"Value investing" (6/16), la méthode : analyser le bilan d'une société

[ Série d'été ] Tout au long de cet été, les experts de l'Investisseur Français proposent une série en plusieurs volets pour comprendre ce qu'est l'"investing value". Aujourd'hui, premier volet de la méthode pour analyser une société à travers son bilan en s'intéressant aux actifs, en particulier ceux dit "intangibles". Et pour rendre la matière plus attrayante, l'analyse est conduite sous la forme d'une échange entre experts de l'IF.

Dans un bilan d'entreprise, on trouve des immobilisations corporelles - usines, bateaux, mines, etc. - mais aussi des immobilisations incorporelles...

Serge. Dites aussi actifs intangibles. C'est un concept souvent abstrait, et certains managements ne se gênent pas pour abuser de l'abstraction.

Etienne. On regroupe sous la catégorie des intangibles les brevets, les licences, les portefeuilles de clients, les marques ou les logiciels informatiques, fonds de commerce, droits au bail entres autres choses. Pour certaines entreprises, comme les pharmaceutiques ou les éditeurs de logiciels, on comprend intuitivement l'importance de ce poste.

Serge. Plus précisément, on capitalise ici les frais de dépôt de marque, le montant des brevets que l'on aurait acquis, sinon les frais de recherche et développement, les frais d'acquisition de licences, etc.

 Pourquoi les frais ?

Serge. Il y a deux méthodes pour valoriser un actif au bilan. En prenant l'exemple du brevet : soit au coût d'acquisition, soit en capitalisant les frais de dépôt s'il est développé en interne.

Qu'appelez-vous frais de dépôt ?

Serge. Tout ce qu'il en a coûté à l'entreprise pour jouir du brevet, soit la somme des frais de R&D plus les frais administratifs pour s'en faire reconnaître la propriété exclusive.

Mais c'est la porte ouverte à toutes les aberrations ? Imaginons un brevet qui n'a coûté que 1.000 dollars à déposer, mais qui rapporte des milliards à l'entreprise...

Serge. C'est en effet la porte ouverte à beaucoup d'erreurs d'interprétation et d'analyse. La vraie valeur d'un brevet - ou de n'importe quel autre actif - réside en réalité dans la valeur actualisée des cash-flows qu'il est susceptible de générer.

Il faut donc réévaluer les différents intangibles durant l'analyse, plutôt que de prendre les chiffres tels qu'ils sont inscrits au bilan ?

Serge. Comme pour les actifs tangibles, comme pour toutes les lignes du bilan. Même un poste en apparence aussi sommaire que la trésorerie demande une réévaluation critique...

Jeremy. Concernant les intangibles, on est incapable de les valoriser correctement si on ne comprend pas l'activité de l'entreprise : dans ce cas, autant être prudent, faire du zèle et les compter pour zéro.

Thomas. En réalité, cela s'applique aussi aux actifs corporels.... Si tu n'es pas un spécialiste de l'industrie pétrolière, avec une connaissance spécifique des propriétés géologiques et des conditions d'exploitation d'un gisement, comment peux-tu espérer connaître sa valeur sur le marché privé ?

Serge. En effet, quitte à ne pas comprendre, autant tout compter pour zéro, et se cantonner à des entreprises qui cotent sous la valeur de leur actif net courant [actif courant moins toutes les dettes]. Si on est un familier de l'activité, il faut faire une évaluation au cas par cas : il n'y a pas de recette miracle.

Thomas, tu es actionnaire de BlackBerry. Ta thèse à l'époque où tu l'as acheté était que le prix de l'entreprise [deux milliards de dollars] sous-estimait la valeur du portefeuille de brevets. Comment avais-tu calculé la valeur de ce dernier ?

Thomas. Grossièrement et, pour citer Benjamin Graham, en partant du postulat qu'il n'est pas nécessaire de connaître le poids exact d'un homme pour savoir s'il est obèse. On ne pouvait pas s'y prendre par les cash-flows puisqu'il n'y en avait pas. Je m'étais donc référé aux transactions comparables, par exemple Nortel, Nokia ou Motorola Mobility, ainsi qu'à la valeur sur le marché privé. On en avait une certaine idée puisque plusieurs offres de rachat avaient été formulées, dont l'une par Microsoft quelques mois auparavant, pour un montant trois fois supérieur à la capitalisation boursière de BlackBerry au moment où j'y ai investi.

Serge. C'est une méthode valable, avec cependant toutes les imprécisions qu'elle comporte... Les brevets sont-ils meilleurs ou moins bons que les comparables ? Quand seront-ils obsolètes ? Ont-ils une valeur une fois placés entre d'autres mains ? Il est très difficile de répondre à ces questions avec précision... L'approche est clairement plus empirique que scientifique.

Pouvez-vous nous donner un autre exemple d'actif intangible porté au bilan pour moins qu'il ne vaut réellement ?

