Souveraineté numérique... l'état d'urgence

OPINION. La doctrine cloud au centre de l'Etat est à la croisée des chemins.  Ecartelée entre une vision à long terme et la pression des géants numériques américains, elle doit faire confiance à sa filière numérique pour relever les défis de son indispensable souveraineté. (*) Par Luc d'Urso, CEO d'ATEMPO.WOOXO et Vice Président d'Hexatrust
(Crédits : DR)

En Mars 2020, le Conseil européen a réaffirmé la nécessité de mener une politique industrielle européenne ambitieuse. «L'UE vise à rendre son industrie plus compétitive au niveau mondial et à en renforcer l'autonomie et la résilience. Cette industrie doit piloter les transitions vers la neutralité climatique et le leadership numérique » peut-on lire sur le site du Conseil de l'Union Européenne.

La donnée, ce précieux combustible

A n'en pas douter, l'autonomie numérique est la clé de voûte de toutes nos ambitions : politique, sociale, économique, écologique ... car, au 21ème siècle, la donnée constitue la source de toute création de valeur. Assistée de l'IA et prochainement au calcul quantique, la disponibilité de grands gisements de données industrielles conditionnera directement:

  • l'autonomie stratégique des états, leur capacité à bénéficier d'une force de dissuasion face à d'éventuelles menaces d'états ennemis politiques ou économiques et à utiliser la puissance militaire et une force de frappe cybersécurité défensive tout autant qu' offensive de premier plan,
  • la qualité de nos services publics, leur financement, l'employabilité des jeunes arrivant sur le marché de l'emploi dont 20 % aujourd'hui sont laissés pour compte,
  • la prospérité économique, laquelle requiert de maîtriser la chaîne de valeur de l'économie numérique, c'est-à-dire tous ses maillons industriels : les télécoms, les infrastructures d'hébergement, les serveurs et la chaîne d'approvisionnement afférente, les OS, les applications et la sécurité de l'ensemble des composants de la chaîne,
  • la capacité à relever les défis environnementaux : réduction de l'empreinte carbone en relocalisant notre industrie, maîtrise énergétique, agriculture 4.0, gestion de l'eau ...

Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, rappelait en août 2020, qu'il souhaitait que les données des Européens soient traitées, stockées et processées en Europe. « Les Chinois le font, les Américains le font, les Russes le font » déclarait-il  ... Et avec leurs technologies souveraines serait-il pertinent d'ajouter.


LA COMMANDE PUBLIQUE, PRINCIPAL LEVIER DE CROISSANCE DES ACTEURS NUMERIQUES

La commande publique garantit aux industriels du numérique un volant d'activité leur permettant d'atteindre des tailles critiques et une couverture fonctionnelle très large sur leur marché avant les concurrents étrangers. Ayant atteint la taille critique, ces piliers économiques peuvent de surcroît offrir les services aux entreprises à coût marginal s'ils venaient à être concurrencé fonctionnellement.
Mécaniquement, plus le marché « protégé » est grand, plus l'industriel grandit vite et plus il a de chance de figurer dans les leaders sur l'échiquier mondial. Les exemples Google, Amazon aux Etats-Unis, et leurs pendants Chinois Baidu et Tencent illustrent l'efficacité de cette mécanique. A l'inverse des aides et subventions, elle permet d'apprendre, d'adapter ses offres aux besoins concrets et crée de la récurrence de revenus. C'est une aide durable et peu coûteuse pour les deniers publics, un cercle vertueux pour l'impôt qui investit pour des revenus à venir.


LA DOCTRINE PROMETTEUSE « CLOUD AU CENTRE » ET SA DOULOUREUSE MISE EN PRATIQUE

La doctrine Cloud au Centre fixée par le Premier Ministre Jean Castex, cet été, pour les projets numériques de l'Etat reposant sur les données sensibles, offrait un formidable espoir à la filière numérique souveraine française en prévoyant de s'appuyer sur des opérateurs dépendant des juridictions européennes.

