Qu’est-ce qui pourrait arrêter Vladimir Poutine ? Regard de la Russie

OPINION. Le 24 février à 4h du matin, le président de la Russie Vladimir Poutine a annoncé le début de «l'opération spéciale» contre son Etat voisin, l'Ukraine. Malgré «la maskirovka»(1) - une méthode favorite de Poutine en politique intérieure et extérieure - le monde autour de lui a compris immédiatement qu'une vraie guerre avait commencé au cœur de l'Europe. Cette crise, inattendue par les européens et prédite par les Etats-Unis, s'est rapidement aggravée : au quatrième jour de la guerre, Poutine a commencé à menacer le monde par les armes nucléaires russes. Par Vera Ageeva, Sciences Po, Ecole des hautes études économiques à Saint-Pétersbourg, Russie (HSE).
(Crédits : SPUTNIK)

Aujourd'hui l'Europe se demande ce qui a mené à cette guerre, s'il était possible de l'éviter et, le plus important maintenant, comment l'arrêter. Ces questions éminemment complexes nécessitent un travail de recherche approfondi, cependant il est possible à ce stade d' essayer de tirer quelques enseignements préliminaires.

Les raisons de la crise ukrainienne de 2022

L'élargissement de l'OTAN vers l'Est, l'humiliation après la chute de l'URSS dans les années 1990, ou l'instauration d'un prétendu régime nazi en Ukraine avec l'aide des Occidentaux - sont-elles de vraies raisons pour la guerre que Poutine a déclenchée contre l'Ukraine? Le narratif officiel du Kremlin fondé sur ces accusations a bien fonctionné pour créer un brouillard en Occident, diviser les dirigeants européens et masquer les vraies motivations et plans de Poutine.

Au début du conflit et même jusqu'a maintenant, on a vu des experts en France et dans d'autres pays occidentaux reprendre les discours du dirigeant russe et chercher à justifier ou excuser l'agression du Kremlin par l'élargissement de l'OTAN - qui pourtant n'a pas avancé vers l'Est ces 18 dernières années, et qui de plus a été spontanément sollicitée par les états souverains de l'espace post-soviétique, dont  c'est le droit de choisir comment assurer leur propre sécurité sans la validation du Kremlin. L'humiliation présumée que la Russie a vécue à la suite de l'effondrement de l'Union soviétique ne constitue pas non plus un argument valable pour le déclenchement de la guerre : bien évidemment, dans les années 1990 la Russie a connu une crise économique, politique et sociale très grave qui fut un résultat direct de l'échec du projet communiste.

La transition vers un système de marché libre et des institutions démocratiques ne fut pas simple. Néanmoins la population russe ainsi que le gouvernement ont profité de l'abondance de choix dans les magasins, de la propriété privée et de toutes les libertés qu'ils ont reçues après l'effondrement de l'URSS. Le sentiment de nostalgie de l'empire soviétique qui inspirait la peur et se faisait respecter dans le monde entier était répandu parmi certaines couches de la population (notamment les générations ayant grandi pendant le "zastoy", la stagnation sous Léonid Brejnev dans les années 1970 : il prit progressivement de plus en plus d'ampleur sous les mandats de Poutine, dont le programme dès les premiers jours de son arrivée au pouvoir consista en la restauration de la grandeur du pays à un niveau comparable à celle de l'URSS, et à l'effacement de la mémoire douloureuse du prix payé historiquement par le peuple russe pour cette grandeur. Poutine a instrumentalisé habilement cette nostalgie pour détourner l'attention de la population des problèmes économiques et sociaux que le régime, malgré les revenus pétroliers des années 2000, n'était pas capable à résoudre.

L'accusation d'émergence d'un nazisme en Ukraine formulée par le gouvernement russe - alors que ce dernier tolérait dans ses propres rangs des fonctionnaires appelant, entre autres, à la restauration du « seuil de résidence », appliquée aux juifs sous l'Empire russe, ou exhortant les jeunes femmes russes à ne pas avoir de relations avec des hommes d'autres ethnies - n'a pas non plus contribué à légitimer aux yeux de la communauté internationale la guerre menée par la Russie. Mais cette fixation de Poutine sur l'Ukraine et sa quête sur son identité nationale est très révélatrice de la vraie motivation du Kremlin dans cette invasion. Depuis son troisième mandat amorcé en 2012, Poutine a exprimé plus d'intérêt pour la politique extérieure que pour le développement interne du pays. La légitimité du régime de Poutine s'appuie essentiellement sur le statut de grande puissance sur la scène internationale que Poutine a restaurée - ou plutôt cherchée à restaurer -.

