"Value investing" (7/16), la méthode : l'analyse du compte de résultat

[ Série d'été ] Tout au long de cet été, les experts de l'Investisseur Français proposent une série en plusieurs volets pour comprendre ce qu'est l'"investing value". Aujourd'hui, deuxième volet de la méthode pour analyser une société à travers son compte de résultat. Et pour rendre la matière plus attrayante, l'analyse est conduite sous la forme d'une échange entre experts de l'IF.

Comment arrive-t-on au compte de résultat ?

Etienne. En soustrayant le coût des ventes du chiffre d'affaires, nous obtenons la marge brute. En déduisant de la marge brute les frais généraux [SG&A], les dépenses de recherche et développement [R&D] et les dépréciations et amortissements [D&A], nous arrivons au résultat opérationnel ou, dans le jargon, l'EBIT [Earnings Before Interest & Taxes].

Thomas. Au niveau comptable, l'EBIT représente le profit dégagé par l'entreprise à partir de ses activités commerciales, en excluant le coût des opérations purement financières - comme le coût de l'endettement, les produits des ventes d'actifs ou de divisions, et bien sûr le paiement des taxes.

Sylvain. On comprend donc que l'EBIT n'est pas utilisé dans l'analyse des entreprises financières !

Bien sûr, nous consacrerons un volet de cette série à l'étude de ces dernières ?

Sylvain. Même sans doute plusieurs modules, tant le sujet est vaste et complexe.

Qu'est-ce que l'EBITDA ? On rencontre cet acronyme partout.

Serge. On doit probablement cette invention barbare et insensée à des financiers qui voulaient faire apparaître comme viables des emprunts ou des business qui ne l'étaient pas pour les financer... Plus de deals, donc plus de commissions. Le célèbre ratio EV / EBITDA a une origine bien plus noble : un des meilleurs investisseurs et analystes de notre époque, Mario Gabelli, cherchait une méthode plus pertinente que les standards comptables habituels pour évaluer la capacité bénéficiaire de Liberty Media.

Sylvain. EBITDA signifie Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation & Amortization. On rajoute donc les dépenses de dépréciations et d'amortissements - des dépenses non-cash - au résultat opérationnel, ou EBIT. A ce titre, l'EBITDA se rapproche davantage du cash-flow issu des opérations que du résultat opérationnel.

Serge. Gabelli avait créé l'EV/EBITDA afin de l'appliquer à un type de business très précis : capex-light, et exceptionnellement bien géré, à l'image par exemple de toutes les entreprises de la galaxie Malone. Comme Liberty Media avait des dépenses d'amortissements très importantes, sa capacité à générer du cash était complètement masquée sur son compte de résultat. Il arrive que le profit cash et le profit comptable soient très éloignés l'un de l'autre...

Certes. Mais si je ne m'abuse, l'EBITDA est aujourd'hui très critiqué.

Serge. Vu son utilisation à tout va, je trouve qu'il ne l'est pas assez...

Etienne. Dans le langage fleuri de Charlie Munger [vice-président de Berkshire Hathaway], EBITDA égal « bullshit earnings ». S'il y a bel et bien une grosse part de vrai, la réalité est un peu plus nuancée. L'idée générale derrière le concept est de présenter une mesure plus authentique de la profitabilité opérationnelle de l'entreprise. Nous l'avons vu, les dépréciations et amortissements sont des dépenses comptables, mais ne constituent pas des sorties de cash. A ce titre, les rajouter au résultat opérationnel n'est pas dénué de sens si on veut voir combien le business gagne « en brut ». A peu de choses près, comme l'a dit Sylvain, cela revient à estimer le cash-flow opérationnel.

