Le Yémen, un tournant de la politique extérieure saoudienne

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La bataille pour le controle du yemen[reuters.com]
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par Matt et Spetalnick et Warren et Strobel et Mark

WASHINGTON, 27 mars (Reuters) - L'Arabie saoudite, qui a déclenché jeudi une offensive aérienne au Yémen, n'a informé qu'au tout dernier moment son allié américain de certains aspects cruciaux des opérations, signe d'une émancipation face à ce que Ryad perçoit comme un désengagement de Washington dans la région.

Des sources gouvernementales américaines précisent que le royaume wahhabite tenait depuis plusieurs semaines les Etats-Unis informés de sa réflexion sur une intervention au Yémen, où les Houthis, miliciens chiites que Ryad accuse d'être soutenus par l'Iran, étendaient progressivement leur emprise. Le dossier a longuement été évoqué lors de la venue à Ryad, le 5 mars, du secrétaire d'Etat américain John Kerry.

En revanche, les détails exacts de cette offensive sans précédent n'ont été dévoilés que peu de temps avant l'entrée en action de l'aviation saoudienne contre les miliciens chiites.

Auditionné jeudi au Sénat, le général Lloyd Austin, qui dirige le CentCom, le commandement central de l'armée américaine qui couvre cette partie du globe, a révélé qu'il s'était entretenu avec le chef d'état-major des forces saoudiennes "juste avant qu'elles n'entrent en action".

Il a ajouté qu'il était dans l'incapacité d'estimer la probabilité de succès de la campagne aérienne puisque, a-t-il admis, il ignore ses "buts et objectifs spécifiques".

DOUTES SUR L'ENGAGEMENT DE WASHINGTON...

L'ambassadeur saoudien à Washington, Adel al Joubeir, a confirmé que les deux alliés étaient en étroite consultation sur le Yémen mais il a précisé que la décision d'intervenir avait dû être prise très rapidement par Ryad car les miliciens Houthis menaçaient de s'emparer d'Aden, le grand port du sud où s'était réfugié le président yéménite Abd-Rabbou Mansour Hadi.

"Notre préoccupation était la suivante: si Aden tombe, que peut-on faire ensuite ?", a expliqué le diplomate à un petit groupe de journalistes. "Notre préoccupation était que la situation devenait si dramatique qu'il fallait agir."

Les frappes aériennes, qui se poursuivent vendredi, sont d'une tout autre intensité que l'intervention saoudienne du début 2011 au Bahreïn, décidée pour réprimer le mouvement de contestation chiite qui s'était levé contre la dynastie sunnite des Khalifa dans le contexte des "printemps arabes".

Elles illustrent l'aspiration de l'Arabie saoudite à défendre ses intérêts régionaux en dépendant moins du "parapluie" déployé par Washington depuis l'accord historique de 1945 conclu entre Franklin Roosevelt et Ibn Séoud, le fondateur du royaume.

Cette nouvelle orientation trouve précisément son origine dans les "printemps arabes" de 2011 et les réticences marquées de l'administration Obama à soutenir alors l'ancien président égyptien Hosni Moubarak, balayé en quelques jours par des manifestations de masse.

A l'été 2013, la volte-face de Barack Obama sur de possibles bombardements contre le régime de Bachar al Assad en représailles à des attaques chimiques contre la population, conjuguée aux révélations sur les négociations secrètes entre les Etats-Unis et l'Iran, ont nourri l'inquiétude de l'Arabie saoudite et ses doutes sur la détermination réelle de Washington à défendre ses alliés arabes.

... ET GUERRE D'INFLUENCE CONTRE TÉHÉRAN

Car la volonté prêtée au président démocrate de vouloir conclure, même au prix fort, un accord sur le programme nucléaire iranien - soupçon dont se défend Obama - apparaît comme une sombre perspective à Ryad, où l'on considère que Téhéran mène une lutte d'influence dans tout le Moyen-Orient.

"Si l'offensive au Yémen est un succès, nous devrions assister à un tournant majeur dans la politique étrangère de l'Arabie saoudite. Elle va devenir plus affirmée, plus agressive aussi face à l'expansionnisme iranien", avance Moustafa Alani, spécialiste irakien des questions de sécurité ayant ses entrées au ministère saoudien de l'Intérieur.

L'offensive saoudienne au Yémen ouvre un nouveau front dans la "guerre par procuration" que semblent se livrer les deux puissances régionales, l'une à la tête des pays arabes sunnites, l'autre en figure de proue de l'arc chiite, qui passe également par Bagdad, Damas - Assad appartient à la communauté alaouite, une branche de l'islam chiite -- et le Hezbollah libanais.

A Washington, un responsable américain qualifie le déclenchement de la campagne aérienne de "réaction de panique" et juge, sous couvert d'anonymat, que la coalition mise en place par Ryad rassemblant une dizaine de pays, dont l'Egypte et les pays du Golfe, a été formée à la hâte et que son efficacité est donc sujette au doute.

La Maison blanche, qui réfute tout désengagement, a annoncé qu'elle ne participerait pas directement aux opérations militaires au Yémen mais qu'elle apporterait un soutien en matière de renseignement, soutien pour l'instant limité selon des responsables américains.

(avec Angus McDowall à Ryad; Henri-Pierre André pour le service français, édité par Marc Angrand)