Tensions en Ukraine : l'énergie, vecteur de pacification avec la Russie

OPINION. Les tensions entre la Russie et les Etat-Unis et l'Union européenne sur le dossier ukrainien traduisent aussi la volonté européenne d'accélérer l'abandon des énergies fossiles au profit des énergies renouvelables. C'est remettre en cause des liens tissés depuis des décennies entre Moscou et l'Europe basés sur les livraisons de pétrole et de gaz qui assurent la sécurité énergétique du continent. Une évolution dangereuse qui peut déboucher sur un conflit mais aussi utopique au regard de nos besoins énergétiques. Par Samuel Furfari (*), professeur en géopolitique de l'énergie, ancien haut fonctionnaire de la Commission européenne, président de la Société européenne des Ingénieurs et Industriels.
Le projet de gazoduc sous-marin Nord Stream 2 construit par Gazprom entre la Russie à l'Allemagne pour contourner l'Ukraine est suspendu et l'Union européenne étudie sa compatibilité avec sa politique énergétique, a déclaré lundi le vice-président de la Commission européenne Valdis Dombrovskis.
Le projet de gazoduc sous-marin Nord Stream 2 construit par Gazprom entre la Russie à l'Allemagne pour contourner l'Ukraine est suspendu et l'Union européenne étudie sa compatibilité avec sa politique énergétique, a déclaré lundi le vice-président de la Commission européenne Valdis Dombrovskis. (Crédits : Reuters)

Nous avons vécu ces derniers jours au rythme de ce que Washington a bien voulu nous faire croire, soit qu'une nouvelle guerre intra-européenne était imminente. Alors que les médias ont été si prompts ― et le rappellent encore constamment — à critiquer l'intervention américaine en Irak, on peut s'étonner que si peu d'entre eux se montrent circonspects aujourd'hui. On cherche encore l'intérêt qu'aurait la Russie à envahir l'Ukraine et, accessoirement, quel serait l'avantage de le faire en plein hiver. Heureusement que Josep Borrell, haut représentant de l'Union européenne (UE) pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, a remis les pendules à l'heure en déclarant avec un tact diplomatique, que l'UE n'allait pas suivre Jo Biden dans ses exagérations, au demeurant contradictoires et assez maladroites.

En 1919, le traité de Versailles a humilié l'Allemagne vaincue, notamment en exigeant qu'elle vive avec 40 % d'énergie en moins, ce qui a conduit à la Seconde guerre mondiale. En 1946, le pasteur suisse Frank Buchman tenta le « réarmement moral » à des rencontres d'été au château de Caux (lac Léman) dans l'espoir de parvenir à "la paix et la réconciliation" dans l'Europe meurtrie. Ce n'est qu'en 1947 que quelques Allemands y participèrent, ce n'est que plus tard que Schuman et Adenauer ont répondu à l'appel de Caux. Au départ du traité CECA de 1951 et de celui d'Euratom de 1957 — tous deux sur l'énergie —, la paix et la réconciliation ont régné pendant 70 années. Il est temps de s'arrêter et de réfléchir à la manière dont on pourrait construire la paix et entamer la réconciliation avec la Russie. Il y a-t-il un nouveau Buchman ?

En 1991, le traité de la charte de l'énergie est signé

Après la fin du soviétisme en 1989, on avait pensé qu'il serait possible de réunir l'Europe de l'Atlantique à l'Oural, comme le rêvait le Général de Gaulle. On était bien parti, il semblait qu'on ne répèterait pas l'humiliation des vaincus comme le fit le traité de Versailles de 1919. L'UE avait tant besoin d'énergie et la Russie en étant riche, le traité de la charte de l'énergie a été signé en 1991 pour accorder des garanties d'investissements de part et d'autre. De grands projets de production de pétrole et de gaz, tels que Sakhaline 1 et Sakhaline 2, ont été réalisés avec les entreprises de l'OCDE. Vladimir Poutine avait suffisamment de bonnes relations, en Allemagne notamment (l'accord sur le gazoduc Nord Stream 1 voulu par Gerhard Schroeder en est la preuve). L'importance de l'énergie avait conduit à la formalisation en novembre 2000 d'un partenariat énergétique entre l'UE et la Russie. Les Russes demandaient des technologies et attendaient des investissements estimés à 18-20 milliards $ par an, mais on leur a parlé d'énergies renouvelables et d'économie d'énergie.

