Nationale de la Recherche a décidé à l'unanimité de ne pas transmettre ses conclusions.

Cacher la misère

Quand le courant est coupé au niveau de l'interrupteur (effondrement de crédits récurrents, rémunérations bloquées depuis dix ans) et qu'au quotidien des bibliothèques sont fermées où l'on peut parfois entendre, ici ou là, que « c'est déjà beau qu'on ouvre 33h/semaine » (tandis qu'on travaille jusque tard le soir voire la nuit sans souci dans les universités de nombre d'autres pays développés), faudrait-il encore expliquer ce qui contraint les chercheurs français à cacher la misère de leur laboratoire ou la leur propre, s'ils veulent obtenir ou garder le respect de leurs collègues étrangers ?

Un pays qui refuse, ou se trouve désormais dans l'incapacité - le résultat est le même - de voir au-delà du court terme se condamne, sans même attendre le long terme (où « nous serons tous morts », selon le mot de John Maynard Keynes). A moyen terme déjà, la situation empire, car le savoir naissant se fait ailleurs et la dépendance envers lui croît inévitablement. Que la communauté scientifique reste alerte pour manifester ses valeurs et déplorer en marchant que son crédit s'amenuise, voilà qui est peut-être déjà en soi un exploit, certains diront un espoir. Ainsi, la communauté nationale manifeste son caractère en se mettant en marche - avec beaucoup de maux à traiter et tant de mots possibles ; mais s'en souciera-t-on ? La société française et la communauté scientifique à l'unisson d'une réaction significative ? Peut-être, en tous cas quasiment passée sous silence en ce qui concerne la seconde.

Comment réagir?

Suite de la lecture de l'appel qui date de deux semaines sur les réseaux sociaux : « On apprenait la veille de la marche (et donc l'avant-veille du premier tour de scrutin) que la mobilisation s'était amplifiée autour de la Marche pour les Sciences, mouvement non partisan et sans lien avec aucun parti politique ». Nombreux ajouteraient in petto : et pour cause, aucun parti n'avait voté de crédits à la hauteur des besoins... Quoique effectivement, il n'y a pas lieu de le nier, certains avaient été votés. Disons que face à une confluence de crises majeures (crise financière de 2007-2008 puis la crise des dettes publiques en Europe ; nouveaux conflits et crise migratoire inédite ; changement climatique et crise environnementale demandant d'être traités avec prudence, justice et intérêt bien compris), une véritable crise de l'action publique touche aussi les scientifiques.  Comment réagir? Que peut un pays quand les questions clefs dépassent le cadre national ? Les scientifiques pas encore désabusés et/ou ceux qui croient encore utile de marcher marchèrent donc. Ils méritent la sympathie de leurs concitoyens, qui peuvent aisément compatir : il leur suffit de songer à leurs propres infortunes - elles ne sont plus moindres aujourd'hui d'un bord ou de l'autre de la population qui souffre en France d'un manque de crédit et du manque des crédits.

(1) Gilles Campagnolo a dirigé de 2013 à 2016 pour l'Union européenne le réseau LIBEAC (« Liberalism In Between Europe And China ») et le volume collectif paru en 2016 : Liberalism and Chinese Economic Development : Perspectives from Europe and Asia (London & New York: Routledge, « Frontiers in the World Economy »). Directeur de recherches au CNRS (Groupe de recherche en économie quantitative d'Aix-Marseille), il est fréquemment invité pour son expertise au Japon, en Chine, en Corée du Sud. Il publie dans diverses revues internationales, notamment sur les sources des théories économiques (libéralisation, modernisation), leurs soubassements philosophiques et leur transfert entre mondes occidental et extrême-oriental. Il a récemment donné un grand entretien à La Tribune (22 février 2017).

[1] Signalons la parution d'un intéressant petit volume réunissant autour de la question  « Qu'est-ce que la science pour vous ? » (titre de l'ouvrage) cinquante philosophes et scientifiques. Parution aux Editions Matériologiques (tome I : mars 2016, tome II : en préparation). L'auteur du présent billet a eu l'honneur d'y figurer.

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Commentaires 4
à écrit le 28/06/2017 à 13:41
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Quand les universités et centres de recherche cesseront de faire tourner la machine à stagiaire, la machine à CDD-12mois, la machine à esclaves ! au seul profit de quelques professeurs verbeux ; quand on cessera de mettre dans le même sac la science ...

à écrit le 09/05/2017 à 18:01
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Il vaut mieux sans doute financer sur les fonds de la formation professionnelle des pseudos sciences comme la Programmation Neuro Linguistique.

à écrit le 09/05/2017 à 14:20
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On peut pas financer les scientifiques et faire des JO ou des coupes de foot. Et qu est ce qui est important pour etre reelu ???

à écrit le 09/05/2017 à 14:20
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Merci pour cet article. La science étant dorénavant privatisée et utilisée pour concevoir des fours à micron onde que l'on peut surveiller à distance, non non ce n'est pas une farce c'est vu dans la chronique de dedienne, comme disait ce dernier ...

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