L'aléatoire alchimie de la (bonne) gouvernance publique dans le sud méditerranéen

Au Nord comme au Sud de la Méditerranée, parler de gouvernance induit qu'elle soit forcément « bonne », et le concept ne paraît pas si difficile à cerner. Pourtant, sa mise en œuvre suppose tout un attirail de préalables culturels, institutionnels et comportementaux encore bien loin d'être acquis.
De gauche à droite : Philippe de Fontaine Vive, vice-président de la BEI et coprésident de l'Ocemo, Kemal Dervis, ancien ministre des Finances de Turquie, vice-président et directeur à la Brookings Institution et coprésident de l'Ocemo, Mats Karlsson, directeur du CMI. © Alfred Mignot

La recherche de la (bonne) gouvernance pose une fois de plus la question classique de la séparation des pouvoirs, appliquée ici à l'interaction entre le politique et l'économique. Cela paraît simple, sur le plan théorique, à entendre les exposés d'universitaires, par exemple celui de Fahmi Ben-Abdelkader, professeur d'économie à l'ESCP : « La gouvernance vise à limiter le pouvoir discrétionnaire des dirigeants, de l'État et des entreprises, à encadrer leur action ».
Le principe étant posé, reste le plus difficile : comment faire ? Un premier élément de réponse, estime le professeur - qui s'exprimait début juillet à Aix-en-Provence dans le cadre d'un atelier de l'Ocemo (1) sur le thème de la gouvernance publique dans les Psem (2) -, tient à l'établissement d'institutions adéquates, afin de créer la confiance entre les acteurs de l'écosystème.

Qui récuserait une intention aussi louable ? Elle n'est cependant pas si simple à mettre en ?uvre, car les éléments de blocage à surmonter sont nombreux, particulièrement dans le sud méditerranéen : la quasi absence d'État de droit ou son instrumentalisation par les clans, le verrouillage de l'accès aux ressources au bénéfice de quelques familles ou groupes affidés aux gouvernants, l'incompétence, l'ignorance, l'inconscience... bref, le « facteur humain » tel qu'il ressort des propos de plusieurs intervenants. En voici des exemples.

L'expérience turque
et le blocage tunisien

Avec les succès actuels de l'économie turque, on oublie facilement qu'à l'aube des années 2000, le pays flambait d'une inflation hyperbolique, à 65 % en 1999, et encore à 25 % en 2003, avant d'être réduite à un taux plus acceptable de 9,3 % en 2004... Ministre des Finances de la Turquie en 2001-2002, Kemal Dervi?, aujourd'hui vice-président et directeur à la Brookings Institution et coprésident de l'Ocemo, fut le premier artisan de ce refroidissement salvateur.

« Ce que j'ai vite constaté en devenant ministre, raconte-il, c'est le total enchevêtrement entre les intérêts politiques partisans et le système économique. Même la banque centrale n'était pas indépendante... Aussi, dès 2001-2002, nous nous sommes efforcés de mettre en place une gouvernance économique "intermédiaire", en nommant des personnalités compétentes et indépendantes, et avec des salaires supérieurs à ceux des parlementaires... ».

Il ne faudrait pas pour autant en déduire que Kemal Dervi? serait partisan d'un gouvernement de technocrates, type celui qu'a récemment connu l'Italie avec le "professore" Mario Monti. « Le choix de la politique économique doit rester aux politiques », affirme-t-il. Mais avec un minimum de modération, explique l'ancien ministre, qui ne considère pas qu'une assemblée et le gouvernement qui en serait issu pourraient gouverner « à 100 % sans contrainte » au simple motif d'avoir été portés au pouvoir par le suffrage populaire. Car telle est bien la tentation actuelle dans certains pays du printemps arabe.

