Dr. TikTok et Mr. Douyin : la stratégie de ByteDance pour calmer le régulateur américain

L'application de vidéo TikTok, plébiscitée par les 16-24 ans, attire les soupçons des régulateurs américains, alors qu'elle s'apprête à opérer un virage économique crucial. Mais la maison-mère ByteDance sait déjà comment y répondre : elle promet de séparer TikTok de son jumeau chinois Douyin.
François Manens
Pour passer entre les mains du régulateur, le chinois ByteDance transforme progressivement TikTok en application 100% américaine.
Pour passer entre les mains du régulateur, le chinois ByteDance transforme progressivement TikTok en application 100% américaine. (Crédits : Reuters)

C'est la première fois qu'une application chinoise rencontre un tel succès aux Etats-Unis, et plus généralement en Occident. Avec 1,5 milliard de téléchargements en deux ans, TikTok est la troisième application la plus téléchargée au monde. ByteDance, l'entreprise-mère de TikTok, compte bien récolter les fruits de sa réussite dès l'an prochain. Valorisée à plus de 75 milliards de dollars, la scaleup chinoise prépare son entrée sur la Bourse de Hong-Kong et s'appuierait volontiers sur la monétisation de son audience sur le marché occidental.

Problème : le régulateur américain ne voit pas d'un bon oeil l'arrivée d'une entreprise chinoise dans le paysage national. Le comité pour l'investissement étranger aux Etats-Unis (CFIUS) a ouvert une enquête sur le rachat par ByteDance de son concurrent présent sur le marché américain, Musical.ly, pour un milliard de dollars en 2017. Il doit statuer si oui ou non cet investissement peut menacer la sécurité nationale, notamment dans la façon dont sont gérées les données des utilisateurs. Le régulateur pourrait, le cas échéant, forcer un retrait de l'investissement. A ce climat de méfiance s'ajoute de vifs soupçons autour de la politique de modération du groupe, accusé de censurer les contenus trop critiques envers les autorités chinoises.

Pour calmer ces inquiétudes, ByteDance a accéléré la séparation entre les activités de Douyin, la version originale de l'application, disponible uniquement en Chine, et TikTok, la copie identique accessible au reste du monde. L'objectif : fondre TikTok dans le paysage de la Silicon Valley, et en faire un réseau social comme les autres (Facebook, Instagram Snapchat...). Les soupçons et accusations seraient ainsi cantonnées à Douyin, tandis que TikTok, devenue pratiquement américaine, serait capable de montrer patte blanche aux régulateurs occidentaux.

TikTok, une application américaine comme les autres ?

Du côté d'Internet et des applications, la Chine fonctionne avec son propre écosystème : les plateformes d'Alibaba remplissent le rôle d'Amazon, WeChat regroupe réseaux sociaux, messagerie, et paiement dans une seule application, tandis que Baidu fait office de Google.

Lorsque ByteDance rachète l'application de playback -également chinoise- Musical.ly en 2017, il en profite pour la transformer en une copie conforme de son application Douyin, et la renommer TikTok. Musical.ly était déjà présent sur les marchés américains et français, contrairement à Douyin, et revendiquait 60 millions d'utilisateurs mensuels.

Voilà le premier argument agité pour rassurer les Américains. Si les données de Douyin sont stockées en Chine, celles de TikTok sont, d'après l'entreprise, stockées dans des data-centers aux Etats-Unis et à Singapour. Les dirigeants de TikTok, dont le siège social est installé à Los Angeles, affirment ainsi que leurs activités ne sont soumises ni aux lois chinoises ni à l'influence du gouvernement.

Mais cette garantie ne suffit pas aux autorités, tant les données en jeu (identité, adresses e-mails, images photos et vidéos...) sont sensibles, d'autant plus que 60% des utilisateurs ont entre 16 et 24 ans. Avant même l'ouverture de l'enquête de la CFIUS en octobre, ByteDance avait donc déjà accéléré la séparation entre TikTok et Douyin, d'après Reuters. TikTok a massivement recruté en 2019 aux Etats-Unis pour se doter de ses propres équipes techniques, produit, commerciales, marketing et légales. Il a également ouvert, en septembre, de nouveaux bureaux, à Mountain View, en plein centre de la Silicon Valley. Détail amusant : il y occupe les anciens locaux de WhatsApp, l'application de messagerie de Facebook.

Pour définitivement montrer sa bonne volonté aux autorités, TikTok est allé jusqu'à constituer une équipe américaine en charge de la gestion des données, qui pourrait décider de couper l'accès de celles-ci aux ingénieurs basées en Chine, toujours d'après Reuters.

