Le pari risqué du recours aux stocks stratégiques de pétrole

Par Robert Jules  |   |  1102  mots
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Paris et Washington sont prêts à puiser dans les réserves stratégiques pour calmer les prix de l'essence. Mais en l'absence de risque réel de pénurie physique de brut, une telle décision pourrait s'avérer contre-productive sur les marchés à terme.

Certaines capitales - en particulier Paris, Washington et Londres - ont agité ces derniers jours la possibilité de recourir à leurs réserves stratégiques de pétrole pour enrayer la hausse du prix du baril de pétrole, qui avait dépassé le seuil des 125 dollars sur la qualité Brent. Avec un certain succès, puisque les cours ont depuis reflué de quelque 2 dollars.

Toutefois, le dernier communiqué de l'Agence internationale de l'Energie (AIE), l'organisation basée à Paris qui conseille les pays de l'OCDE et coordonne leurs politiques énergétiques, ramène le débat à un cadre plus réaliste. Sa directrice exécutive, Maria van der Hoeven, constate elle aussi que « les prix du pétrole ont atteint des niveaux records dans certains pays membres », et souligne que l'AIE parmi d'autres « est préoccupée par les conséquences de ces prix élevés tandis que le reprise de l'économie mondiale reste fragile », mais elle rappelle surtout que l'AIE « a été créée pour répondre à de sérieuses perturbations de l'offre physique » de pétrole.

Contexte électoral

Au-delà du ton diplomatique, c'est davantage une fin de non-recevoir que l'AIE oppose aux présidents français et américains, s'inscrivant en cela sur la ligne de Berlin, qui a indiqué ne pas voir l'opportunité d'un recours à ces stocks pour le moment.

En réalité, tant en France qu'aux Etats-Unis, les prix à la pompe sont devenus un sujet majeur de mécontentement des automobilistes. Or ces derniers étant aussi des électeurs, il faut les rassurer dans un contexte de campagne électorale, même si en France le prix de l'essence est, il faut le rappeler, à plus de 70% composé de taxes, amortissant les emballées du prix du brut.

Surtout, au delà des arrière-pensées électorales, puiser dans ces stocks stratégiques reviendrait à manipuler, même pour de bonnes intentions, le marché, les Etats s'improvisant à leur tour spéculateurs dans un jeu qui peut s'avérer très dangereux.

Prime de risque

En effet, les cours actuels sur les marchés à terme intègrent ce que les spécialistes appellent une prime de risque. Outre l'hypothèse d'une attaque sur l'Iran, un producteur majeur avec 4 millions de barils par jour (mbj), qui pourrait déstabiliser la production et l'acheminement du pétrole dans la région, l'interdiction d'achat du brut iranien sous peine de sanction pour certains pays commence à produire leurs effets, que la société spécialisée Petrologistics estime à 300.000 b/j.

Si l'on ajoute le fait que la guerre en Lybie a retiré une bonne partie de la production du marché durant plusieurs semaines, et que d'autres producteurs connaissent aussi des perturbations de leur offre comme le Soudan, la Syrie ou le Yemen, ce serait 1,2 million de barils par jour (b/j), selon l'agence Reuters, qui aurait été retirés du marché sur les 90 mbj prévus en mars, malgré les compensations faites par d'autres pays comme l'Arabie Saoudite ou le Koweït.

Une hausse de la demande mondiale de 800.000 b/j

On constate en effet que la production peine à suivre. Selon le dernier rapport mensuel de l'AIE, la demande mondiale est prévu d'augmenter en moyenne de 800.000 b/j (+ 0,9%) en 2012 pour atteindre 89,9 mbj.

Un niveau qui nécessite donc une augmentation de la production. Or du côté de l'offre, les producteurs non membres de l'Opep n'ont augmenté leur extractions au premier trimestre 2012 que de 300.000 b/j . Quant à l'Opep, elle a mis 315.000 b/j supplémentaires en février, soit 31,4 mbj, son volume le plus élevé depuis la mi-2008, indique l'AIE. En cas de retrait de l'Iran, l'Arabie Saoudite est le seul pays à pouvoir extraire davantage, avec 1,88 mbj en plus de ses 10 mbj qu'elle a pompé en février 2012. Ce qui reste insuffisant en cas d'événement exceptionnel d'autant que cette capacité excédentaire doit monter en puissance sur plusieurs semaines.

Dans une tribune publiée dans le Financial Times cette semaine, le ministre saoudien de l'Energie, Ali al Naimi, s'est voulu rassurant en indiquant que son pays était prêt à agir pour faire baisser les prix, qu'il n'y avait de toute façon aucun risque de pénurie physique, et que la hausse des cours était due « à une peur irrationnelle ». C'est une façon d'éluder le problème puisque l'Arabie Saoudite malgré une hausse de son offre en février, n'a pas calmé les cours bien au contraire.

Elasticité

Ali al Naimi sait que c'est cette difficulté à augmenter l'offre qui reste le problème structurel du marché pétrolier. En effet, selon une étude publiée en 2001, portant sur les 25 pays de l'OCDE durant la période 1971-1997, une augmentation de la croissance de 1% de l'économie mondiale se traduisait par une hausse de 0,55% du besoin d'or noir, ce que les spécialistes appellent "l'élasticité" de la demande. Toutefois pour les pays émergents parmi lesquels de nombreux producteurs pétroliers, cette corrélation grimpe à 1,1-1,2%.

Comme la majeure part de la croissance économique mondiale est due aux économies émergentes, Chine en tête, les intervenants sur le marché pétrolier considèrent que la future production n'est pas à la hauteur des besoins. Selon les spécialistes du blog Econbrowser, qui s'appuient sur une élasticité moyenne de 0,75%, il faudrait produire actuellement 100 mbj et non les quelque 90 mbj nécessaires pour avoir un bon équilibre de l'offre et de la demande. C'est cet écart qui se reflète également dans la cherté des cours.

Transformer l'huile sous terre en barils

Au final, on comprend donc que si puiser des barils des réserves stratégiques des pays de l'OCDE pour les mettre sur le marché pourrait à court terme faire baisser les prix, cela ne serait qu'un répit puisque le problème de fond, augmenter la production (c'est-à-dire la transformation de l'huile sous terre en barils et produits raffinés) persistera. Pire en cas de réelle pénurie, due par exemple à une attaque militaire sur l'Iran, les pays de l'OCDE auront utilisé des barils précieux non pour compenser l'absence de pétrole physique mais pour créer une distorsion sans lendemain sur les marchés.

L'autre alternative à la baisse des prix du baril réside dans la baisse de la demande pétrolière, mais cela signifierait alors que non seulement les économies de l'OCDE mais aussi les pays émergents voient leurs économies ralentir, voire pour certains entrer en récession. Ce serait le pire des scénarios, en particulier pour les pays producteurs de pétrole comme l'Arabie Saoudite, qui verraient leurs parts de marché se réduire et les prix chuter.