Pourquoi les entreprises ne recrutent-elles pas les lanceurs d’alerte ?

Que se passe-t-il lorsque le salarié qui a lancé une alerte cherche un emploi. Qu’est-ce qui est en jeu pour l’organisation qui considère sa candidature ? Comment le lanceur d’alerte est-il évalué ? Par Thierry Nadisic et Tessa Melkonian, EM Lyon.
Edward Joseph Snowden, le lanceur d'alerte qui a expliqué comment les services secrets américains écoutent le monde.

Les lanceurs d'alerte sont au cœur de l'actualité. Se pose tout particulièrement la question de leur employabilité future une fois qu'ils ont dénoncé. Comme l'illustrent le cas Luxleaks et les différentes publications sur le sujet (voir notamment l'article de Patrice Cailleba sur The Conversation France et les travaux de Near et Miceli, 2008), les lanceurs d'alerte ont peu de chance d'être recrutés par une autre entreprise.

Quand un lanceur d'alerte cherche un autre emploi...

Notre étude s'intéresse à ce qui se passe lorsque le salarié qui a lancé une alerte cherche un emploi. Qu'est-ce qui est en jeu pour l'organisation qui considère sa candidature ? Comment les cadres dirigeants qui reçoivent une telle candidature vont-ils prendre leur décision de rejet ou de recrutement ? Jugeront-ils qu'il n'est pas assez professionnel, loyal ou obéissant pour être sélectionné ? Ou au contraire pourront-ils penser que, parce qu'il a été courageux, il pourra apporter beaucoup à l'entreprise ?

Nous avons choisi l'angle des sentiments de justice pour traiter cette question. Les recherches sur les comportements dans les organisations montrent que c'est un facteur parmi les plus puissants pour expliquer et prédire les décisions au travail.

À compétences égales, on prendra des décisions plus favorables vis-à-vis d'une personne agissant avec équité, écoute, éthique et respect. Ce sont d'après les études les principales dimensions du juste en entreprise. Des cadres dirigeants qui jugent le lancement d'alerte juste devraient ainsi recruter le whistleblower alors que s'ils considèrent cette action injuste, ils devraient le rejeter.

Nos résultats montrent pourtant que les choses ne sont pas aussi simples. Sur la base d'entretiens qualitatifs approfondis avec des cadres dirigeants, nous leur avons demandé de réagir à plusieurs scénarios dans lesquels ils devaient statuer sur le recrutement d'un salarié dont le profil était très bien adapté au poste, mais qui avait dénoncé sa précédente entreprise pour des pratiques non éthiques plus ou moins graves.

La manière de dénoncer est-elle juste ?

Le premier résultat de notre étude montre que les cadres dirigeants réagissent différemment selon la gravité perçue du manquement éthique de l'entreprise. Lorsque le salarié a dénoncé son entreprise aux autorités parce que celle-ci s'était entendue avec un ou des concurrents sur les prix au détriment des consommateurs, ils estiment le cas sans gravité et l'alerte injuste. Leurs réactions sont presque unanimement négatives du type « il n'y a pas mort d'homme ».

Mais les raisonnements de justice sont de nature différente pour les manquements éthiques jugés graves. Lorsque le scénario évoque des pratiques de ressources humaines peu morales, une pollution consciente de l'environnement ou la vente de produits dangereux pour les consommateurs, les participants sont alors très largement favorables à l'alerte. Pour autant, ils ne jugent pas l'alerte systématiquement juste. La procédure suivie par le lanceur d'alerte doit être juste : il doit d'abord avoir agi en interne et laissé le temps à l'entreprise de corriger le problème.