La soumission des anciens pays membres de l'URSS, notamment l'Ukraine, a constitué un élément crucial de cette stratégie. La machine de propagande d'état qu'il a construit en Russie a abreuvé la population russe d'une critique permanente de l'Occident et jamais des problèmes structuraux de la Russie elle-même. L'exemple de l'Ukraine, dont le peuple au cours des vingt dernières années a réussi à renverser deux fois des régimes corrompus - la plus grande peur des dirigeants russes ! - eut un effet profondément irritant sur Poutine et sa propagande.

L'Ukraine n'était pas seulement un pays intrinsèquement lié à la Russie par les liens historiques, culturels, mais aussi familiaux ; pour la Russie elle représentait également un miroir politique dans laquelle les Russes regardaient et se demandaient : "Voulons-nous une révolution?", "Pour quelles valeurs sommes-nous capables de sortir dans les rues?", "Est-ce que l'Europe est aussi importante pour nous que pour eux ?". Même si ces questions n'ont pas toutes été perçues comme légitimes dans la société russe, elles ont malgré tout poussé les Russes à une analyse critique de la démocratie, des institutions et du rôle de la société civile - questions exclues du champ de la discussion publique ouverte en Russie. Si les États-Unis ont été toujours été un Autre lointain pour le Kremlin, l'Ukraine au cours de ces dernières années est devenue un Autre proche - les dirigeants de la Russie l'ont reconnu eux-mêmes en appelant l'Ukraine une 'anti-Russie'.

En réalité un vrai but de la guerre que Poutine a déclenché en 2022 est l'acquisition d'une nouvelle légitimité aux yeux de la population russe en vue des élections, 2024 qui ne promettaient pas d'être faciles pour le Kremlin à cause de la stagnation de l'économie et de la baisse du niveau de vie en Russie. Le projet de la réunification des terres russes et la fondation d'un état slave, unissant la Russie, la Biélorussie et l'Ukraine, paraissait une bonne solution aux stratèges de Moscou. Une conquête de nouveaux territoires au nom de la justice historique devait rallier une nation autour du leader et alléger la tension sociale croissante, comme ce fut le cas avec l'annexion de la Crimée en 2014.

Les préparatifs à la guerre que le monde a négligés

Il est actuellement beaucoup question de la préparation à la guerre que Poutine a menée depuis plusieurs années. Les politologues pointent le discours de Munich prononcé par le président russe en 2007, les analystes militaires retracent les étapes de la modernisation de l'armée russe dans laquelle le Kremlin s'est beaucoup investi depuis 2014, les économistes analysent comment le gouvernement russe a préparé le secteur productif et les institutions financières à l'isolation mondiale - même si l'on voit que la composante économique au Kremlin n'était pas au courant de ces plans belliqueux et a sous-estimé l'ampleur des sanctions.

Ces préparatifs étaient bien évidemment très importants et ont renforcé la confiance des dirigeants moscovites dans le succès de leur 'opération' en Ukraine, néanmoins un autre élément de leur stratégie a joué un rôle central dans la détermination du Kremlin au début de 2022. Il s'agit des effets de la propagande d'état qui a été progressivement déployé en Russie depuis les premiers mandats de Poutine et qui vers 2022 est devenue un outil d'oppression totale de la dissidence dans la société russe - et il est frappant  de voir comme ce mot de l'époque soviétique est revenu vite dans le vocabulaire russe. Du fait qu'en Europe la notion de propagande est devenue très extensible, il faut préciser qu'il est ici question du système de censure et de manipulation de toute information par le gouvernement en l'absence de vrais contrepoids au pouvoir - agissant sur le parlement, sur l'indépendance du système judiciaire, sur une variété de médias avec des lignes éditoriales différentes accessibles au grand public.

