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Jean Viard "Le voyage est indispensable car il permet de faire un commun de l'humanité"

Face aux mutations profondes du secteur du tourisme, le sociologue Jean Viard revient sur les notions qui caractérisent le modèle : la temporalité, le repos, le voyage. Des notions qui ont évolué au gré des contemporanéités et qui, face à la crise sanitaire, vivent une transformation inédite. Son essai, "Le Triomphe d’une utopie – Vacances, loisirs, voyages : la révolution des temps libres", a été actualisé et réédité aux Éditions de l’Aube. (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune - N°5 Juin 2021)
(Crédits : Alexandre Dupeyron)

De votre point de vue de sociologue, que recouvrent les mots vacances, voyages, loisirs ?

Jean Viard Le voyage a commencé par être une quête philosophique, il y a trois siècles. Les élites sociales des XVIIe et XVIIIe siècles réfléchissaient à une civilisation sans christianisme ni monarchie, ce qui les a poussées à aller à Rome, en Égypte, en Grèce - des pays qui avaient eu d'immenses civilisations sans ces attributs. Ensuite, c'est devenu un apprentissage pour les jeunes aristocrates, en particulier britanniques. Il s'agissait de connaître les ports, notamment, en vue d'activités commerciales. Est venu ensuite, à partir du XIXe siècle, le temps de la santé et du soin du corps. On allait prendre les eaux à Bath ou à Divonne-les-Bains. Du voyage, on est donc passé à un phénomène de séjour. Qui a donné lieu à l'élaboration d'un imaginaire et d'un territoire, grâce à la peinture puis à la photographie, autour des bateaux, des plages - du Nord, puis de la Méditerranée - et des paysages, jusque dans l'Ouest américain avec la découverte, virtuelle, du Grand Canyon, notamment. Et au fur et à mesure que l'on a construit cet imaginaire, on a récupéré des éléments qui existaient auparavant, comme les carnavals - qui étaient proches du politique, puisque c'était une forme de moquerie envers les élites sociales -, les fêtes votives proches du religieux, ou des activités proches du travail. Avec cela, on a construit une nouvelle culture du lien social que l'on appelle le temps libre, dans lequel il y a du voyage, de la culture, des pratiques sociales... Le tout se développant différemment, en fonction du milieu social. Par ailleurs, jusqu'à la Première Guerre mondiale, il y avait deux idées du temps. Avec, d'un côté, ceux qui travaillaient tout le temps - je rappelle que le dimanche n'était pas férié jusqu'en 1908 -, et de l'autre, ceux qui, disons, ne travaillaient pas. Puis, à l'occasion de la Guerre de 14-18, alors que tout le monde se mélangeait dans les tranchées, on a inventé l'alternance entre travail et repos. Cette idée de repos est une idée moderne, le mot en tant que tel date de la fin du XIXe siècle. Avant cela, il ne recouvrait en effet que le repos éternel, tandis que le dimanche, lui, était le jour du Seigneur. Certes, on se reposait le dimanche, mais sans en avoir conscience, puisque le temps appartenait à Dieu... Ensuite, dans l'entre-deux-guerres, cette alternance a été mise en place d'abord dans les régimes communistes, puis dans les régimes fasciste en Italie et nazi en Allemagne, qui ont considéré que les vacances étaient un remerciement envers les bons travailleurs, ceux qui étaient « politiquement corrects », si l'on peut dire. La France, à cet égard, n'est pas du tout en avance. D'ailleurs, si les congés payés avaient déjà été votés en 1925, il n'y avait pas eu de suite, du fait que les classes populaires ne le demandaient pas.

Comment cela, les classes populaires ne revendiquaient pas les congés payés ?

