Quand les entreprises s'inspire de la biodiversité

Pour concevoir des trains à grande vitesse, des bâtiments autoventilés ou les algorithmes des GPS, les humains ont pris modèle sur le génie de la nature. Au-delà de cet aspect utilitaire, respecter le vivant au lieu de l’exploiter sans vergogne est un must si l’humanité veut survivre. D’autant que vivant et changement climatique s’influencent mutuellement. États et entreprises commencent à le comprendre et à agir pour préserver la biodiversité. (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune - N°6 Octobre 2021)
(Crédits : Istock)

« La planète s'en fout !, tonne le biologiste Gilles Bœuf, professeur à l'université Pierre-et-Marie-Curie Sorbonne, mais il y a les humains dessus ». De fait, la planète a été, sur plusieurs centaines de millions d'années, bombardée par des météorites, colonisée par le vivant, affectée par des glaciations. Le tout jalonné de crises. La plus violente, il y a 250 millions d'années, a conduit à la disparition de la quasi-totalité des espèces. La cinquième a eu raison des dinosaures, il y a 65,5 millions d'années. Et aujourd'hui, une nouvelle crise est en cours, provoquant, à un rythme beaucoup plus rapide, une nouvelle extinction d'une partie du vivant. Selon l'indice Planète Vivante du Fonds mondial pour la nature (WWF), entre 1970 et 2016, les populations d'animaux vertébrés, par exemple, ont diminué de 68 %. Une estimation qui ne cesse de croître, puisqu'en 2014, elle n'était que de 52 %. Ainsi, en moins de 50 ans, plus de deux tiers des mammifères, oiseaux, amphibiens, reptiles et poissons ont disparu. De même, depuis l'ère préindustrielle, 85 % des zones humides ont été perdues et sur les 30 dernières années, on constate une diminution de 75 % des populations d'insectes. Les humains, cette fois-ci, en sont largement responsables, par le biais du changement des habitats naturels, dont la déforestation, la surexploitation des plantes, des animaux et des écosystèmes, la pollution des sols, des eaux et de l'air et la propagation d'espèces invasives. Si rien n'est fait, au rythme de l'évolution actuelle, dans deux cents ans - autrement dit, une fraction de seconde à l'échelle du temps de la planète - le vivant dans son ensemble pourrait avoir disparu de la Terre. Plantes, animaux et humains... Au point que la perte de la biodiversité est désormais classée comme l'un des risques avec le plus fort impact et la plus forte probabilité de survenir par le Forum économique mondial, à côté d'autres risques qui y sont liés, comme le changement climatique, les évènements climatiques extrêmes et la propagation de virus...

« On ne peut plus concevoir les activités humaines au détriment de la nature. D'autant que le vivant qui s'en va change aussi le climat en retour », tranche ainsi Gilles Bœuf.

Mais comment freiner ce qui apparaît comme une évolution inexorable ? Certes, rapport après rapport, les humains ont été prévenus des dangers. Mais si le changement climatique commence, enfin, à être pris au sérieux, la préservation de la biodiversité est longtemps restée un angle mort, aussi bien dans les politiques étatiques qu'au niveau des entreprises. D'ailleurs, souligne le Boston Consulting Group dans une étude parue en mai 2021, « alors que la question climatique est désormais largement prise en compte dans les stratégies des grandes entreprises, le sujet de la biodiversité est encore émergent. En 2020, alors que 33 % des entreprises du CAC40 avaient élaboré une stratégie spécifique concernant la préservation de la biodiversité, seules 5 % d'entre elles ont déclaré dans leurs rapports annuels que la perte de biodiversité avait un «impact élevé» pour les actionnaires et les parties prenantes ». Reste que les régulateurs, les investisseurs et les consommateurs risquent d'accentuer la pression. En outre, la 15e conférence de l'ONU sur la biodiversité, initialement prévue en octobre 2020, puis reportée à mai 2021, devrait finalement se tenir du 11 au 24 octobre 2021, à Kunming, en Chine, et donner lieu à un accord mondial sur la préservation de la biodiversité. Les enjeux sont énormes.