Grâce à cette vaste propagande, le calcul du Kremlin était de recevoir un soutien populaire massif à la guerre, qui était censé ensuite se traduire dans des résultats électoraux impressionnants en 2024. Donc un élément crucial de la stratégie du gouvernement russe depuis déjà plusieurs années fut la préparation des esprits de la société russe, qui au moment adéquat aurait justifié les bombardements du pays voisin et les exactions sur la population locale, y compris les enfants.

La propagande du Kremlin est toujours apparue comme incohérente : au-delà de la critique de l'Occident - parfois juste, souvent exagérée -, il manquait à Poutine une idéologie qui aurait pu présenter une alternative au modèle occidental. En particulier, la Russie n'est ni la société conservatrice tant vantée (le nombre d'orthodoxes pratiquants est entre 4 et 8% de la population, un mariage sur deux finit par un divorce, ni un état social (un essai de définition du régime russe tournerait autour des concepts de capitalisme d'état et de kleptocratie, avec une protection sociale indigente). Aujourd'hui, on se rend compte rétrospectivement que le paradigme politique de Poutine contenait un élément qui lui conférait sa cohérence et sa logique : la haine. Depuis des années le Kremlin la cultivait dans la société russe ainsi que dans les élites ; ce fut d'abord la haine envers les homosexuels et les personnes qui ne rentraient pas dans le cadre de la famille dite traditionnelle (les sans enfants, les femmes indépendantes et actives, les relations égalitaires dans un couple, etc.).

Ensuite la haine fut dirigée vers les Russes qui s'identifiaient avec l'Europe et le libéralisme (dans l'acception russe du mot, soit une position politique défendant les libertés fondamentales, la démocratie et l'état de droit). La télévision russe, contrôlée à 100% par le gouvernement, a mis en place des figures brutales à opposer aux libéraux russes, qui sont parvenues au nettoyage total des critiques et opposants au pouvoir dans l'espace public. Les 'victimes' suivantes de la propagande du Kremlin furent les Ukrainiens, devenus sujets numéro un dans les émissions de la télévision russe après la révolution du Maïdan en 2014 : à tel point que quelques années plus tard, la phrase «comment ça va chez les khokhly(2) ?» est devenue un même dans la société russe. La campagne la plus récente menée par le gouvernement russe fut dirigée contre l'Occident en général. Le narratif sur la décadence morale, culturelle et politique en Europe et aux États-Unis, constituant le signe annonciateur de leur disparition rapide de la carte du monde, fut diffusé comme un fil rouge à la télévision russe.

Le peuple russe était certes partiellement conscient de l'exagération et des mensonges sur l'Occident diffusés par les médias contrôlés par l'État. Il voyait bien que les élites russes politiques, culturelles et des affaires étaient souvent - en dépit des déclarations officielles - très liées avec l'Occident : ils achetaient leurs datchas sur le lac de Côme et pas à Sotchi, ils déposaient leur argent dans les banques suisses et pas chez Sberbank, ils envoyaient leurs enfants faire leurs études à Londres, Paris et New York. Néanmoins la propagande fit son œuvre : les citoyens russes qui pour la plupart n'avaient pas les moyens de se rendre à l'étranger constater les faits par eux-mêmes sont devenus méfiants et imprégnés par la haine de l'Occident.

Paradoxalement, la commémoration de la Victoire dans la Deuxième Guerre mondiale a joué un rôle crucial dans les préparatifs du Kremlin à la guerre. Comme le gouvernement russe cherchait depuis quelques temps d'effacer les mémoires douloureuses des répressions massives mises en place par le régime soviétique, les discussions de la 'Guerre patriotique' de 1941-1945 dans la société russes ont été vite purifiées des aspects sombres de la stratégie de Staline et Joukov. Le Kremlin a fait tout pour s'en servir pour inculquer le culte de la guerre dans la société russe. Quand on voit sur les voitures russes les autocollants 'Berlin 1945 : on peut recommencer',  ou quand on visite l'église près de Moscou qui a été construite spécialement pour l'Armée russe et qui ressemble plutôt à un temple de Mars - on se rend compte que cette stratégie a eu du succès.