Thomas. L'EBITDA est « bullshit » lorsqu'il est utilisé à tort et à travers, par exemple pour présenter une capacité bénéficiaire comme plus confortable qu'elle n'est en réalité. On le comprend intuitivement : un actif qui se déprécie va nécessiter qu'on dépense de l'argent pour le mettre à niveau. A ce titre, faire comme si la dépense de dépréciation n'existait pas au seul motif qu'elle n'implique pas une sortie de cash immédiate est absurde, sinon mensonger, et ne reproduit pas fidèlement la réalité opérationnelle du business. Munger voulait souligner que l'EBITDA est aberrant car il ne tient pas compte des nécessités d'investissement d'un business, ou capex [capital expenditures]. Ce sont les banques d'investissement qui ont popularisé l'usage de cette mesure : à coup d'EBITDA, elles faisaient passer des business chichement profitables car intensifs en capital pour de superbes machines à cash. C'est beaucoup plus commode pour vendre un deal, par exemple une fusion/acquisition...

Sylvain. Rappelons aussi qu'aux Etats-Unis, l'EBITDA est une mesure « non-GAAP », c'est-à-dire non définie par un standard, ni reconnue par les normes comptables. S'ils en donnent un, les managements sont tenus d'indiquer ce que contient l'EBITDA dans un tableau de réconciliation avec une mesure « GAAP », par exemple le résultat net. Il faut être vigilant avec  ce dernier, et toujours bien remonter à la source. Forcément, tout changement dans un des postes précédents - chiffre d'affaires, coûts des ventes, SG&A, R&D - entraîne une évolution de l'EBITDA. Par exemple, quand Worldcom capitalisait des charges [les comptait en actifs au bilan plutôt que de les passer en dépenses au compte de résultat] qui étaient en fait des coûts des ventes, cela améliorait son EBITDA. L'entreprise pouvait ensuite communiquer sur sa supposée spectaculaire capacité bénéficiaire... Qui n'était que fiction !

Clairement du « bullshit earnings »...

Serge. Si on décidait de « traire la vache », c'est-à-dire de tirer tous les cash-flows possibles d'un business sans jamais réinvestir dans ses actifs, par exemple avant de le liquider, alors on pourrait se justifier d'utiliser l'EBITDA... Et encore, il y a sans doute des taxes à prendre en compte ! Sinon, la mesure est fréquemment utilisée pour définir les covenants [termes de la dette]. A condition de refuser tout capex, l'EBITDA correspond assez bien à l'argent qui rentre dans les caisses de l'entreprise pour honorer les intérêts de sa dette, une dépense normalement prioritaire sur toutes les autres. Autrement, on parle encore d'une couverture des intérêts qui n'a aucun sens.

Etienne. On voit de plus en plus apparaître des EBITDA spécifiques à chaque industrie. Ces dernières sont peut-être acceptables pour affiner l'analyse et la compréhension du business, mais à la condition exclusive de comprendre comment on les établit, et d'y porter un œil critique...

Thomas. Les financiers et les entreprises ont beaucoup d'imagination, et souvent quelque chose à vendre...

Des exemples spécifiques ?

Sylvain. Par exemple l'EBITDAR chez les compagnies aériennes. Il s'agit du classique EBITDA, auquel on enlève les locations [rent] pour tenir compte du fait que tous les avions exploités par la compagnie ne sont pas toujours sa propriété - ils sont parfois loués. Si on ne tient pas compte des dépréciations pour les avions détenus en propre, on doit aussi enlever les coûts de location : cela facilite la comparaison de deux compagnies aériennes entre elles - on obtient ainsi une estimation de la capacité à générer du cash de chaque compagnie, indépendamment de la façon dont elle a obtenu ses avions, que ce soit en investissement ou en location. Dans le premier cas, les charges associées sont dans les "DA" (des amortissements d'un achat d'un avion). Dans le deuxième, des loyers ("R"). Il faut toutefois garder à l'esprit que les avions doivent être renouvelés et maintenus en bon état - il y a donc du capex : faire l'impasse dessus ne serait pas sérieux.

Thomas. L'EBITDAX pour les compagnies pétrolières ou gazières, soit les revenus pré-intérêts, pré-taxes, pré-dépréciations et amortissements et pré-dépenses d'exploration [« X » pour exploration]. Cela donne une idée de la capacité bénéficiaire du business si l'on décidait de traire la vache - comme le dit Serge - mais, on le comprend bien, une compagnie pétrolière a constamment besoin de financer de nouvelles explorations pour remplacer la production des puits qui s'épuisent...

