La sanction est tombée ce mardi. Juste après la fermeture de la Bourse, l'Arcep a annoncé qu'elle sanctionnait Free. L'autorité de régulation des télécoms a puni l'opérateur de Xavier Niel, le milliardaire et influent patron de la tech française, pour avoir failli à apporter une couverture suffisante dans plusieurs régions et départements d'outre-mer. Le montant de l'amende, de 300.000 euros, semble anecdotique pour un groupe de cette envergure. Mais la sanction a constitué un petit événement dans le monde des télécoms. Elle intervient alors que l'Arcep est aujourd'hui sous le feu des critiques.
Beaucoup estiment que l'institution présidée par Laure de La Raudière depuis près de deux ans manque d'autorité. Un grief revient souvent : l'Arcep aurait renoncé à son principal pouvoir de sanctionner les opérateurs - et notamment les géants Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free - lorsqu'ils sortent des clous et ne respectent pas leurs obligations. La sanction de Free démontrerait, comme l'affirme Laure de La Raudière, le contraire. « Cela montre que nous avons toujours notre pouvoir de sanction, et que nous n'hésitons pas à l'utiliser quand la régulation ne débouche pas sur des résultats », affirme-t-elle à La Tribune.
« Rien ne serait pire qu'une autorité sans autorité »
Sa sanction vise, en outre, le fleuron des télécoms de Xavier Niel, lequel s'était farouchement opposé à la nomination de Laure de La Raudière à la tête de l'Arcep. Le milliardaire avait mis en doute son indépendance parce qu'elle a travaillé, il y a longtemps, chez France Télécom. « Nommer à la tête d'une autorité indépendante quelqu'un qui a bossé 15 ans chez Orange, cela me paraît assez surprenant », avait-il canardé. Après avoir été sanctionné ce mardi par l'Arcep, Free s'est, au passage, fendu d'un communiqué rageur. L'opérateur dénonce la décision de l'Arcep. Il estime que sans lui, les prix des abonnements téléphoniques en outre-mer seraient toujours beaucoup plus élevés qu'en métropole. « Mais comme le dit le proverbe populaire: "l'ingratitude est fille du bienfait" », a écrit l'opérateur. Interrogé par La Tribune, Xavier Niel ne dit pas s'il est l'auteur de ces mots. « C'est une œuvre commune, comme toujours chez Free ! », répond-t-il.
Cet épisode ne suffit pourtant pas à effacer les inquiétudes profondes de l'industrie des télécoms à l'égard de son régulateur. S'il y a un an, les critiques se faisaient en coulisse, elles sont désormais sur la place publique. Le 22 septembre dernier, c'est Patrick Chaize, sénateur de l'Ain (LR) et président de l'Avicca, l'influente association regroupant les collectivités investies dans le numérique, qui a jeté un pavé dans la mare. Ce jour-là, l'Arcep organisait un de ses grands événements annuels, « Territoires connectés », à l'Institut du monde arabe à Paris. Le parlementaire a été invité, à cette occasion, à introduire des débats sur l'avenir des réseaux télécoms en France. Très remonté contre les problèmes de qualité des raccordements à la fibre qui minent le pays, Patrick Chaize a déposé un projet de loi, cet été, pour renforcer les pouvoirs de l'Arcep à l'égard des opérateurs. « Mais encore faudra-t-il en user, a-t-il lancé à l'événement du régulateur. Sinon c'est le règne de l'impunité. Rien ne serait pire qu'une autorité sans autorité. »
Face à cette pique majuscule, beaucoup s'attendaient, dans l'auditoire, à ce que Laure de la Raudière lui vole dans les plumes. Mais sa réponse n'a guère convaincu sur la capacité du gendarme des télécoms à sortir son bâton dans les grands dossiers. « Quand on sanctionne, c'est que le problème n'est pas résolu, a-t-elle estimé. Du point de vue de la régulation, c'est presque un échec... C'est parce que nous avons un dialogue permanent avec l'ensemble des acteurs, que nous les accompagnons pour les amener à résoudre les difficultés, que nous n'avons généralement pas besoin de les sanctionner. »
Si Patrick Chaize a décidé de taper du poing sur la table, c'est parce qu'il n'a guère apprécié la manière dont l'Arcep a accueilli son projet de loi. D'après l'Avicca, une version préliminaire du texte a été présentée à l'Arcep pour savoir si celui-ci - et notamment les nouveaux pouvoirs qu'il préconise pour l'institution - lui convenait. Une source au fait du dossier affirme à La Tribune que ce projet de loi, en l'état, ne plaisait guère au régulateur. « L'Arcep a déploré son côté coercitif, nous dit-on. Elle a aussi laissé entendre que ce n'était pas la peine de faire une PPL [Proposition de loi, Ndlr] puisque les opérateurs lui avaient présenté un plan d'amélioration de la qualité des réseaux de fibre. » Interrogé à ce sujet, Patrick Chaize ne fait pas de commentaire. L'épisode interroge : pourquoi diable l'Arcep bouderait-elle de nouveaux pouvoirs, surtout concernant un dossier critique pour l'avenir numérique du pays ? « Elle n'en veut pas parce qu'elle refuse, au bout du bout, de les utiliser », déclare notre source.