C'est ainsi que la haine totale est devenue une base sociale du régime de Poutine. Associée à une idée de supériorité du peuple russe sur le peuple ukrainien, l'autocratie électorale établie par Poutine s'est transformée aujourd'hui en véritable kleptofascisme. Les marqueurs du fascisme éternel élaborés par philosophe italien Umberto Eco en 1995 décrivent bien le régime actuel en Russie :

  • Le culte de la tradition.
  • Le rejet du modernisme.
  • Le culte de l'action pour l'action.
  • Le rejet systématique de la critique analytique.
  • Le racisme et la xénophobie.
  • La frustration individuelle ou sociale.
  • L'obsession du complot, potentiellement international.
  • La représentation de l'ennemi comme puissant et faible en même temps.
  • Pas de lutte pour la vie, mais plutôt une vie vouée à la lutte. Rejet du pacifisme.
  • L'idéologie d'un élitisme populaire: chaque citoyen appartient au meilleur peuple du monde.
  • Chaque citoyen est invité à devenir un héros. La glorification de la mort héroïque.
  • Le machisme, l'obsession homophobe, la misogynie.
  • Le populisme sélectif.
  • La Novlangue: un vocabulaire pauvre et une syntaxe rudimentaire de façon à limiter les instruments d'une raison critique. (Umberto Eco, Reconnaître le fascisme, Grasset, 2017).

Quel rôle pour l'Occident dans cette guerre ?

Dès lors que l'on parvient à identifier correctement la nature du régime de Poutine et ses vraies motivations, on peut définir le rôle que l'Occident peut jouer dans la résolution de ce conflit. Les sanctions sans précédent et les départs des entreprises du marché russe sont une réponse rationnelle, mais qui n'aura d'effets qu'à long terme. Elles toucheront sans doute les oligarques russes ainsi que les fonctionnaires russes de haut niveau dont les actifs et les familles étaient en Occident. Mais ce groupe est depuis longtemps exclu du cercle proche de Poutine et ne pourra pas l'influencer ni lui-même ni ses collaborateurs proches et fidèles.

On a entendu Oleg Deripaska, propriétaire du leader mondial de l'aluminium 'Rusal', et Mikhail Fridman, le fondateur d'Alfa Group, un des plus gros conglomérats financiers de Russie, se prononcer contre la guerre et appeler à la résolution pacifique du conflit. Roman Abramovitch a déclaré la création d'une fondation caritative qui alimentera un fonds pour les victimes de la guerre en Ukraine. La plupart des oligarques russes qui se sont enrichis grâce à Poutine n'ont plus d'accès au président russe. Ces dernières années il est plutôt entouré par les 'siloviki' (les représentants des forces de sécurité, notamment police, armée, renseignement) et ses anciens amis, loyaux et totalement dépendants de lui. Avec la pandémie, son cercle s'est considérablement réduit : par paranoïa, liée à la pandémie et aussi à sa propre sécurité, le président russe s'est renfermé dans un bunker. Les rencontres avec les gens du monde extérieur se sont faites rares et ont été organisées avec des mesures de sécurité drastiques : chaque visiteur était astreint à une isolation stricte pendant quatorze jours avant d'entrer dans le bunker. Une des personnes qui passa beaucoup de temps avec Poutine pendant son isolation fut son ancien ami Yuri Kovaltchuk : c'est avec lui que le président russe discutait constamment 'la résolution définitive de la question ukrainienne' et la restauration de la grandeur russe sur la scène internationale.

Les sanctions occidentales n'auront pas d'impact sur les proches de Poutine. Les personnes comme Yuri Kovaltchuk, les frères Rotenberg, Gennady Timtchenko (les trois 'poches' de Poutine qui détiennent ses actifs) sont conscients de leur rôle de complices du régime et ont autant à perdre que Poutine lui-même. Les siloviki sont par définition opposés à l'Occident : la loi russe leur interdit de détenir des actifs à l'étranger, leurs voyages sont soit contrôlés soit interdits. La perspective d'une révolution de palais en Russie est néanmoins probable, car les élites politiques russes sont très corrompues (y compris les siloviki) et la baisse de niveau de vie les décevra bientôt. Ceux parmi eux qui se sentiront moins responsables de la guerre (et donc ayant la possibilité de négocier avec un tribunal international) seront davantage sujets à envisager des négociations avec l'Occident.

