Deezer va entrer en Bourse : comment l'éternel challenger du streaming musical a trouvé sa place face à Spotify et Apple Music

Le champion français du streaming musical reste un nain par rapport aux leaders mondiaux Spotify et Apple Music, mais sa stratégie axée sur la France et certains marchés stratégiques dans des pays émergents (Brésil, Mexique, Moyen-Orient...) lui a permis de faire son trou et de résister. Au point d'envisager une entrée en Bourse via le SPAC I2PO, détenu notamment par la famille Pinault et Matthieu Pigasse.
Sylvain Rolland
Face aux Spotify, Apple Music et Amazon Music, les performances de Deezer, qui pèse 1,7% du marché mondial, font pâle figure. Mais le vrai succès de Deezer est d'être le numéro 1 en France. La moitié de ses 9,6 millions d'abonnés payants sont situés dans son marché domestique.
Face aux Spotify, Apple Music et Amazon Music, les performances de Deezer, qui pèse 1,7% du marché mondial, font pâle figure. Mais le vrai succès de Deezer est d'être le numéro 1 en France. La moitié de ses 9,6 millions d'abonnés payants sont situés dans son marché domestique. (Crédits : CHARLES PLATIAU)

On peut le dire : Deezer a beau être l'un des premiers succès de la French Tech, le champion français du streaming musical ne sera probablement jamais un géant mondial ni même l'un des plus grands champions de l'écosystème tech tricolore. Mais quinze ans après sa création en 2007, et sept ans après une première tentative ratée d'introduction en Bourse, l'éternel challenger à l'histoire tumultueuse est toujours là. L'entreprise dirigée par Jeronimo Folgueira se sent même suffisamment en forme pour tenter une introduction en Bourse, prévue "fin juillet" sur la place de Paris.

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La méthode du SPAC pour faciliter l'entrée en Bourse

Pour cela, la licorne française, dont le premier actionnaire actuellement - à hauteur de 68% - est le fonds américain Access Industries, fait appel à un SPAC nommé I2PO. Ce véhicule d'investissement a été créé à l'été 2021 par un trio détonnant : la famille Pinault -à la tête du géant du luxe Kering-, le banquier d'affaires Matthieu Pigasse -copropriétaire entre autres du groupe Le Monde-, et Iris Knobloch, une ancienne dirigeante de WarnerMedia.

Très à la mode dans la Silicon Valley et de plus en plus en Europe, le système du SPAC -ou Special Purpose Acquisition Company- permet à une startup d'accéder plus facilement à la Bourse. Il s'agit en fait d'une entreprise lancée spécifiquement pour lever des fonds afin de permettre à une autre entreprise d'entrer sur une place boursière. Et une fois que sa "cible" entre la Bourse, les deux entités fusionnent, le SPAC s'effaçant derrière son sujet.

I2PO s'était lancé l'an dernier en ciblant le secteur du "divertissement". Le SPAC a finalement jeté son dévolu sur Deezer et va donc lever de l'argent pour lui. "Il s'agit d'un mariage parfait et d'une opération transformante, qui permettra de créer de la valeur car Deezer est un actif unique dans le paysage du streaming musical", a déclaré Iris Knobloch, actuelle présidente du conseil d'administration et directrice générale du SPAC.

L'IPO de Deezer via un SPAC n'est pas une surprise : la nomination, l'an dernier, d'un nouveau Pdg à la tête de l'entreprise, Jeronimo Folgueira, avait envoyé un signal clair des intentions des investisseurs de la licorne tricolore. Cet Espagnol n'est pas un novice en la matière : membre du conseil d'administration de Tio Tech, un SPAC coté au Nasdaq qui vise à aider les licornes européennes à accéder aux marchés financiers américains, le dirigeant s'était distingué en 2017 en réussissant l'IPO du site de rencontres Spark Networks à la Bourse de New York.

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Valorisation et performances décevantes : "Deezer, c'est l'élève sérieux mais sans éclat qui plafonne à 12 de moyenne"

D'après le Wall Street Journal, Deezer devrait lever entre 410 et 425 millions d'euros lors de l'opération, ce qui valoriserait l'entreprise à hauteur de 1,05 milliard d'euros. C'est une relative déception : en 2020, le groupe mexicain TV Azteca avait investi 40 millions de dollars dans la plateforme pour lui permettre de se développer au Mexique, sur la base d'une valorisation de 1,4 milliard de dollars (1,3 milliard d'euros).