Aujourd'hui, TikTok emploie 400 personnes aux Etats-Unis (moins d'1% des effectifs de ByteDance), contre 20 au moment de l'acquisition de Musical.ly. Le groupe s'engage-t-il vers un développement séparé entre TikTok et son jumeau Douyin ? En tout cas, il espère prouver la séparation technique et géographique de ses activités américaines pour ne pas être forcé de revenir sur son investissement dans Musical.ly.

Renvoyer les casseroles au jumeau chinois Douyin

Mais l'enquête de la CFIUS n'est pas le seul problème du groupe : les régulateurs américains questionnent aussi sa politique de modération. Elle est même qualifiée de "censure" par le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, qui voit dans TikTok une menace pour son propre business.

Un rapport de l'institut australien de stratégie politique pointait récemment le "rôle actif" de ByteDance dans "la dissémination de la propagande de l'Etat chinois" dans la province du Xinjiang, une région dans laquelle le gouvernement opprime la minorité ouïghoure. Ces derniers avaient utilisé pendant un moment l'application de ByteDance pour communiquer sur leur situation, mais les comptes ne sont plus visibles aujourd'hui.

Fin novembre, TikTok a à nouveau attiré les projecteurs en suspendant, pendant 50 minutes, le compte de Feroza Aziz, une utilisatrice américaine de 17 ans, qui se présente comme "human right activist". Elle avait critiqué les actions du gouvernement chinois au Xinjiang, dans une vidéo en trois parties aux apparences de tutoriel de maquillage. Après un tollé médiatique, TikTok s'est excusé publiquement sur son site.

"En raison d'une erreur de modération humaine, la vidéo virale... a été retirée. Il est important de clarifier qu'aucun élément de notre règlement n'exclut le contenu similaire à cette vidéo, et elle n'aurait pas dû être retirée", écrit Eric Han, chef de la sécurité du groupe, dans le billet de blog.

En septembre, The Guardian avait mis la main sur une charte de modération de la plateforme. Il y révélait qu'en plus du bannissement, TikTok s'arrogeait le droit de rendre certaines vidéos moins visibles en jouant sur leur algorithme de recommandation. Les critiques contre le système chinois rentraient dans une catégorie plus large de "critiques ou attaques contre les politiques, règles sociales de n'importe quel pays, comme la monarchie constitutionnelle, le système parlementaire, la séparation des pouvoirs, le système socialiste, etc...", tandis que le traitement des Ouïghours pouvait relever de "la démonisation ou la distorsion de l'Histoire locale où d'un autre pays comme les émeutes de mai 1998 en Indonésie, le génocide cambodgien ou les incidents de Tiananmen".

TikTok a affirmé qu'il s'agissait d'anciennes directives, et que désormais, il dispose d'équipes de modération spécifiques à chaque pays. Elles prennent en charge le contenu local avec des règles de modérations spécifiques.

2020, année de la monétisation

Si TikTok s'empresse de montrer patte blanche, c'est parce qu'elle prévoit de lancer la monétisation de sa jeune audience l'an prochain. Facebook multiplie déjà les projets pour l'étouffer, et l'entreprise chinoise veut agir rapidement.

Pour appuyer son virage publicitaire, le groupe a notamment engagé Blake Chandlee, un ancien directeur de la publicité de TikTok, désormais en charge des partenariat publicitaires américains. Dans une interview pour le Financial Times, il évoque des "centaines... sinon milliers" de marques intéressées, et prévoit déjà l'introduction d'un outil d'achat intégré sur les publications, à l'image de ce que fait Instagram.

Le dirigeant envisage aussi des format publicitaires originaux, basés sur les mécanismes spécifique de TikTok : il conseille par exemple les marques pour que leurs hashtags deviennent des challenges populaires de la plateforme et entraînent une viralité organique, alimentée par les créations de vidéos. Mais le chemin à parcourir est encore long : TikTok doit améliorer son ciblage, faciliter l'achat de publicité, et donner aux acteurs tiers des outils pour vérifier ses mesures publicitaires. Enfin, il doit prouver aux influenceurs qu'ils peuvent monétiser leur audience sur sa plateforme.

2020 est donc une année charnière pour ByteDance. Il doit prouver la capacité de TikTok à créer un modèle économique publicitaire solide au Etats-Unis, tout en échappant aux sanctions des régulateurs. A la clé : la réussite d'une introduction à la Bourse à Hong-Kong.

François Manens

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Commentaire 1
à écrit le 10/12/2019 à 8:38
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Aux états unis les entreprises se plient en quatre afin de respecter la puissance politique du pays, en UE elles plient en quatre nos politiciens européens pour qu'ils se soumettent à leurs règles à elles. Et yen a encore qui croit en l'europe...

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