De façon générale, les sanctions économiques auront bien évidemment un effet très négatif sur l'économie et par conséquent sur la production militaire russe. Malgré les préparatifs à la guerre qui incluaient des stratégies de substitution des importations, la production russe est restée profondément dépendante des compétences occidentales et des pays d'Asie qui ont soutenu les sanctions (Taiwan, Japon, Corée du Sud). Certains secteurs comme l'aviation, la production automobile et les ordinateurs seront touchés plus gravement. Concernant les aliments de base, les Russes ont déjà subi une inflation considérable : les prix pour les céréales ont doublé et parfois triplé pendant le premier mois de guerre, certains produits risquent de disparaître des étagères de magasins (par exemple les protections hygiéniques pour les femmes). Les leaders occidentaux escomptent que les effets économiques de l'aventure sanglante de Poutine réveilleront le peuple russe et qu'il sortira dans les rues pour arrêter la guerre. Ces attentes sont basées sur un paradigme démocratique qui cadre avec la vision géopolitique des dirigeants européens, mais qui n'est pas applicable à une société russe qui a vécu ces vingt dernières années sous un régime autoritaire où le moindre désaccord impliquait un risque pour la vie des individus.

Le peuple russe et la guerre

Pour autant, quand on se demande qui peut arrêter Poutine dans cette guerre (ou dans ses futures guerres), la réponse est unique : le peuple russe. Il est évident pour tout le monde que le peuple russe ne pourra pas le faire demain matin. Et aucune force extérieure ne pourra le pousser à s'opposer au régime totalitaire dans un futur immédiat. Mais au bout du compte, de vrais changements en Russie n'auront lieu que lorsque la société exigera la liberté et une vie digne. Pour prévoir les évolutions possibles de la politique en Russie, il est important de s'attarder un instant sur la réaction du peuple russe à la guerre qu'a déclenchée Vladimir Poutine en 2022.

Ces derniers temps, Poutine est parvenu à créer un système répressif résilient : la terreur a construit un vertical du pouvoir dans tout le pays, la peur a rendu le peuple russe inerte et soumis. Ces dernières années, les russes ont préféré dire «je suis en dehors de la politique» pour ne pas prendre de risque pour leur vie, et en même temps pour ne pas se sentir impuissants et faibles. La propagande à son tour a convaincu le peuple russe que le président 'n'avait pas d'autre choix pour sauver le pays de l'invasion et de la destruction'. Paradoxalement la stratégie du Kremlin n'a pas mené aux résultats désirés: la guerre en Ukraine n'a pas créé une euphorie comparable à celle du printemps 2014 suite à l'annexion de la Crimée.

Malgré les statistiques officielles qui annoncent 70% de soutien populaire à 'l'opération spéciale' - mais qui ne peuvent être pris au sérieux compte tenu du contrôle total du gouvernement russe sur les sondages -, on constate une absence d'enthousiasme au sujet de la guerre dans la population russe. Les actions de soutien sont organisées plutôt par les administrations et les fonctionnaires. Par exemple dans les universités les administrations ont mis en scène des vidéos ou les étudiants soutenaient Poutine ; dans les écoles primaires publiques, les enseignants ont fait former une lettre Z au sol par les enfants ; à Saint-Pétersbourg sur la célèbre perspective Nevski, une fanfare de policiers jouait à tue-tête les grandes chansons patriotiques pour perturber les manifestants contre la guerre ; les chauffeurs de bus municipaux ont été contraints d'apposer un signe Z sur leur véhicule. Ces actions ne nous disent rien sur l'opinion publique en Russie. Pour le moment, on ne peut que constater la mosaïque des différentes tendances dans la société russe.

La première tendance est le déni et la peur qui règnent dans la société russe. Une des tentatives de sondage en mars 2022 a démontré une abstention massive des Russes de toute conversation sur la guerre avec les enquêteurs : parmi 31.000 personnes que l'agence a pu joindre par téléphone, presque 29.000 ont raccroché dès qu'ils ont entendu une question sur 'l'opération spéciale' en Ukraine.

Après la fermeture des derniers médias - déjà très peu nombreux - ouverts à des points de vue alternatifs à celui du gouvernement, la plupart des Russes se sont retrouvés dans une bulle informationnelle. Les médias contrôlés par l'état russe diffusent une interprétation partiale, cachent les réelles informations sur l'offensive russe sur les villes et villages ukrainiens, attisent les controverses sur les nationalistes en Ukraine. Une certaine partie de la population russe se dit naturellement que la réalité est différente de l'image présentée sur la première chaîne de télévision. Mais même ceux-là n'avaient pas le courage d'en discuter avec leurs proches, leurs amis, leurs collègues. Les dénonciations anonymes, répandues sous l'URSS, sont revenues dans la société russe : la peur d'une arrestation a commencé à détruire les liens sociaux horizontaux et a atomisé la société russe en rendant impossible une résistance collective.