Serge. Le brevet Nessina de Furiex Pharmaceuticals. On pouvait esquisser une valorisation par les cash-flows, puisqu'on connaissait précisément les ventes du médicament. Dans le cas du Nessina [un traitement contre le diabète], on avait l'historique détaillé des ventes pour le Japon, et on savait que le traitement allait être homologué aux Etats-Unis... On pouvait donc avoir une idée de plage de valeur, et y ajouter une call-option. Dans le cas de Sanofi, un brevet comme celui du Lantus [un autre traitement contre le diabète] implique des ventes mondiales et une croissance assez prévisible, au moins pendant un certain temps : on peut donc assigner un multiple de ses cash-flows à la molécule. Surprise : le résultat est déjà à lui seul un multiple de la book value [valeur comptable] de Sanofi. A une époque, l'entreprise cotait même sous la valeur du seul Lantus - tout le reste venait gratuitement !

Etienne. Le cas inverse - un intangible porté au bilan pour sans doute plus qu'il ne vaut réellement - se présente aussi très fréquemment. Nous l'avons vu avec Peugeot ou CGG, qui capitalisent leur frais de R&D ou d'exploration à outrance, sans toutefois parvenir à générer de profit sur ces actifs. Nous discutions également du cas Prodware : il y avait une forte décote sur la book value, certes - mais cette valeur comptable, c'était surtout les soixante millions d'immobilisations incorporelles correspondant à des concessions, brevets et logiciels. La lecture des notes de bas de page nous apprenait qu'il s'agissait en majorité de frais de développement capitalisés, dont on ne peut que très difficilement évaluer la véritable valeur...

Sylvain. Si les frais de R&D sont capitalisés mais que l'actif ne génère aucun profit, à moins d'être un spécialiste averti et d'avoir une idée précise du montant pour lequel on pourrait le monnayer sur le marché privé, on peut douter de sa valeur... Quand il y a des profits, comme le disait Serge, l'actif vaut la somme actualisée de ses cash-flows.

C'est clair. On trouve aussi des marques parmi les intangibles. Comment les valoriser ?

Etienne. Comme une molécule chez une pharma. Autrement dit, quels cash-flows l'entreprise peut-elle tirer de la monétisation de cette marque ? On peut cependant appliquer des hypothèses plus conservatrices, car ici il n'y a pas d'exclusivité du produit, sauf exception... La concurrence est plus ouverte.

Jeremy. Il y a toutefois un réel effort d'analyse à fournir, car la valeur d'une marque peut grandement différer en fonction de l'entreprise qui l'exploite. Si par exemple son propriétaire ne peut rien en faire et qu'elle ne génère aucun cash-flow, la marque vaut zéro. Mais si une entreprise tierce peut la récupérer et en faire quelque chose, alors la marque a une valeur sur le marché privée, basée sur le retour sur investissement qu'ambitionne l'acquéreur...

Sylvain. Par exemple, Adidas a payé une prime pour acquérir Reebok - ils ont payé plus que ce que l'entreprise cotait - car ils savaient qu'une fois intégrée à leur réseau ils pourraient en tirer davantage de valeur.

Serge. Quand Mars acquiert Wrigley's [la célèbre marque de chewing-gums], Wrigley' se retrouve de facto distribué dans le monde entier via le réseau logistique de Mars. Les entreprises qui acquièrent ainsi sont capables de donner une échelle, de créer des synergies ! Une marque a donc parfois plus de valeur chez l'un que chez l'autre...

Thomas. Les brevets de BlackBerry auraient peut-être davantage de valeur s'ils étaient intégrés aux solutions Microsoft.

Serge. Un autre exemple : prise individuellement, la marque Tony Hawk [du nom du célèbre champion de skate] ne vaut que quelques millions mais, une fois acquise par Cherokee, sa portée est démultipliée car elle bénéficie des relations entre Cherokee et Target : elle vaut donc beaucoup plus intégrée chez Cherokee que seule.

Comment sont amortis les intangibles ?

Serge. Les biens tels que les baux ou fonds de commerce ne sont pas amortis. Sauf exception, les frais qui sont capitalisés s'amortissent de manière linéaire. Pour les brevets, c'est en fonction de leur durée de vie. Dans certains cas, l'administration fiscale interdit d'amortir la dépense, par exemple dans le cadre de l'acquisition d'une entreprise ou d'une marque. Là aussi, c'est du cas par cas.

Une autre sorte d'actif intangible qu'on retrouve souvent sans trop savoir ce que c'est : le goodwill.

Etienne. La traduction française est parfaite : « écart d'acquisition ». Dans le cadre d'une acquisition, il s'agit donc de l'écart entre la valeur comptable [book value] et le prix payé. Si j'achète cinq milliards une entreprise avec un milliard de capitaux propres, je marque quatre milliards de goodwill à mon bilan. A l'inverse, mais c'est plus rare, un badwill est constaté lorsqu'une entreprise en acquiert une autre pour un montant inférieur à sa book value.