J.V. En France, seuls les représentants des élites intellectuelles, comme Jean Zay et Léon Blum, avaient en effet cette culture de l'alternance et portaient le concept de congés payés. Et les syndicats, avec l'idée que si les travailleurs étaient de plus en plus heureux, ils ne feraient pas la révolution, étaient contre ! En fait, à part des demandes émanant de ces intellectuels et des militaires, notamment, qui observaient que certains jeunes, destinés à la guerre, n'étaient pas en bonne santé du fait qu'ils ne faisaient pas assez d'exercice physique, il n'y avait pas de mouvement en ce sens. D'autant que dans l'imaginaire populaire, il n'y avait pas non plus de catégorie mentale pour le « non-travail », à part quand on était au chômage ou malade. Cette idée va cependant progressivement se construire en France au moment où elle prend également forme ailleurs, de la Belgique à l'Australie. Enfin, certes, les congés payés ont été votés en 1936, mais d'abord pour mettre fin aux grèves et aux occupations d'usines d'alors. De nouvelles lois sociales, dont les 40 heures, avaient également été adoptées, mais comment couper court aux mouvements sociaux ? L'idée a donc été, pour libérer les usines, de faire partir les ouvriers en vacances - et les congés payés ont débuté le 1er août 1936... D'ailleurs, c'est depuis cette époque que les vacances, en France, sont très régulières en temps, du 1er au 15 août, car rythmées à l'origine par l'État, alors que dans d'autres pays d'Europe, elles n'ont pas de dates aussi précises. Mais certains, en 1936, ont eu peur... Il y a même eu des manifestations ! Que faire en effet de ce nouveau temps libre ? Il fallait en inventer son utilisation, au-delà de la construction d'un récit épique qui a été faite par la suite et selon lequel le Front populaire avait inventé les congés payés. Car le temps est clairement une construction. Par ailleurs, l'origine du mot « vacances » vient de vacans, participe présent du verbe latin vacare, « être vide », pour parler des tribunaux, qui étaient fermés. De fait, dans les sociétés agraires, on arrêtait tout, généralement en août et en septembre, pour aller s'occuper des récoltes, ou, en ce qui concerne les propriétaires terriens, pour aller surveiller le travail. Il s'agissait donc d'une sorte de transhumance.

Et aujourd'hui ?

J.V. Aujourd'hui, cette notion de transhumance, qui fait le lien entre le temps et l'espace, est toujours là. D'ailleurs, parmi les 60 % de Français qui partent en vacances, dont la moitié part l'été et un tiers part plusieurs fois par an, nombreux sont ceux qui retournent toujours au même endroit, car ils y ont leurs habitudes, dans une maison familiale, une résidence secondaire ou un camping, et s'y sentent en sécurité. Quant au voyage, il a gardé son côté initiatique, comme lors des siècles précédents. Cela inclut les grands voyages de la fin de l'adolescence, à New York ou ailleurs, qui font partie de la formation des jeunes gens modernes. D'ailleurs, Erasmus est inscrit dans ce concept. Et à l'autre bout de la chaîne, les voyages des jeunes retraités. Sans oublier l'initiation sexuelle, qui a souvent lieu durant la période de vacances, ou une régénération du désir - et le Club Med en a été le parfait exemple ! D'ailleurs, si, dans les quartiers prioritaires de la ville, les jeunes pouvaient davantage partir en vacances, je suis sûr que cela changerait la vision des femmes qu'ont certains... Les territoires ont également changé, du fait que certains se sont installés à la montagne parce qu'ils aimaient le ski, d'autres ont acheté une maison de campagne parce qu'il y avait un festival en été dans la région. Cette idée de festival était d'ailleurs un projet politique : il s'agissait, après la Seconde Guerre mondiale, d'amener la culture au peuple, selon l'idéal de la Résistance. La France a de ce fait une caractéristique unique : c'est l'un des rares pays au monde où tout le territoire, en fait, est touristique. Et le télétravail est en passe de faire de nouveau évoluer cette situation, puisque les télétravailleurs peuvent s'installer loin des grandes métropoles. Cette nouvelle forme de travail apportera aussi bien des crèches dans les villages que des tiers lieux pour se rassembler.

Entre les cinq semaines de vacances et l'avènement des 35 heures, les Français ont, semble-t-il, beaucoup de temps libre. Comment le gèrent-ils ? Sont-ils réellement à part dans le monde industrialisé ?

J.V. Les 35 heures sont avant tout une mesure féministe. Du fait que les deux parents travaillaient, il fallait davantage de temps libre pour s'occuper des enfants, même si l'idée a ensuite été désignée comme un moyen de lutter contre le chômage. Mais le temps libre, aujourd'hui, sert surtout à ce que j'appellerais de la production domestique. En d'autres termes, du fait que les Français sont nombreux à avoir une maison avec un jardin (16 millions sont dans ce cas, et à Paris, un ménage sur deux, quasiment, dispose d'une résidence secondaire), l'idée est d'utiliser ce temps pour refaire la salle de bains ou inviter des amis à un barbecue.