La deuxième tendance est l'émergence de réflexes soviétiques dans la population russe. On croyait 'l'homo sovieticus' disparu avec la chute de l'Union soviétique, mais il semble que son enterrement était prématuré. Au-delà des rapports anonymes déjà mentionnés, les idées de nationalisation des entreprises, l'introduction de l'économie dirigée, le contrôle des prix par l'état, l'expropriation des biens possédés par les 'ennemis du peuple' (désormais nommés 'agents étrangers' selon le vocabulaire du régime poutinien) ont été ressortis par ceux qui soutiennent la guerre en Ukraine. Sans même mentionner que sur certains chars russes ont été érigés des drapeaux soviétiques. Pendant le concert que le Kremlin a organisé le 18 mars 2022 à Moscou pour montrer le soutien populaire au président, la chanson principale a été "Je suis né dans l'Union soviétique" (les paroles suivantes étant "L'Ukraine et la Crimée, la Biélorussie et la Moldavie... C'est mon pays ! Le Kazakhstan et le Caucase, et les pays baltes aussi !").

Même si le gouvernement russe est profondément corrompu et kleptocrate, les dirigeants russes contemporains sont dans leur majorité issue de l'Union soviétique : ils y ont été formés et éduqués. Il n'est donc pas étonnant que leur rhétorique officielle utilise souvent les moyens de la propagande si typiquement soviétique. Par exemple en septembre 2021, sur la page Facebook du ministère des Affaires étrangères russe, pour justifier l'idée que la Russie n'a jamais attaqué un autre pays (le narratif central de la propagande du Kremlin à l'époque), le partage de la Pologne par l'Allemagne et l'URSS en 1939 a été tout simplement présenté comme 'une expédition libératrice' de l'Armée rouge. La justification de l'invasion en Ukraine en 2022 ressemble énormément à celle de 1968 quand les chars soviétiques sont entrés à Prague pour, selon la propagande soviétique, arrêter les nazis qui s'étaient levés en Allemagne et menaçaient la Tchécoslovaquie...

Vladimir Poutine avait à l'époque 16 ans et il a forcément entendu de ses professeurs à l'école ces explications et l'histoire glorieuse des chars soviétiques dans un pays frère. Si le recours aux slogans soviétiques par le gouvernement russe paraît relever de l'opportunisme ou du réflexe, une dérive de certaines couches de la société russe vers le communisme pourrait influencer la politique russe à l'avenir.

La troisième tendance est un fossé grandissant entre les générations en Russie. Les jeunes Russes s'opposent massivement à cette guerre, ils sortent dans les rues, ce sont eux qui sont le plus souvent aujourd'hui arrêtés par la police lors des manifestations. Les étudiants racontent aux professeurs dans les universités que le plus dur pour eux aujourd'hui est de parler avec leurs propres parents qui sont soit endoctrinés par la télévision soit paralysés par la peur des répressions, et par conséquent font pression sur leurs enfants pour les faire taire. La jeunesse russe moderne est mondialisée, ouverte à un dialogue avec les autres cultures, elle vit comme la jeunesse occidentale : elle écoute la même musique, regarde les mêmes séries, adore les mêmes marques et parle la même langue (lol, crush, chill etc). Cette tendance peut changer la société russe dans le futur - mais pas dans un futur immédiat.

On ne peut pas comprendre la société russe sans analyser l'intelligentsia russe. Le philosophe Nikolay Berdyaev disait que les écrivains et les poètes sont la conscience de la nation et représentent le mieux la vraie Russie. Aujourd'hui, on constate qu'une majorité écrasante de l'intelligentsia russe s'oppose radicalement à la guerre que Poutine a déclenchée. Ainsi en est-il notamment de l'écrivain Boris Akounine, du réalisateur Andreï Zviaguintsev, de l'écrivaine Ludmila Ulitskaya, de l'actrice Chulpan Khamatova, de l'écrivain Dmitry Glukhovsky ainsi que des idoles de la jeunesse russe comme les chanteurs Oxxymoron, Monetotchka, Noize MS et le blogger le plus populaire russe, Yuri Dud. Tous reprennent des idées positives intrinsèques à la culture russe : la valeur de la liberté individuelle chantée par Alexandre Pouchkine, l'absurdité d'une harmonie construite sur ne serait-ce qu'une seule larme d'un enfant, comme l'exprimait Fiodor Dostoïevski, et le rejet de la violence que Léon Tolstoï a mis au cœur de sa philosophie.