Autrement dit, cette estimation est donc inférieure de presque 20% à la valorisation d'il y a deux ans. Pourtant, la pandémie du Covid-19 a permis à toute l'industrie du streaming (vidéo, audio et jeux vidéo) de recruter massivement des utilisateurs payants, démocratisant cet usage une bonne fois pour toutes. Dans le streaming audio, Deezer en a bien sûr profité : le français revendique aujourd'hui 9,6 millions d'abonnés payants, pour un chiffre d'affaires de 400 millions d'euros en 2021. C'est 2,7 fois plus qu'en 2015 (150 millions d'euros), date de sa précédente tentative -ratée- d'introduction en Bourse, qui s'était soldée par un renoncement à cause de "conditions de marché non favorables". A l'époque, Deezer revendiquait seulement 1,3 million d'abonnés payants et a donc multiplié ce nombre par 6,4.

Pourquoi, alors, Deezer est-il si peu valorisé ? Tout simplement car la licorne tricolore reste un nain dans son secteur, qui a moins profité de la pandémie que les autres et croît moins rapidement. Selon l'IFPI, la fédération professionnelle de l'industrie musicale, le marché du streaming musical a généré 12,3 milliards de dollars en 2021 et comptait 523 millions d'abonnés payants, contre 2,9 milliards de dollars et 64 millions d'abonnés payants en 2015. Le chiffre d'affaires global de l'industrie a donc été multiplié par 4,3 en 7 ans, et celui des abonnés payants par 8,2 !

Les performances de Deezer, qui pèse 1,7% du marché mondial, font pâle figure en comparaison. Alors qu'il a été un pionnier du secteur en arrivant sur le marché dès 2007, le français n'a pas réussi à s'imposer, laissant Spotify, puis Amazon Music et Apple Music dominer le marché. Avec 180 millions d'abonnés payants dans le monde, Spotify détient à lui seul 31% du marché mondial du streaming, d'après le bureau d'études Midia, suivi par Apple Music (15%) et Amazon Music (13%).

"Deezer, c'est l'équivalent de l'élève appliqué qui plafonne à 12/20 de moyenne mais qui ne brille jamais. C'est un beau petit challenger, solide, qui résiste et a trouvé sa place dans son marché, mais qui ne sera jamais un champion. C'est même plutôt un symbole d'échec pour la French Tech, c'est le type d'histoires dont on ne veut plus. Deezer reste un succès mais il incarne cette génération de startups des années 2000 et début 2010, un peu comme Dailymotion, qui a eu une idée géniale avant tout le monde mais qui s'est fait doubler car il n'a pas trouvé les moyens financiers de se développer en France, et il n'a pas su dépasser ces freins et afficher l'ambition de vraiment devenir un leader mondial", nous confie un investisseur et fin connaisseur de l'écosystème.

Focus sur la France et "quelques marchés rentables" via des partenariats avec des acteurs locaux télécoms et médias

Le vrai succès de Deezer est d'être le numéro 1 en France. La moitié de ses 9,6 millions d'abonnés payants sont situés dans son marché domestique. Le reste provient essentiellement de certains pays ciblés dans lesquels Deezer s'implante via des partenariats forts avec des acteurs locaux des télécoms et des médias, comme Orange en France, TIM au Brésil, TV Azteca au Mexique -filiale du conglomérat Grupo Salinas-, ou encore Rotana au Moyen-Orient, premier producteur et distributeur de musique en langue arabe.

Sa prochaine cible ? L'Allemagne, avec le lancement "imminent" du partenariat avec RTL+ annoncé fin 2021. Post-IPO, le nouveau Pdg entend continuer cette stratégie consistant à cibler des marchés stratégiques plutôt que chercher une expansion globale et courir derrière le nombre d'utilisateurs. Une décision qui paraît sage: étant donné le retard accumulé, il paraît vain de vouloir vraiment se considérer comme un rival des trois géants qui dominent le marché. "I2PO apporte un vaste réseau international et un ensemble de compétences complémentaires qui aideront Deezer à s'imposer comme la plateforme de streaming musical indépendante de référence grâce à des positions fortes sur certains marchés clé", a ajouté François-Henri Pinault, également cité dans le communiqué.

Si Deezer réussit son IPO et poursuit sa -discrète- croissance, elle pourrait montrer que si la tech est le domaine par excellence du "winner takes it all" (le gagnant rafle tout le marché, Ndlr), il existe aussi une voie de succès pour les éternels challengers.

Sylvain Rolland

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