Requiem pour la présomption d’innocence ?

OPINION. Il ne fait pas bon défendre la présomption d'innocence par les temps qui courent. De plus en plus souvent montrée du doigt comme un juridisme, quand elle n'est pas tout simplement oubliée, elle ne fait plus vraiment recette publiquement à notre époque. Et pourtant... Par Jean-Sébastien Boda, Docteur en droit et Avocat au barreau de Paris
(Crédits : Studio Falour)

L'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, laquelle se trouve, selon les célèbres conclusions du commissaire du gouvernement Corneille sous l'arrêt Baldy du Conseil d'État du 10 aout 1917, « explicitement ou implicitement, au frontispice des Constitutions républicaines » depuis la Révolution, précise que « tout homme e(st) présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable ». L'article préliminaire du code de procédure pénale actuellement en vigueur rappelle pour sa part que « toute personne suspectée ou poursuivie est présumée innocente tant que sa culpabilité n'a pas été établie. Les atteintes à sa présomption d'innocence sont prévenues, réparées et réprimées dans les conditions prévues par la loi ».

Ce principe constitutionnel, dont le Conseil constitutionnel assure la protection (voir sa décision du 8 juillet 1989) ne saurait tolérer la moindre exception : il signifie qu'un homme ou qu'une femme, quels qu'ils soient, peuvent bien être mise en cause, socialement ou judiciairement  pour des faits pouvant recevoir une qualification pénale: ils demeurent innocents aux yeux de la loi jusqu'à ce qu'un jugement contraire devenu définitif ait été rendu, peu importe les obstacles sur le chemin de cette déclaration de culpabilité : nullités de procédure (Victor Hugo ne nous a-t-il pas appris que « la forme c'est le fond qui remonte à la surface » ?), prescription, manque de célérité de la justice en raison - notamment - des nombreux recours qu'une personne poursuivie peut exercer, etc. Il faut d'ailleurs rappeler que ce principe, comme celui des droits de la défense, n'a jamais été inspiré en opposition aux droits des plaignants : ils visent à protéger la personne mise en cause d'une erreur judiciaire, laquelle arrive, hélas, plus souvent qu'on ne le croit.

Certes, cette vérité - la vérité judiciaire - ne correspond pas toujours à l'état présent d'une situation voire d'une société. On rappellera que la loi n'est pas aveugle à ces éléments, qui prévoit notamment, à travers la détention provisoire (laquelle doit rester l'exception) ou le contrôle judiciaire, des mesures permettant de s'assurer qu'une personne mise en cause pénalement ne puisse, par exemple, réitérer les faits. On sait pour autant tout ce que ce décalage peut avoir de problématique dans des cas sensibles : suspect passé aux aveux, personne mise en cause pour des faits de terrorisme, faits divers ou personnalités surmédiatisées accusées, etc. Mais le principe doit rester le même pour tous : en droit on reste innocent tant que le ministère public, qui dispose de la prérogative de mettre en mouvement l'action publique avec tout ce que cela peut représenter de moyens contraignants contre un individu mis en cause, n'a pas obtenu d'un juge indépendant et impartial, une déclaration de culpabilité devenue définitive. C'est au ministère public - et non au plaignant (et pas la victime, car tous les mots comptent en droit) - qu'incombe la charge de la preuve en matière pénale et c'est très bien ainsi.

Certes, les cas les plus médiatisés sont, de nos jours, les plus sensibles : les réseaux sociaux comme les médias peuvent interpréter une image comme un écrit dans un sens peu souvent favorable à l'accusé ou au prévenu voire à celui qui n'est pas pénalement mis en cause. L'essentiel demeure pourtant, de plus en plus souvent bafoué : il demeure innocent tant qu'il n'a pas été jugé coupable. Sans ce principe constitutif de notre pacte républicain, tous les abus sont possibles.

Certes la justice à ses lenteurs, parfois normales - car on ne juge pas dans l'instantané, ce qui rend d'ailleurs si précaire la situation des prévenus jugés en comparution immédiate - parfois anormales, car la justice manque de moyens, car ceux qui doivent la rendre, ou ceux qui les assistent dans cette mission essentielle, sont à bout physiquement ou moralement. Là aussi, la loi n'est pas aveugle, qui prévoit dans le code de l'organisation judiciaire que les décisions de justice doivent être rendues dans un délai raisonnable (article L. 111-3) et que l'État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice en cas de faute lourde ou de déni de justice (article L. 141-1), ce qui recouvre l'hypothèse d'une justice anormalement longue à être rendue.

Mais, quelles que soient les malfaçons de la justice - laquelle n'est pas infaillible dès lors qu'elle n'est qu'humaine - on ne saurait revenir sur le principe de la présomption d'innocence quelles que soient les circonstances, et ce même au nom de la recherche contemporaine de l'exemplarité pour celles et ceux qui ont un rôle, une fonction ou une stature publics : ainsi, si l'on peut raisonnablement s'interroger sur le fait qu'un ministre de la Justice poursuivi pénalement pour des faits liés à sa fonction reste en poste, cette question diffère fortement de celle de savoir s'il est coupable ou non des faits qui lui sont reprochés (a fortiori quand il est finalement relaxé). Les confondre revient à s'asseoir sur la présomption d'innocence, purement et simplement.

Dans ce cadre, il doit en aller de même que l'on soit un anonyme ou que l'on s'appelle Depardieu, Miller ou Jacquot. La quête d'exemplarité ou de bienséance ne doit pas - ne devra jamais - aboutir à une remise en cause de la présomption d'innocence. Entendons-nous bien : s'interroger sur les faits reprochés, en débattre, sur les réseaux sociaux ou dans la presse, relève de la liberté d'expression, elle aussi principe cardinal que rien ne saurait remettre en cause. Pour autant, cela ne doit jamais occulter cette vérité : faute de jugement définitif rendu par un juge indépendant et impartial, c'est l'innocence qui prévaut. Cela implique notamment de mettre de la nuance dans le débat public quant aux personnes concernées ou de conserver une certaine réserve.

Dans le cas contraire, cette tribune ne saurait être interprétée autrement que comme un requiem pour un principe fondateur de l'État de droit. Et quand on foule aux pieds ce type de principe, l'on sait qui l'on flatte politiquement, et vers quoi on se dirige institutionnellement.

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Commentaires 2
à écrit le 20/02/2024 à 10:41
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L'innocence n'a pas besoin de sa présomption à moins de vouloir l'altérer !

à écrit le 20/02/2024 à 10:41
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L'innocence n'a pas besoin de sa présomption à moins vouloir l'altérer !

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