La reprise en main par Poutine de la situation chaotique créée par les oligarques d'abord, et Obama et les faucons de Washington ensuite, nous ont entrainés là où nous n'aurions pas dû être aujourd'hui.

En août 2019, le président Emmanuel Macron a plaidé pour un rapprochement entre l'UE et la Russie, appelant à « réinventer une architecture de sécurité et de confiance entre l'Union européenne et la Russie ». Le ciment de cette architecture est l'énergie ; comme du temps de Schuman et d'Adenauer, elle peut servir de vecteur vers la réconciliation. L'UE ne se passera pas du gaz russe et ne devrait pas se passer de son pétrole non plus : soyons clairs, les énergies fossiles et l'énergie nucléaire seront encore utilisées pendant ce siècle et l'énergie nucléaire bien au-delà. La Russie ne peut vendre son gaz par pipeline que chez nous, les points de consommation de la Chine étant trop éloignés de la seule frontière russe qui peut accueillir des gazoducs. Nous sommes liés par l'histoire, par la culture qui dérive d'une religion commune et par l'énergie. On a tous intérêt à revenir à ces fondamentaux et tendre la main à la Russie.

Abandonner totalement les énergies fossiles?

À l'instar de Richard Nixon qui avait su pulvériser la solidarité entre les communistes chinois et soviétiques, l'Occident a intérêt à fragmenter la solidarité renaissante entre la Russie et la Chine, Chine qui aujourd'hui est le seul adversaire revendiqué du "monde libre". Cela devrait être un point de la campagne présidentielle en cours.

Mais comment faire dès lors que la seule raison d'être de l'UE semble être d'abandonner totalement les énergies fossiles ? De ce fait, la politique énergétique de l'UE enlève le ciment de la paix et la réconciliation avec la Russie. Elle négocie même la révision, voire l'abandon, du traité sur la Charte de l'énergie vu que celui-ci est en opposition avec la décarbonation. Cette utopie est la pointe de la pyramide inversée sur laquelle se base toute la politique énergétique de l'UE. La géopolitique de jardin d'enfants que nous impose Berlin via Bruxelles et Strasbourg est contredite par des faits irréfragables : depuis que nous nous sommes meurtris pour avoir voulu réduire les émissions (juin 1992 à Rio de Janeiro), les émissions mondiales de CO₂ ont augmenté de 58 % jusqu'en 2020, et les chiffres de 2021 montreront que nous en sommes à plus de 60 %. Cela n'est pas près de changer, car le reste du monde suit la pensée de pères fondateurs de l'UE : « énergie abondante et bon marché », c'est-à-dire énergie fossile et nucléaire.

L'architecture souhaitée par le président Macron et, espérons-le, aussi par d'autres candidats à la présidence, a besoin du ciment de l'énergie fossile et du nucléaire. Si on l'élimine, il ne pourra y avoir de paix avec la Russie. La paix aujourd'hui est plus importante que les émissions de CO₂ de demain. À partir de là, on peut aussi construire une autre "architecture" pour permettre aux pays pauvres de se développer avec des solutions réellement durables, non polluantes, mais réalistes.

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(*) Le dernier ouvrage de Samuel Furfari: «Écologisme. Assaut contre la société occidentale » (Éditions VA)

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Commentaires 2
à écrit le 02/02/2022 à 14:39
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Merci à La Tribune de publier cette intervention pertinente, qui nous change d’une certaine pensée unique omniprésente dans les medias.

le 04/02/2022 à 11:55
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Êtes-vous prêt à noyer le pays dans l'océan pour le profit de votre voisin de l'est?

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