La moitié du PIB mondial dépend de la biodiversité

Selon l'analyse du BCG, les activités humaines et économiques reposent en effet largement sur la biodiversité, que ce soit en tant que source de protéines, de produits comme la soie issue des bombyx et le miel des abeilles, ou de solutions médicales. « 50 % du PIB mondial en dépend, de même que 5,6 gigatonnes de carbone par an (plus de 10 % des émissions annuelles) sont séquestrées par la biodiversité terrestre et marine », précise l'étude du cabinet de conseil international. En outre, selon la même source, la perte de biodiversité coûte déjà entre 5 000 milliards et 25 000 milliards de dollars par an...

Plus concrètement, « la reproduction de 80 % des plantes à fleurs dépend de 20 000 espèces d'abeilles dans le monde », précise Jean-David Chapelin-Viscardi, entomologiste et responsable du laboratoire d'éco-entomologie d'Orléans. Selon le ministère de la Transition écologique, la production végétale française destinée à l'alimentation humaine attribuable à l'action des insectes pollinisateurs représentait, en 2010, une valeur comprise entre 2,3 et 5,3 milliards d'euros, soit entre 5,2 % et 12 % de la valeur totale de ces productions. « Et tous les insectes sont utiles, poursuit l'entomologiste, car au-delà de la pollinisation, ils participent au fonctionnement des écosystèmes, dont la fertilisation des sols et la bio-régulation, avec la limitation des organismes ravageurs. » Ainsi, aux États-Unis, la valeur du contrôle naturel des ravageurs par les insectes auxiliaires locaux est estimée à 5 milliards de dollars par an.

Concevoir par biomimétisme

En plus de ces apports, les humains se sont aussi appuyés sur ce que Gilles Bœuf appelle « le génie de la nature » pour concevoir, par biomimétisme, des produits du quotidien. C'est vrai pour tout ce qui touche à l'aérodynamisme, par exemple. Dans l'aéronautique, les ingénieurs font par exemple appel à des structures dites NIDA (pour nids d'abeilles), semblables aux alvéoles construites par les abeilles pour les fuselages d'avions, qui permettent de renforcer la résistance de l'aile en gardant une grande légèreté. Et au Japon, la conception du train à grande vitesse, le Shinkansen, qui doit passer dans de nombreux tunnels, a ainsi été copiée sur la forme, fuselée, du martin-pêcheur. En effet, cet oiseau, qui plonge en piqué pour attraper ses proies sous l'eau, réussit à passer de deux milieux à pressions différentes, l'air et l'eau, au même titre que le train à grande vitesse japonais doit s'accommoder d'une pression différente dans et hors des tunnels sans pour autant ralentir en raison de la résistance accrue qu'implique l'air comprimé dans les lieux fermés. Les concepteurs du Shinkansen ont donc imité la forme du bec et du corps du martin-pêcheur. Avec des résultats impressionnants : la vitesse a augmenté tandis que la consommation d'énergie et les nuisances sonores à l'entrée et la sortie des tunnels ont été réduites. C'est vrai également de certaines constructions, qui s'inspirent des termitières pour autoréguler la température. Les structures de près de 10 mètres de haut construites par les termites se fondent à la fois sur une cheminée centrale permetant à l'air chaud de monter et sur de petits trous, qu'elles font évoluer si nécessaire, en bas de l'édifice, laissant au contraire passer l'air frais. Un centre commercial, bâti à Harare, au Zimbabwe, selon cette méthode d'auto-ventilation, économise ainsi 90 % d'énergie par rapport à un bâtiment classique. C'est vrai aussi pour les GPS, dont les algorithmes d'optimisation ont été conçus, notamment par l'Italien Marco Dorigo, spécialise de la recherche sur l'intelligence « en essaim », en 1990, selon les balises à base de substances chimiques qu'utilisent les fourmis pour indiquer à leurs congénères le chemin le plus court vers la nourriture. Les équipes du CNRS se sont ainsi penchées sur cette méthode pour optimiser la collecte des déchets ou la distribution du courrier. Et c'est vrai pour les éoliennes, dont les nuisances sonores ont été réduites par des chercheurs de Cambridge en étudiant les plumes des ailes des chouettes, capables de voler rapidement et silencieusement. De même, d'autres experts travaillent, entre autres, les uns sur les micro-algues pour une chimie verte, les autres sur les blobs, ces organismes naturels unicellulaires - ni animaux, ni végétaux, ni champignons, ni bactéries - et sans neurones, mais capables d'apprendre de leurs expériences et de transmettre l'information en fusionnant avec leurs congénères, tandis que d'aucuns planchent sur d'autres propriétés du vivant pour la fabrication du verre, la production d'électricité ou autres. Sans oublier les propriétés digestives de certains insectes, qui peuvent dégrader du plastique, désormais étudiées.