Une tension forte entre deux cercles de justice en concurrence

Notre second résultat révèle que les cadres dirigeants interrogés naviguent consciemment entre les deux cercles de justice que sont le juste du point de vue de l'entreprise et le juste du point de vue sociétal : selon eux « il y a une sorte de concurrence de loyautés. On a la loi de l'entreprise et on a la loi plus large du milieu dans lequel on est. »

L'alerte les amène à ressentir deux sentiments de justice contradictoires. Ils font l'expérience d'une tension forte, paradoxale, en écho à celle ressentie par le lanceur d'alerte lui-même (voir aussi sur ce point Cailleba et Charreire-Petit et Surply, 2008). Ils sont conscients de l'existence d'une frontière entre ces deux cercles. Ils considèrent que le passage d'un cercle à l'autre est affaire d'« éthique personnelle » et de « système de valeur ».

La notion de gravité des pratiques non éthiques pour la société n'est pas la seule qui les amène à passer d'un cercle à l'autre. Ils prennent aussi en compte dans leur réflexion les conséquences négatives qu'une alerte peut causer à l'entreprise : « Ouais, OK, c'est bien d'alerter les autorités, mais si vous le faites et que derrière le site ferme et que vous vous retrouvez avec 200 emplois sur le carreau ? »

Les participants font une comparaison entre dommages à la société du fait de la pratique non éthique et dommages à l'entreprise du fait de la dénonciation de cette pratique. S'ils jugent la pratique sans gravité et les dommages à la société faibles, ils considèrent injuste une alerte car elle aura des effets dommageables sur l'entreprise.

Le lanceur d'alerte doit prouver qu'il peut être borderline

On pourrait donc penser que cette mise en évidence des cercles de justice permet de comprendre pourquoi les cadres dirigeants refusent de recruter un lanceur d'alerte qui a dénoncé son entreprise pour une raison jugée sans gravité et acceptent de le recruter pour des cas plus graves s'il a suivi une procédure de dénonciation juste.

Notre troisième résultat montre pourtant que le whistleblower doit encore passer une dernière étape avant d'être accepté par l'entreprise. Il faut qu'il prouve qu'il a une compétence supplémentaire à propos de laquelle l'alerte a jeté un doute. Les participants parlent de l'aptitude à être « borderline » : « Il faut savoir jouer avec les règles, il faut être borderline et savoir naviguer en eaux troubles ».

Ce que les cadres dirigeants attendent, c'est donc que la personne qu'ils recrutent sache, tout comme eux, gérer de façon flexible la frontière entre les deux cercles de justice, organisationnel et sociétal.

Les cadres dirigeants interrogés attendent ainsi du lanceur d'alerte qu'il soit apte à faire en temps normal le même calcul coûts/avantages qu'eux et qu'il ne quitte le cercle du juste de l'entreprise pour celui de la société que lorsqu'une frontière morale a été dépassée : celle du danger pour autrui. Le cadre dirigeant jugeant que c'est son système de valeur personnel qui doit lui donner l'information pour placer cette frontière, on peut bien sûr se poser la question de savoir comment faire en sorte qu'elle soit au bon endroit pour la société.

De ce point de vue, la formation des cadres dirigeants sur les dommages à la société résultant des manquements à l'éthique, même ceux qui semblent les moins graves, est une voie de travail. Et pour ce qui concerne le whistleblower, on peut mieux informer les managers sur sa moralité et son courage qui sont tout aussi importants que sa capacité à être borderline.

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L'article intégral a reçu Prix de la meilleure recherche francophone de l'année 2016 décernée par l'Association francophone des chercheurs en Gestion de Ressources Humaines. Il est disponible sur demande auprès de Thierry Nadisic ([email protected])

The Conversation_______

Par Thierry Nadisic et Tessa Melkonian, EM Lyon.

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Commentaire 1
à écrit le 29/12/2016 à 16:12
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Excellente analyse, on ne peut donc que conclure que les entreprises ont peur que les lanceurs d'alertes n'alertents sur leurs propres malversations et ainsi de se dire qu'au final ils sont tous dans l'illégalité. Regardez comme l'UE a voté rapid...

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