Cela signifie-t-il qu'il ne peut y avoir aucun goodwill tant qu'aucune acquisition n'est réalisée ?

Sylvain. Oui, c'est bien ça. En général, lorsque le goodwill représente une part importante de l'actif, cela montre que l'entreprise s'est construite à travers des acquisitions.

Pourquoi le goodwill est-il toujours considéré avec autant de scepticisme ?

Sylvain. Car si l'entreprise surpaie pour une acquisition, le goodwill risque de valoir en réalité significativement moins que le montant pour lequel il est inscrit au bilan. Parfois, le goodwill a de la valeur, parfois non... Je ne vais pas être original : il faut étudier chaque dossier au cas par cas. Un exemple bien connu est celui de l'acquisition d'Autonomy par Hewlett-Packard. Ces derniers ont payé dix milliards de plus que la valeur comptable d'Autonomy, mais c'était manifestement une aberration puisque le goodwill a été déprécié de près de neuf milliards l'année suivante. On tenait là un bon élément pour évaluer la compétence du management avec les acquisitions.

Etienne. Une observation : dans les normes comptables US GAAP et IFRS, le goodwill n'est pas amorti, mais peut être déprécié périodiquement, selon une évaluation de sa juste valeur économique.

On peut toutefois racheter certains type de business capex-light cinq fois leur book value, et pourtant faire un bon deal...

Sylvain. Absolument. L'observation et l'expérience nous apprennent cependant que deux tiers des acquisitions ne sont pas relutives. Différentes études ont été menées sur le sujet, et parviennent aux mêmes conclusions.

Thomas. C'est ce que Warren Buffett appelle le syndrome de la princesse et du crapaud : la princesse - l'acquéreur - espère que son baiser transformera le crapaud - l'acquisition - en prince charmant, mais la réalité diffère souvent cruellement du conte de fées.

Serge. En revanche, dans certains cas, par exemple celui de Berkshire puisqu'on en parle, le goodwill sous-estime la valeur réelle des business acquis - on peut faire confiance à Buffett pour ne pas surpayer ! Ce qui explique sans doute que Berkshire cote ainsi à un premium conséquent sur sa book value. En fait, le travail de l'analyste consiste à bien faire la différence entre goodwill comptable et goodwill économique, dont parlait justement Etienne il y a une seconde. C'est ce qui traduit la capacité du business à produire des retours sur capitaux investis très supérieurs à la norme.

Il va falloir nous expliquer...

Etienne. Le goodwill économique, c'est la vraie valeur des intangibles. Prenons l'exemple de See's Candies [la franchise de confiserie implantée en Californie, filiale de Berkshire Hathaway] : à l'époque où Buffett l'a acquise, le goodwill comptable était d'environ vingt millions - il avait payé vingt millions de plus que la book value. Or le profit généré par See's en une seule année est maintenant un multiple de ce montant... Aujourd'hui, See's est une franchise qui vaut plusieurs milliards ! Le goodwill économique, c'est ici la capacité du business à générer du profit par sa seule marque, à partir de très peu d'actifs.

Un autre exemple de goodwill économique ?

Jeremy. Quand John Malone fait l'acquisition d'un opérateur de câble, il y a le goodwill comptable qu'il paie, et le goodwill économique qui est la valeur du portefeuille d'abonnés qu'il acquiert, et qu'il va bien sûr s'empresser de monétiser comme il sait si bien le faire.

Qu'est-ce qui crée ce fameux goodwill économique ?

Serge. Le caractère pérenne d'une image de marque (See's, Coca), la rareté d'une expertise (Moody's, S&P), l'exclusivité d'un service (seule voie ferrée d'une région ou actif unique comme le Madison Square Garden) ou sa régulation (industrie aéronautique), un coût de production unitaire plus faible que la concurrence...

Bref, la leçon à retenir est que pour calculer la valeur intrinsèque d'un business, on ne peut rien prendre à « face value » : il faut tout réévaluer.

Etienne. Exactement, et cette réévaluation sera forcément limitée par les compétences de chacun. Quand on ne sait pas, il faut la jouer prudent et tout compter pour zéro : c'est ainsi qu'on a parfois de bonnes surprises.

Serge. C'est quand on sait, ou plutôt qu'on croit savoir que le danger est maximal... On applique alors des hypothèses plus optimistes, et on court le risque de surpayer. Il y a par exemple des milliers de cabinets experts en valorisation de marques, qui se basent typiquement sur des multiples des ventes, ou assimilés. C'est une méthode conventionnelle, mais ceux qui l'ont appliquée aveuglément en ont parfois fait les frais...

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