La différence entre la France et d'autres pays, c'est qu'en France, comme je le soulignais, le temps est plus cadré qu'ailleurs : on part en juillet ou en août, alors que dans d'autres pays, les vacances sont plus étalées. Les Américains ont de leur côté une gestion du temps différente. Ils partent moins, mais quittent leur travail plus tôt que les Français dans la semaine. Autre élément qui distingue la France : il n'y a pas eu, jusqu'à présent, de pensée touristique, ni de réglementation, au niveau de l'État. Pas plus qu'il n'y a de fusion entre tourisme et culture. Alors que le premier secteur en France (pesant 11 % du PIB), c'est l'usage du temps libre, d'autant que l'Hexagone est à la fois un pays d'accueil des touristes étrangers et un pays de départ en vacances pour les Français.

Pourquoi est-ce important de voyager ?

J.V. Le voyage est indispensable car il permet de faire un « commun » de l'humanité, notion qui a été cultivée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le voyage est donc un ressort essentiel de la construction d'une conscience mondiale. Aujourd'hui, en outre, il s'agit d'unifier la planète pour lutter contre le réchauffement climatique. L'humanité est déjà d'une certaine façon unifiée - elle a des objets communs, mondiaux, comme les téléphones portables. Elle a également fait cause commune pour lutter contre la pandémie de Covid-19 et produire des vaccins. Il faut donc voyager pour comprendre le monde - même si nous sommes sans doute, dans ce domaine, à l'année zéro, avec de nouvelles formes, de nouveaux codes de voyages, plus respectueux de l'environnement, qui vont se mettre en place, grâce en particulier au numérique, permettant d'étaler les entrées au Louvre, par exemple. Je pense d'ailleurs que nous aurons une réglementation plus forte à l'avenir. Alors qu'hier, le Concorde illustrait à la perfection le mythe du voyage rapide et de courte durée - certains, les plus fortunés, allaient à New York pour voir une exposition - demain, les compagnies low cost ne pourront sans doute plus vendre de billets pas chers pour des voyages de moins d'une semaine. Même chose pour Airbnb : une régulation de cette activité va prendre forme. Enfin, partir, cela veut aussi dire revenir. Et c'est à ce moment-là que l'on évalue sa façon de vivre, quitte à en changer. À cet égard, les confinements dus à la pandémie ont eu le même effet. Nous avons réévalué notre façon de vivre. Enfin, le confinement a ouvert la porte à l'idée, déjà émergeante, que le dépaysement peut se faire non à 3000 kilomètres, mais près de chez soi. D'autant que l'on est passé d'une société de la fatigue du corps à une société de la fatigue de l'esprit. Il s'agit désormais de se déconnecter et cela peut se faire à proximité.

Comment voyez-vous les évolutions à venir dans ces conditions ?

J.V. En 1968, il y avait 60 millions de touristes internationaux. En 2019, presque un milliard et demi. Autant dire que le phénomène du tourisme s'est développé dans toutes les couches moyennes, dans tous les pays du monde. Sans la pandémie, nous serions très vite arrivés à 2 milliards. En conséquence, le tourisme a sans arrêt inventé de nouvelles destinations, pour accommoder les flux touristiques croissants. C'est ainsi qu'en France, on a d'abord inventé les plages du Nord, puis la Méditerranée, puis le ski, puis les festivals... Ensuite, le tourisme urbain, à la fin du xxe siècle, est arrivé, puis les parcs de style Disney. Et au même titre que les autoroutes ont eu du mal à suivre le flot de touristes qui prenaient la route l'été - certains se souviennent des bouchons à Montélimar - on voit que certaines villes, telles que Barcelone ou Venise, font face à des afflux tels qu'elles ont du mal à gérer. Il faudra donc penser de nouvelles innovations, spatiales ou temporelles, pour que ce flux puisse se diffuser.

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune n°5 - VOYAGES, l'ailleurs n'est pas si loin - Juin 2021 - Découvrez la version papier

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