Le beurre et l'argent du beurre. Aux yeux du gouvernement et des pouvoirs publics, le secteur des télécoms a tout pour plaire. Non seulement les opérateurs n'ont jamais autant investi dans les réseaux. Mais les prix, pour le plus grand bonheur des Français, demeurent très bas dans l'Hexagone. Hors achats de fréquences mobiles, les investissements dans les télécoms ont passé, en 2019, la barre des 10 milliards d'euros, et devraient être du même acabit en 2020. Cinq ans plus tôt, ils n'étaient « que » de 7 milliards. Cet argent est consacré au déploiement de la fibre et des réseaux mobiles. Outre la 4G et la couverture des zones blanches, la 5G capte désormais une partie importante des dépenses. En juin 2020, Sébastien Soriano, le précédent président de l'Arcep, le régulateur des télécoms, s'était félicité de ce montant investi chaque année par le secteur et ses locomotives Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free. « C'est un chiffre historique, et surtout une tendance de fond, a-t-il déclaré sur BFM-Business. Cette vague monte progressivement depuis 2015. C'est une bonne nouvelle. Cela signifie que le secteur est mobilisé pour l'équipement du pays en infrastructures. »
Ces investissements permettent aujourd'hui à la France de figurer parmi les pays les mieux fibrés d'Europe. Et pour cause : le plan France Très haut débit, qui vise à apporter une connexion Internet ultra-rapide à tous les Français d'ici à la fin de l'année prochaine, constitue pour l'heure un franc succès. Récemment, une étude d'InfraNum, qui rassemble des industriels de la fibre, estimait qu'en 2022, 36,2 millions de locaux seront raccordés, sur un total de 42,7 millions. Le secteur redoutait que la crise du coronavirus plombe le calendrier. Il n'en a rien été.
Des prix toujours très bas
En parallèle, les prix des forfaits et abonnements Internet demeurent très bas dans l'Hexagone. Malgré quelques brèves accalmies, la compétition continue de faire rage depuis 2011 et l'arrivée de Free sur le marché du mobile. Dans l'espoir d'augmenter les tarifs, les opérateurs ont longtemps misé sur une consolidation du secteur, et un retour à trois acteurs. Mais toutes les tentatives ont échoué. En 2016, le deal entre Orange et Bouygues était proche d'aboutir. Mais il a capoté dans la dernière droite. Depuis, tous les acteurs poursuivent chacun leur bonhomme de chemin.
Malgré la forte intensité concurrentielle qui rogne les marges, Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free continuent d'investir fortement dans leurs réseaux. Personne ne lève le pied, et cela peut finalement surprendre. « Dès qu'une nouvelle technologie est apparue ces dernières années, qu'il s'agisse de la fibre ou de la 5G, il y a toujours eu au moins un acteur - et souvent Orange - qui a fait le choix stratégique d'investir massivement dans le réseau pour préserver des offres premium, constate Sylvain Chevallier, associé chez BearingPoint et spécialiste des télécoms. Dès lors, les autres ne peuvent pas se permettre d'être à la traîne, au risque de sacrifier leur dynamique commerciale. »
Le moindre relâchement se paye cash
Dans ce secteur plus que dans aucun autre, le moindre relâchement sur le front des investissements se paye cash. Le cas d'école est celui de SFR. Lorsque Patrick Drahi rachète l'opérateur au carré rouge à Vivendi en 2014, il trouve un réseau sous-investi. Le tycoon met lui-même plusieurs mois avant de relancer les investissements. Résultat: le réseau s'est dégradé. SFR a perdu des wagons d'abonnés mécontents. Ce qui, conjugué à des errements stratégiques, a provoqué en 2017 la dégringolade boursière du titre d'Altice, sa maison-mère.
Pour Sylvain Chevallier, « nous nous retrouvons ainsi dans une situation paradoxale où tous les acteurs continuent d'investir, ou presque de surinvestir par rapport à la valeur du marché, pour ne pas perdre de clients ». Pour les opérateurs, tous les moyens sont bons pour trouver du cash. La dernière manœuvre à la mode : vendre ses tours télécoms, pourtant si précieuses pour se différencier, à des opérateurs d'infrastructures. Parmi eux, la « towerCo » Cellnex a récemment racheté des milliers de pylônes et toits-terrasses à Bouygues Telecom, SFR et Free.
Désamour des marchés
Ce mardi, l'opérateur de Xavier Niel a annoncé la cession prochaine des 30% qu'il lui reste dans la société hébergeant ses tours télécoms en France. Free compte en retirer 600 millions d'euros, notamment pour accélérer les investissements dans la 5G. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il a suspendu son objectif de cash-flow opérationnel pour cette année en France. En dépit de bons résultats commerciaux, les marchés ont vu rouge. Le titre du « trublion des télécoms » a dégringolé en Bourse, passant de 152 euros à 129 euros ce mercredi.
De fait, ces politiques d'investissements couplées aux prix bas participent largement au désamour de marchés à l'égard des opérateurs télécoms. Chez Orange, le sujet suscite régulièrement l'agacement de Stéphane Richard, son PDG. Malgré ses efforts, le titre de l'opérateur historique plafonne désespérément autour de 10 euros depuis le printemps 2020, contre environ 14 euros entre 2017 et 2019. Orange n'est pas la seule victime de la fronde des marchés : celle-ci concerne la plupart des cadors européens des télécoms. Sur le Vieux Continent, de nombreux pays ont fait le choix de favoriser la concurrence, tout en poussant à un développement rapide des réseaux pour soutenir l'économie numérique. « Toute l'action publique, en France notamment, a été orientée de cette manière, et au profit des consommateurs », rappelle Sylvain Chevallier. Pour l'heure, les opérateurs tiennent bon. Ils s'en sortent plus qu'honorablement au regard de leurs résultats, même en pleine crise sanitaire. Mais le « mur d'investissements » auxquels ils sont désormais confrontés pourrait remettre, prochainement, l'équilibre économique du secteur en question.
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