Six facteurs clefs pour ressusciter l'industrie européenne

OPINION. En 2020, la pandémie et ses confinements ont montré la dangereuse dépendance industrielle des Occidentaux à l'Asie, et à la Chine en particulier. Depuis, en Europe, la réindustrialisation est à l'ordre du jour. Mais elle ne se décrète pas d'un bureau à l'Élysée ou à Bruxelles, encore faut-il réunir certaine conditions. Par Marc Guyot et Radu Vranceanu, Professeurs à l'ESSEC.
Marc Guyot et Radu Vranceanu.
Marc Guyot et Radu Vranceanu. (Crédits : Reuters)

En 2019, la France faisait encore partie des 10 premières puissances industrielles juste devant le Mexique mais n'est pas sur le podium européen, se trouvant derrière l'Allemagne, le Royaume Uni et l'Italie. Ces 10 puissances menées par la Chine et les États-Unis représentaient 72 % du total mondial pour une valeur ajoutée dans l'industrie de 10.000 milliards de dollars 2015 (Chine (29,4 %), États-Unis (16,6 %), Japon (7,1 %), Allemagne (5,1 %), Corée du Sud (3,1 %), Inde (2 %), Italie (2 %), UK (2 %), France (1,9 %), et Mexique (1,5 %). (Statistiques de l'ONU)

Recul du secteur manufacturier au profit des services

Depuis plusieurs décennies, le secteur manufacturier voit sa part diminuer régulièrement dans le PIB au profit des services. Cette diminution s'explique en premier lieu par la différence de productivité entre l'industrie et les services. Celle-ci augmentant plus vite dans l'industrie, cela pousse à une augmentation relative des salaires industriels comparés aux salaires dans les services. Pour un même marché du travail, les salaires devant être les mêmes, graduellement la part des services augmente, et celle du secteur manufacturier diminue. En second lieu, la globalisation de la production permettant de localiser ses usines là où les conditions de production sont les plus favorables en termes de coûts, a conduit à une forte industrialisation des pays émergents asiatiques et à une désindustrialisation en Europe de l'Ouest et aux Etats-Unis. Entre 1980 et 2019, la part du secteur manufacturier (hors industries minières et énergétiques) dans le PIB est passée de 21% à 11% en France et aux Etats-Unis, de 23% à respectivement 12% en Espagne et 15% en Suède, de 27% à 17% en Italie et enfin de 29% à 21% en Allemagne (Statistiques de l'ONU).

En 2018, le précurseur Donald Trump avait fait de la réindustrialisation de l'Amérique une cause majeure et avait passé en revue tous les échanges bilatéraux et tous les traités commerciaux relatifs aux échanges industriels pour stopper l'hémorragie. L'idée de Trump était de systématiquement taxer ce qui s'avèrerait être de la concurrence déloyale comme dans le secteur de l'acier. De façon plus politique qu'économique, Trump voulait également mettre fin à la montée en puissance de la Chine dans des secteurs stratégiques comme les télécommunications de dernière génération. Plus généralement, Trump considérait que la Chine ne respectait pas les règles de l'OMC en réservant son propre marché à ses firmes nationales leur permettant ainsi d'acquérir la taille critique nécessaire pour aller conquérir le reste du monde.

En 2020, le choc des confinements et des diverses pénuries de masques, de respirateurs, de gels mais aussi de produits de toutes sortes, du papier toilette aux composants électroniques, ont fait ressentir aux Occidentaux tout le danger de dépendre industriellement de la Chine et de l'Asie.

L'Europe planiste a ciblé certaines industries « du futur »

Ce choc sans précédent du Covid-19 a amené un retournement complet des positions officielles sur la globalisation et le libre-échange avec la Chine, les discours basculant vers l'importance de posséder une industrie nationale pour la souveraineté économique et la sécurité du pays. Se joignant au cœur des repentants, Bruno Le Maire se frappe la poitrine en public pleurant, lui aussi, sur le fait que l'Europe est allée trop loin dans les délocalisations. L'Europe planiste a donc ciblé certaines industries « du futur » comme le cloud computing, les semiconducteurs, les batteries lithium et l'hydrogène et s'apprête à investir des milliards d'euros, empruntés bien sûr. Plutôt que des grands plans autour de futurs éléphants blancs, l'urgence est plutôt à la compréhension des problèmes réels de l'industrie privée et aux façons de l'aider à les surmonter.

Selon nous, il est possible de contribuer à revitaliser le tissu industriel français et européen avec des mesures de court et long terme sachant que l'essentiel repose sur la libéralisation de l'initiative individuelle et son accompagnement.

1) Le problème de compétitivité de base de toute industrie est conditionné à son accès à une source d'énergie abondante et peu couteuse. Le gaz et le pétrole de schiste jouent ce rôle aux Etats-Unis de même que le charbon en Allemagne. Le nucléaire pourrait jouer ce rôle en France en attendant un vrai essor des énergies renouvelables.

2) Le problème de compétitivité venant immédiatement après est le coût du travail. Depuis les années de la présidence Hollande, la baisse du coût du travail est présentée comme une priorité mais a donné lieu à des machines à gaz comme le CICE et à des combinaisons compliquées. En France, le coin fiscal, c'est-à-dire la différence entre le coût de travail pour la firme et le salaire net, est encore à 46,6% (pour un individu seul), soit le plus important en Europe (données OCDE). La capacité du secteur industriel à recruter dans le futur va dépendre également en grande partie de la flexibilisation du marché du travail, face au services - moins règlementés - d'une part et face à la concurrence des pays émergents d'autre part.