Le peuple russe a toujours été en léger décalage avec son intelligentsia. Néanmoins il est toujours parvenu à se réunir avec elle. Il faudra encore du temps pour que le peuple russe prenne conscience de la tragédie qui se passe maintenant. À quelle vitesse, voilà l'incertitude. Mais ce n'est qu'après une analyse critique du régime poutinien et la libération de cette haine qu'il a infusée dans la société russe, que de vrais changements pourront avoir lieu. Seulement alors, l'agression s'arrêtera.

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(1) La Maskirovka (littéralement : camouflage) est l'art russe de la désinformation militaire.
(2) Les Ukrainiens.

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Commentaires 12
à écrit le 26/06/2023 à 9:38
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Merci pour cette analyse très detaillée qui change un peu de la vision purement médiatico-occidentale, parfois un peu superficielle. Vous dites que l'issue de la guerre viendra de la prise de conscience des Russes qui descendront dans la rue, mais Pu...

à écrit le 27/05/2022 à 18:00
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Priviet Ma femme est russe et vis en France depuis 2005. Elle regarde les TV russe et française. Nationalisme total. Quoi que poutine fait c'est bien. Donc les russes seront toujours pour la guerre et leur patrie.

à écrit le 21/05/2022 à 9:53
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personne ne s'est ce qui pense dans la tête de poutine, il fait couler beaucoup de salive dans la gorge des journalistes. Il a fait naître une spéculation irrationnelles sur toutes nos consommation. Beaucoup de rumeurs fait prétendre à une 3 ème gu...

à écrit le 12/05/2022 à 10:35
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Vladimir Poutine est complètement fou colibri a raison C EST UNE HONTE

à écrit le 26/04/2022 à 14:05
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salut: il faut stopper d'agir ce poutine: qui en aura le moyen !!!!!!!!!!!!!: l'avenir du monde en dépends :

à écrit le 19/04/2022 à 9:47
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ce POUTINE qui est t il !!!!!!!!!!!! un HUMAIN :!!!!!!!!!!!!!!!!!!!:avoir un fils comme lui quel honte pour les parents: faire la guerre à des enfants des familles anéanties à jamais;tant de souffrance et pour QUOI la vanité victoire force de cette ...

le 12/05/2022 à 10:30
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Je suis d'accord il est tapé

à écrit le 09/04/2022 à 18:08
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Poutine s'est identifié à la Russie , il considère la Russie comme pays sacré donc tout ce qui contrarie sa personne est sacré: on a vu ce que cela donne en droit interne et international en dehors des manipulations historiques et scientifiques ... s...

à écrit le 07/04/2022 à 9:38
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bien sur les américains n'ont aucune responsabilité ,alors pourquoi ? les forces spéciales étrangère sont présente pour entraîner l’armée ukrainienne à la guerre depuis 4 ans ?

à écrit le 06/04/2022 à 10:18
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Peut-on faire quitter le pouvoir russe à Vladimir POutine ? Des élections libre pour les Russes, un semblant de democratie ou un simulacre autocratique.Poutine concentre tous les pouvoirs en Russie et peut decider de tout ce qui n'est pas NORMAL ! La...

à écrit le 06/04/2022 à 9:55
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Qu’est-ce qui pourrait arrêter Vladimir Poutine ? Il fallait y regarder avant.. donc anticiper mais, peut être est ce le cas et nous en avons les conséquences voulues! Un conseil? ;-)

à écrit le 06/04/2022 à 8:54
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"Mais ce n'est qu'après une analyse critique" Vous aussi vous demandez au peuple de penser et d'agir alors qu'il n'est pas fait pour cela, autant dire que vous aussi vous ne proposez aucune solution crédible. Le peuple vote pour des gens et en même t...

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