« En absence de résultats, je changerai de méthode »
Laure de La Raudière, elle, nie farouchement avoir défendu une telle position. « Je n'ai jamais dit ça, se défend-t-elle. J'ai dit à Patrick Chaize que j'étais notamment très favorable à l'article 4 de la PPL, qui renforce les pouvoirs de l'Arcep en lui permettant de réaliser des audits financés par les opérateurs, et à l'article 5, qui garantit les droits des consommateurs. » Elle précise, toutefois, que si « les premiers articles, qui remettent en cause le processus industriel de raccordement à la fibre, constituent un bon levier pour mettre la pression sur les opérateurs », leur « adoption déstabiliserait complètement » la filière de la fibre. Ce qui « n'est pas une bonne chose pour améliorer la qualité des déploiements », poursuit-elle. La présidente de l'Arcep souhaite donc laisser aux opérateurs le temps d'améliorer les choses. « Je préfère que ce projet de loi ne soit pas examiné tout de suite », affirme-t-elle. « Mais si les résultats, qui sont encore une fois ma seule boussole, ne sont pas au rendez-vous, je changerai de méthode », poursuit-elle, précisant que « la sanction » demeure une option.
Dans le secteur, certains affirment que l'Arcep rechignerait à aller au contentieux avec des acteurs du calibre d'Orange ou de SFR par crainte que leurs recours aboutissent. Il faut dire que le régulateur a récemment essuyé quelques ratés. En avril dernier, le Conseil d'Etat a cassé une décision de l'institution d'octroyer des bandes de fréquences à Starlink, la constellation de satellites d'Elon Musk, après des recours d'ONG écologistes. Le même mois, Orange a également obtenu l'annulation d'une décision de l'Arcep, qui lui imposait d'apporter la fibre aux professionnels qui en font la demande dans les grandes villes. Ce dossier a constitué un camouflet pour le régulateur. Le Conseil d'Etat a notamment jugé que l'obligation imposée par l'Arcep n'était pas justifiée, et se situait « en dehors du cadre juridique ». Laure de La Raudière affirme, pour sa part, que la possibilité de recours « ne rentre jamais en ligne de compte » dans les décisions du régulateur.
« Dans les télécoms, il faut montrer les dents »
Si les inquiétudes concernant le pouvoir de sanction du régulateur sont si vives, c'est parce qu'il s'agit d'une arme déterminante pour imposer ses vues et faire avancer les dossiers. En outre, l'Arcep peut aussi utiliser cette menace pour sceller des deals dans certains domaines prioritaires, mais où ses outils de régulation sont limités, voire inexistants. Sébastien Soriano, le prédécesseur de Laure de La Raudière, n'hésitait pas à abattre cette carte. « Les relations entre Sébastien Soriano et Orange ont parfois été assez violentes, se rappelle un dirigeant d'un important acteur des télécoms. Cela dit, ils discutaient par ailleurs, et ils ont conclu de vrais deals. Les télécoms sont un secteur plutôt amical, où tout le monde se connaît. Mais on est toujours dans un rapport de force. Il faut parfois montrer les dents, se mettre un peu sur la gueule, sinon ça ne marche pas. »
L'ennui est que l'Arcep aurait, d'après les acteurs qu'elle régule, trop tendance à rester dans son couloir, de peur, semble-t-il, d'empiéter sur les prérogatives des autres. Dernier exemple en date : lorsque la filière de la fibre a tiré la sonnette d'alarme, au début du mois, appelant les opérateurs à mieux rémunérer leurs sous-traitants aujourd'hui en grande difficulté, Laure de La Raudière a répondu que le sujet la préoccupait. Mais elle a d'emblée précisé qu'elle était quelque peu démunie, qu'elle n'avait pas le pouvoir de s'immiscer dans des contrats commerciaux. Ce qui est vrai. Mais cette attitude suscite l'agacement, voire la colère, d'une large frange du secteur.
« L'Arcep s'enferme dans des règles »
« L'Arcep s'enferme dans des règles au lieu de se mettre au service d'une politique industrielle, fulmine un dirigeant d'un grand opérateur. Mais ce secteur, ce n'est pas un ensemble de règles ! C"est des hommes, des investissements... La présidente regarde son périmètre d'intervention, et au-delà, elle dit qu'elle ne peut rien faire. Jean-Noël Barrot [le ministre délégué en charge du Numérique et des Télécoms, Ndlr], quand on lui dit qu'il y a un problème avec la fiscalité du secteur, il nous écoute, il regarde les options... Il ne dit pas que ce n'est pas de son ressort et qu'il faut voir avec le Parlement ! Aujourd'hui, rien n'avance. L'Arcep a besoin d'un électrochoc. » Même son de cloche, et mêmes mots, pour un gros industriel des télécoms : « A chaque fois que nous posons une question à l'Arcep ou que nous lui faisons part d'un problème, elle dit qu'elle ne peut rien faire parce que ça ne relève pas de son périmètre », se désole-t-il.
Cette situation préoccupe le secteur, à un moment où les difficultés s'accumulent. La première d'entre elles étant l'inflation. Celle-ci rogne les marges des industriels, alors que la forte concurrence entre les opérateurs empêche de trop augmenter les prix des abonnements. Dans ce contexte, les acteurs sont unanimes : jamais un « régulateur fort » n'a été aussi nécessaire.
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