3) L'industrie européenne a grandement besoin d'un grand marché intérieur concurrentiel comme le sont les marchés américains et chinois. Ceux-ci ont donné naissance aux géants américains du net d'abord puis aux géants chinois de la télécommunication, du commerce en ligne, des jeux vidéo et des véhicules électriques ensuite. Malgré son "marché unique", l'Europe souffre d'une fragmentation insidieuse où chaque gouvernement cherche à favoriser ses propres entreprises, tout en mettant des bâtons dans les roues des entreprises des autres pays européens. L'industrie européenne a besoin de plus de concurrence pour que puissent émerger de vrais champions européens sans considération pour leur drapeau national. Il est sidérant de voir l'écart entre les discours européens dégoulinants et la réalité de l'âpreté de la lutte nationaliste.

4) Les services publics, les infrastructures et la protection sociale doivent être financés et pour cela les gouvernements doivent lever des impôts et des taxes. A cette fin, c'est la consommation plutôt que les facteurs de production qui doit être ciblée en priorité. Une taxe sur la consommation met sur un pied d'égalité les produits intérieurs et les produits importés. En revanche, une taxe supplémentaire sur les salaires et les profits affecterait uniquement la production interne donc la compétitivité de l'industrie nationale. De ce point de vue, la volonté de l'Union européenne de pratiquer une taxe carbone à l'entrée de l'Union pour les marchandises en provenance de pays sans taxe carbone ou marché de droits d'émissions est une bonne décision. Souhaitons toutefois que l'Europe aille jusqu'au bout et ne cale pas la voile lorsque Chinois et Américains menaceront de représailles. Par ailleurs, il est grand temps de mettre un terme aux niches fiscales dans les services.

5) A plus long terme, la France a besoin de former davantage d'ingénieurs et de chercheurs pour ne pas être dépassée en termes de recherche industrielle, d'innovations et de production. A cet égard, le développement récent de l'apprentissage est une bonne chose. En revanche, il est indispensable de préserver un enseignement mathématique et scientifique de qualité. Les évolutions récentes dans ce domaine sont plutôt inquiétantes. Par ailleurs, l'évolution vers davantage d'autonomie des universités pourra leur permettre de se rapprocher encore plus du secteur industriel pour mettre en place des vrais partenariats de recherche.

6) Il faut bien prendre garde à ce que l'objectif de transition énergétique soit pensé en tenant compte de l'ensemble des paramètres de la situation. Une mise en œuvre sans vision et sans coordination internationale n'aboutirait qu'à augmenter les coûts de l'industrie nationale sans réel impact sur la situation planétaire. Le bon sens impose d'accorder des délais raisonnables et spécifiques à chaque industrie pour que l'ensemble aille à un bon rythme vers la décarbonisation. L'industrie a besoin d'une taxe carbone mondiale équitable et d'incitations pour générer les innovations qui, à terme, permettront d'aller vers le net-zéro. Mais ça ne sera certainement pas à la même vitesse que la plupart des industries de service.

Réflexion, humilité et bon sens

Ces six points nous semblent capitaux, mais cette liste n'est pas exhaustive. La réindustrialisation ne se décrète pas seulement dans un bureau à l'Élysée ou à Bruxelles. C'est un mouvement de compréhension puis de régénération et de mobilisation des centaines de milliers d'entrepreneurs et d'entreprises qui constituent le tissu industriel. Ce sont aussi ces centaines de milliers de jeunes en formation, se sentant une vocation scientifique ou d'ingénieur et qui représentent notre futur industriel. Il faudra du temps de réflexion, de l'humilité, et du bon sens bien plus que des masses de capitaux publics. Si le rendement est au rendez-vous les capitaux privés nécessaires y seront aussi.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 6
à écrit le 25/01/2022 à 9:26
Signaler
faut etre tres prudent sur les chiffres et leur interpretation; aux etats unis on a applique la chaine de valeur de porter; mais on sait qu'une grosse partie des services, c'est du service aux entreprises ( cf controle de gestion) qui etait donc avan...

à écrit le 24/01/2022 à 17:55
Signaler
Parmi les facteurs de non productivité française, se reporter au Rapport du Conseil National de Productivité d'Avril 2019 qui met en évidence les 2 principales faiblesses à savoir un déficit de compétences relatif au système éducatif et surtout une m...

à écrit le 24/01/2022 à 15:15
Signaler
Tout ceci est fort bien mais semble nous être répété ad nauseam. Il me semble qu'un effort, couteux, soit déjà fait sur les impôts de production et sur la formation professionnelle (il n'est pas normal que les entreprises aient du mal à recruter). Ma...

à écrit le 24/01/2022 à 10:37
Signaler
Merci, mais l'industrie européenne va très bien, puisque l'Union est plus exportatrice qu'importatrice. Sauf en France, où on ne veut pas faire les réformes qui s'imposent, et où les économistes ont expliqué pendant des décennies que les robots détr...

à écrit le 24/01/2022 à 10:32
Signaler
Quelle surprise! Après avoir construit l'Usine du monde, s'être mis a la remorque des USA et n'être qu'un continent de consommateur! On veut rattraper tout ça en copiant, alors, qu'il serait plus raisonnable de sortir de cette "politique de l'offre"...

à écrit le 24/01/2022 à 9:02
Signaler
Les mêmes conseils, les mêmes espoirs, les mêmes paroles depuis 40 ans et toujours que dalle si ce n'est cette impression de grands mythomanes pathologiques quand il s'agit de l'UE. Et si on cherchait autre chose plutôt qu'un truc qu'on ne trouvera j...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.