Serge. Les opérateurs télécoms ou entreprises de divertissement communiquent leur OIBDA [Operating Income Before Depreciation & Amortization], qui  correspond grosso modo aux cash-flows opérationnels des activités commerciales retraités de tous les éléments exceptionnels, type dépenses de restructuration. Le problème, bien sûr, est de s'assurer que ces éléments sont bel et bien exceptionnels...

Etienne. C'est fou le nombre d'évènements exceptionnels qui se reproduisent chaque année.

Merci pour ces digressions fort instructives. Et si nous revenions au compte de résultat, et à la ligne « résultat opérationnel » [operating income en Anglais] ?

Serge. Pris à part, il n'a pas nécessairement beaucoup d'intérêt. Sa véritable utilité est de pouvoir déterminer la marge opérationnelle du business, en rapportant l'EBIT au chiffre d'affaires [résultat opérationnel/chiffre d'affaires].

Sylvain. Vérifier l'évolution dans le temps de la marge opérationnelle nous donnera des indications précieuses sur la structure de coûts d'une entreprise. Notamment sur son levier opérationnel, c'est-à-dire la sensibilité de ses résultats aux fluctuations de l'activité. Un levier opérationnel important signifie que pour chaque euro ou dollar de chiffre d'affaires supplémentaire, le gain au niveau du résultat opérationnel sera important. Et idem, malheureusement, pour chaque euro de chiffre d'affaires en moins...

Etienne. Un exemple précis : le chiffre d'affaires de Somero a augmenté de 30% en 2014, mais le résultat opérationnel a doublé. Idem pour le premier semestre 2015. Voici ce qu'on appelle un sacré levier opérationnel ! Dans les faits, cela veut dire que la part de coûts fixes est prépondérante dans la structure de coût globale.

Les coûts fixes ?

Sylvain. Les frais de siège et coûts d'occupation, les salaires, les assurances, etc. A l'inverse, les coûts variables sont par exemple la quantité de matières premières à utiliser dans le processus de production, ou les dépenses d'énergie requises pour assurer cette dernière, qui dépendront bien sûr du montant de la production vendue.

Serge. Quand l'activité est en croissance, les sociétés qui ont une importante part de coûts fixes voient parfois leur marge opérationnelle augmenter très fortement. Une autre façon de définir ledit levier opérationnel est d'estimer le coût marginal d'acquisition et de gestion d'un client. Par exemple, dans l'industrie du logiciel, une fois que les développements sont effectués, ajouter un client supplémentaire ne coûte quasiment rien. Les coûts fixes sont prépondérants, les coûts variables plus faibles : la marge opérationnelle peut exploser. Microsoft est un exemple illustratif : en regardant les marges des divisions Windows et Office, on comprend vite l'efficacité du modèle...

C'est logiquement à partir du résultat opérationnel qu'on établit la marge opérationnelle, qui nous permet de mesurer la profitabilité, et de comparer divers concurrents entre eux ?

Serge. Absolument, et de voir lequel contrôle le mieux ses coûts. Prenons l'exemple de la grande distribution, un business où l'échelle est essentielle. Le plus un business fait de volume, le plus il peut négocier ses prix d'achats, et optimiser ses coûts logistiques. Walmart dégage une marge opérationnelle près de deux fois supérieure à celle de Carrefour, pourtant le deuxième ou troisième détaillant mondial en termes de chiffre d'affaires... Sauf que Walmart réalise 480 milliards de dollars de ventes, cinq fois plus que Carrefour.

Etienne. On comprend que de faibles marges doivent nécessairement s'accompagner d'un volume de ventes important, ce qui semble naturel si l'entreprise veut effectivement gagner un peu d'argent.

Thomas. A l'inverse, on trouve des business comme Hermès, qui dégagent des marges opérationnelles de 30% - six fois plus que Walmart. Eux n'ont pas les mêmes volumes que Walmart, mais ils disposent par contre d'un authentique pricing power [capacité à fixer les prix].

Serge. L'exception qui confirme la règle, c'est Apple : ils sont si bons qu'ils parviennent à sortir des marges dignes d'Hermès avec des volumes colossaux !

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