Engagement des entreprises

Pas question, donc, de détruire ce trésor. Au-delà des engagements, encore émergents, des États, les entreprises commencent à se saisir du sujet, certaines étant directement tributaires des ressources naturelles pour leurs activités. C'est ainsi le cas de L'Oréal , qui a créé un fonds pour la régénération de la nature. Quant au groupe de luxe Kering, il a rendu publique sa stratégie biodiversité en 2020. LVMH l'a suivi, en faisant de la biodiversité l'un des piliers de son programme d'actions pour l'environnement, avec pour objectif une contribution nette positive sur la biodiversité en limitant l'impact de ses activités sur les écosystèmes et en aidant à réhabiliter 5 millions d'hectares d'habitat de la faune et la flore à l'horizon 2030. Mais de plus petites structures les ont précédés. À l'instar de la marque Yves Rocher, qui déclare être engagée dans la préservation de la biodiversité depuis 60 ans. Le groupe a ainsi fait labelliser « refuges de biodiversité » ses sites industriels bretons par la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO).

« De plus en plus d'entreprises me confient des études de biodiversité sur leur site qui doivent conduire à des préconisations favorables au maintien de la biodiversité, sous la forme d'écopâturage, par exemple. Mes interlocuteurs sont convaincus de la démarche, y compris en matière de bien-être au travail », confirme Jean-David Chapelin-Viscardi. L'entomologiste orléanais travaille principalement dans le milieu agricole, notamment sur les insectes (et les vers) qui enfouissent les matières organiques dans le sol permettant ensuite aux plantes d'y puiser pour pousser. « Sans cet apport, l'agriculture ne peut plus produire durablement », conclut-il.

Maxime Séché, directeur général du groupe Séché Environnement, fait également partie de ces dirigeants d'entreprises engagés en faveur de la préservation de la biodiversité. Le groupe industriel familial, fondé en 1985, qui compte 4 600 salariés, est spécialisé dans le traitement et la valorisation de tous types de déchets et les services de dépollution, et « la protection du vivant fait partie intégrante de la stratégie de l'entreprise, au même titre que notre transition vers le bas carbone », indique Maxime Séché. Dès 1993, la société a associé des naturalistes à ses plans de développement industriels, en faisant réaliser des études sur la faune et la flore de son site de Laval. Puis, en s'appuyant sur son équipe d'écologues, elle a formalisé son engagement en intégrant, en 2014, la Stratégie nationale pour la biodiversité puis l'initiative Act 4 Nature et obtenu, au fils des années, plusieurs certifications, dont, en 2016, un « Engagement Biodiversité », attribué par Ecocert pour l'ensemble des sites de stockage du groupe. « Une première dans les métiers de services à l'environnement, qui disposent souvent de grandes surfaces pour pouvoir déployer des démarches d'ampleur en matière de biodiversité : préservation ou aménagement d'habitats, programmes de plantations, suivi des espèces... », précise le dirigeant. Autres dimensions de l'engagement du groupe Séché, l'évangélisation du public et de ses clients, via de nombreuses visites de sites, notamment, et le bien-être des salariés - la biodiversité étant, pour la direction, « un axe fédérateur en interne et en externe ». Les collaborateurs peuvent ainsi, entre autres, participer à des sorties pédagogiques pour découvrir plantes et oiseaux qui vivent sur les sites ou contribuer à l'aménagement d'hôtels à insectes, de ruches ou d'arboretums.

Ces efforts suffiront-ils ? « Face à la tragédie que connaissent ces biens communs, on devra limiter l'accès aux ressources du vivant », avance Gilles Bœuf. Si la réglementation ne le fait pas, si les entreprises ne s'y mettent pas, le vivant, en se rétrécissant comme il le fait actuellement, le fera de lui-même...

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune n°6 - PLANETE MON AMOUR - Réparons les dégâts ! Octobre  2021 - Découvrez la version papier

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Commentaire 1
à écrit le 24/12/2021 à 17:01
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Le problème étant que tant que nous survivons nous nous adaptons au pire seul un danger immédiat pourrait nous faire réagir alors des pollutions pour la plupart invisibles ne vont pas nous alerter.

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