Les projets Bleu, portés par Cap Gemini, Orange, Microsoft et l'annonce de la création d'une entreprise commune, de droit français, entre Thales et Google, ont douché les espoirs de la filière en laissant à la France, la partie congrue de la création de valeur aux acteurs français, en somme l'immobilier, et en abandonnant la part du lion aux États-Unis, celle revenant aux équipements et applications. Si cette orientation venait à se confirmer, elle doterait ces acteurs étrangers d'avantages concurrentiels aussi déterminants que durables en les dopant, de facto, à coup de marchés publics et en leur permettant d'accroître le différentiel de couverture fonctionnelle dont on incrimine, parfois à juste raison, la filière européenne.


LE «SQUID GAME» NUMERIQUE MADE IN USA

En 2019, le rapport Gauvain, sur la protection des entreprises contre les lois et mesures à portée extraterritoriale, nous alertait sur la menace que faisait peser le droit américain sur notre économie. En se dotant d'un arsenal législatif et réglementaire intrusif et sans frontière applicable tant aux clouds des Gafam qu'à tout fournisseur de services SaaS américains, les Etats-Unis se sont arrogés un droit de lecture et de valorisation sur toute donnée hébergée ou traitée par sa filière numérique à l'échelle planétaire.

Cet arsenal n'a d'ailleurs de cesse que de se renforcer. Le projet de loi Lawful Access to Encrypted Data Act (LAED) datant de juin 2020 vise à contraindre les fournisseurs de services et matériels soumis au droit américains à fournir l'accès aux données de leurs clients, libres de tout chiffrement, sur simple injonction d'un tribunal. A l'heure de la puissance de calcul quantique, la perspective fait froid dans le dos!

Sans réaction urgente et d'ampleur, sans volonté politique décomplexée, la combinaison de cet arsenal juridique américain associé au cloud computing et au volume de données capté (même si les conditions de cette capture continueront à faire débat) conduira à la perte totale d'autonomie politique de l'Union Européenne, à la vassalisation pure et simple de son économie et à l'effondrement de son modèle de société. Il va sans dire que notre politique d'économie responsable devra, faute de moyens, s'aligner sur les décisions de la Maison Blanche. 

LE REVEIL DE LA SOUVERAINETE A SONNE

L'état d'urgence numérique doit donc être proclamé. A quelques mois des élections présidentielles, il appartient aux citoyens et chefs d'entreprises :

  • d'alerter les pouvoirs publics (la filière numérique française n'a de cesse de le faire),
  • de sensibiliser les citoyens, organisations publiques et privées, aux enjeux de la souveraineté numérique (j'espère que cette tribune apportera sa pierre à l'édifice),
  • de renforcer notre dispositif juridique en élargissant , comme le recommandait le Rapport Gauvain, le RGPD pour englober les données et métadonnées produites par les organisations publiques et privées européennes,
  • de flécher la commande publique vers les acteurs souverains,
  • d'imposer l'utilisation de solutions numériques européennes dans les filières françaises de formation mathématiques, informatiques, commerciales et marketing,
  • de financer la dette technique de la filière numérique en identifiant les briques clé utiles pour asseoir notre souveraineté et en misant uniquement sur les meilleurs acteurs de chaque maillon afin de concentrer les aides et subventions et éviter le saupoudrage qui n'a, in fine, aucun impact significatif.

Le volume de données mondial sera multiplié par 45 au cours des dix prochaines années. Seule la maîtrise totale de ce fabuleux gisement inépuisable permettra à la France, comme à l'Europe, de rester des puissances respectées sur l'échiquier mondial en démontrant qu'il existe une troisième voie, celle d'une prospérité économique respectueuse des libertés, de la justice sociale et de l'environnement.

Le constat d'impuissance n'est pas recevable. Nous ne pouvons priver les générations à venir de leur liberté de choisir leur destin.




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