Parfois, en revanche, c'est le désintérêt des gouvernants, ou leur inconséquence abyssale qui peuvent être sidérants. En Tunisie, selon un article publié le 16 juillet par le journaliste Amel Belhadj Ali, « des bruits persistants courent sur le fait que Chedly Ayari, gouverneur de la Banque centrale, s'est présenté devant Moncef Marzouki, président de la République provisoire, pour le prévenir des risques encourus par la Tunisie sur les équilibres financiers et budgétaires du pays. "Monsieur le président, nous pourrions tenir jusqu'à la fin de l'année 2013, mais 2014 s'annonce difficile !" La réponse aurait été : « Achevons cette année, nous verrons ensuite »...

Ainsi, en Tunisie, l'avancée de la gouvernance semble pour l'instant très compromise, comme l'estime aussi Philippe de Fontaine Vive - le vice-président de la BEI. S'exprimant ici en sa qualité de co-président de l'Ocemo, il relève que « 76 projets de loi visant l'amélioration de la gouvernance économique ont été préparés dès le lendemain de la révolution du jasmin, entre février et juillet 2011. Ils sont encore tous bloqués devant l'ANC, l'Assemblée nationale constitutionnelle ! »

Contrat social
et modèle suédois

Mats Karlsson, directeur du CMI (3) pense pour sa part que l'une des priorités dans la région est de « travailler contre la corruption dans les marchés publics ». Aujourd'hui, alors que les conservatismes qui essaient de mettre en place leur système paraissent à leur tour très exposés au risque d'échec, l'Europe, malgré la crise, « reste malgré tout un exemple de relative réussite dans la gouvernance », et dont les Psem pourraient s'inspirer, considère-il.

Il souligne aussi que si le printemps arabe est survenu, c'est que le contrat social qui prévalait jusque-là s'est avéré factice - un contrat où la liberté et le soutien aux gouvernants s'échangeaient contre les avantages économiques, comme l'observe Patricia Augier, directrice adjointe du comité scientifique du Femise (4) - ou caduc, peut-on aussi dire : les gouvernants ne pouvaient plus contenir la révolte des populations, car la décélération de la croissance ne permettait plus de redistribuer suffisamment d'avantages économiques. « Les dirigeants arabes n'ont pas dit la vérité à leurs peuples (...). Il faut rendre les informations accessibles aux populations »... assure pour sa part Mats Karlsson, dans un tropisme typiquement anglo-saxon du mensonge honni.

« Et pourquoi ne pas adopter le modèle suédois, qui dissocie le pur régalien de l'orientation politique ? », fait mine de s'interroger Philippe de Fontaine Vive. « Rappelons-nous, précise-t-il, que lorsque la Suède était en crise, les gouvernants ont réussi à élaborer un compromis entre légitimité démocratique et efficacité technocratique : ils ont recentralisé le pouvoir exécutif et ensuite l'ont délégué à des agences autonomes... Ce que je vois aujourd'hui, c'est que sans forcément le clamer, le Maroc est en train d'adopter ce modèle suédois... » constate le vice-président de la BEI en évoquant la multiplication des « offices » au Maroc, qui font en effet penser aux agences suédoises. Ils préfigurent ainsi, peut-être, l'émergence d'un compromis opérationnel entre légitimité politique - les walis représentant en région le gouvernement central - et compétences décentralisées, professionnelles ou technocratiques.

Mais le Royaume du Maroc, qui depuis l'avènement de Mohamed VI a engagé de nombreuses réformes, fait aujourd'hui figure d'exception parmi les Psem, où le blocage est presque toujours la règle - sans parler des pays en état de guerre civile -, comme en Algérie ou encore Liban, qui n'a pas voté de budget depuis vingt ans... La raison ? La manne pétrolière et gazière qui se profile au large des côtes... De plus, selon Philippe de Fontaine Vive, les Libanais se disent qu'il vaut mieux ne pas bouger, car s'ils le font... il y aura toujours un intervenant extérieur pour estimer qu'ils ne vont pas dans la bonne direction !

Les valeurs partagées
de la jeunesse méditerranéenne

« On en vient en fait à se demander si la question de la gouvernance peut être efficacement débattue in abstracto », s'interroge encore Philippe de Fontaine Vive. Autant dire qu'une approche pragmatique - avec qui avancer, même à petits pas ? - pourrait s'avérer plus pertinente, comme le laisse entendre Kemal Dervi?. Un point de vue proche de celui du professeur Jean-Louis Reiffers, président du comité scientifique du Femise. Selon lui, « la gouvernance n'est pas un outil défini, ce sont des principes. Mais, il ne peut y avoir de bonne gouvernance sans horizon partagé à moyen et long terme... La cible qu'il faut sensibiliser, c'est la jeunesse. Avec les nouveaux médias, la jeunesse s'est internationalisée. Et elle veut participer ».

Une jeunesse impatiente, qui attend des réponses rapides à son désir d'inclusion - économique, sociale et politique - alors que la confusion et les incertitudes du moment semblent plus que jamais exposer les pays du printemps arabe au risque d'impasses, d'avancées éphémères effacées par des régressions douloureuses ou anéanties par des guerres civiles... Mais une jeunesse, estiment de concert Kemal Dervi? et Philippe de Fontaine Vive, qui a intégré les notions « de droit au droit », et plus largement les valeurs humanistes européennes.

« Heureusement, la nouvelle génération a compris qu'il fallait respecter la diversité, affirme Kemal Dervi?. Les récents événements en Turquie ont montré que l'attachement à l'Europe y demeure très fort. Non pas à l'Europe de la performance économique, mais à celle des valeurs humanistes universelles. Toutes les formations politiques, y compris du côté gouvernemental, ont réaffirmé leur attachement à ces valeurs de référence. Cela prouve, selon moi, que l'Europe demeure un pôle d'attraction très important, pour sa façon de s'organiser pacifiquement afin de résoudre ses problèmes par la concertation. C'est le message fondamental de l'Europe. Une bonne part de notre jeunesse revendique le droit au droit, le respect de la diversité dans un cadre démocratique, la non-ingérence de l'État dans la vie privée... Il y aura des tensions pendant des années, mais je suis optimiste ».

Et Philippe de Fontaine Vive d'ajouter : « En déplacement à Tunis, j'ai entendu les protestations et les revendications de la rue. Elle exprimait fondamentalement le même message qu'en Europe, celui des droits universels. C'est cela qui est réclamé en Tunisie, en Égypte et ailleurs. Jamais la jeunesse méditerranéenne n'a autant partagé les mêmes valeurs. Et c'est bien sûr une des raisons d'espérer »... dans la bonne fin du processus démocratique, et l'avènement de l'un de ses corollaires, la « bonne » gouvernance.

Reste que si l'Europe fait ici figure de référence - ne serait-ce que par défaut d'un référent plus vertueux - sa gouvernance n'est pas immunisée contre les abus de dirigeants ou les positions dominantes d'entreprises, comme le montrent les affaires de malversations ou de fraude régulièrement révélées par la presse, et dont aucun pays n'est exempt.
La preuve, s'il en fallait encore une, qu'au delà des simples principes, la gouvernance reste un défi toujours renouvelé, un effort à toujours recommencer, une alchimie toujours subtile et fragile. Au Nord comme au Sud.

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1 - L'Ocemo, Office de coopération économique pour la Méditerranée et l'Orient. Basé à Marseille, il est coprésidé par Kemal Dervi?, ancien ministre turc des Finances, président et directeur du Global Economy and Development de Brookings, et Philippe de Fontaine Vive, vice-président de la Banque européenne d'investissement, la BEI.
2 - Psem : pays du sud et de l'est méditerranéen.
3 - CMI : Centre de Marseille pour l'Intégration en Méditerranée. Il a pour objectif d'améliorer la convergence des politiques de développement durable par le biais d'une plate-forme d'échange de connaissances et d'apprentissage collectif.
4 - Femise : Forum euroméditerranéen des instituts de sciences économiques. Basé à Marseille, il fédère 85 instituts de 25 pays.

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