Quand les dirigeants chinois relisent Tocqueville...

On parle beaucoup d'Alexis de Tocqueville dans les milieux dirigeants chinois. Il se dit même que Wang Qishan, l'un des personnages les plus en vue de l'équipe au pouvoir, membre du Comité permanent du Politburo en charge de la Commission centrale du contrôle de la discipline et ancien maire de Pékin, conseille à ses proches la lecture de « L'Ancien Régime et la Révolution » un livre publié en 1856, trois ans avant la mort de Tocqueville, premier volume d'une grande histoire de la Révolution et de l'Empire que l'auteur n'a pas pu mener à son terme. En fait, plutôt qu'une histoire au sens classique du terme, il s'agit pour Tocqueville, comme il l'écrit en 1856, « plus de peindre le mouvement des sentiments et des idées qui ont successivement produit les évènements de la Révolution que de raconter ces évènements. »
La Liberté guidant le peuple, Delacroix

 Qu'est-ce qui peut intéresser les dirigeants chinois dans la fin de l'Ancien régime et le déclenchement de la Révolution en France ? Probablement l'analyse que fait Tocqueville des causes profondes de la chute de l'Ancien régime et qui tiennent à « l'isolation » des classes sociales. Il pointe qu'à la fin du XVIIIème siècle, les aristocrates et les bourgeois « s'égalisent » de plus en plus par l'éducation et la fortune. « Le bourgeois avait autant de lumières que le noble, et, ce qu'il faut bien remarquer, ses lumières avaient été puisées précisément au même foyer » note-t-il.

Mais si le bourgeois et le noble se ressemblaient de plus en plus, ils étaient aussi de plus en plus isolés l'un de l'autre par une barrière « toujours fixe et visible, toujours reconnaissable à des signes éclatants et odieux à qui restait dehors. » De son côté la bourgeoisie s'était éloignée du peuple autant que l'aristocratie s'était éloignée d'elle. Le sentiment dominant de cette bourgeoisie « c'est la crainte de se voir confondue avec le peuple, et le désir passionné d'échapper, par tous les moyens, au contrôle de celui-ci ». Bref la France souffrait d'une sorte « d'individualisme collectif » comme le note Jean-Claude Lamberti, l'un des meilleurs spécialistes de Tocqueville, dans l'introduction à « L'Ancien Régime et la Révolution » .

Le risque d'une "énervement" de la nation entière

Isolés les uns par rapport aux autres, obnubilés par leurs intérêts individuels et égoïstes, ayant abandonnés le terrain politique à l'absolutisme royal, les Français n'étaient aspirés que par le recherche du gain, l'envie de s'enrichir à tout prix, le goût des affaires. « Ces passions se répandent aisément dans toutes les classes, pénètrent jusqu'à celles mêmes qui y avaient été jusque-là étrangères, et arriveraient bientôt à énerver et dégrader la nation entière, si rien ne venait les arrêter. Or il est l'essence du despotisme de les favoriser et de les étendre » écrit encore Tocqueville.

C'est ce processus que la Révolution a interrompu, alimentée par la revendication des Français pour la liberté politique, sans que Tocqueville n'explique d'ailleurs très précisément ce qui a provoqué ce sursaut. En réalité écrit Lamberti, « à partir de la seconde moitié du XVIIIème siècle le processus séculaire de centralisation administrative et la division des classes produisent des effets de désintégration sociale de plus en plus visibles, qui constituent, dans le moyen terme, le cadre de la grande révolution qui va éclater. »

La France et l'isolement collectif des classes

Une société individualiste, des classes sociales de plus en plus étrangères l'une à l'autre, l'appât du gain comme unique passion, une centralisation des pouvoirs poussée à l'extrême... Ces caractéristiques de la société de l'Ancien régime en France, trouvent un écho dans la société chinoise d'aujourd'hui. Les appels des dirigeants chinois à une société plus solidaire, plus « harmonieuse », à un partage plus équilibré de la richesse, sont des premières réponses aux inquiétudes qu'ils nourrissent pour l'avenir.

En fait l'une des questions centrales que se pose la nouvelle direction est celle de la durée du cycle historique dans lequel se trouve la Chine. Aucun parti politique au monde n'a exercé le pouvoir plus de 70 ans, à part peut-être le PRI, qui a régné sur le Mexique entre 1928 et 2000, et qui est revenu au pouvoir en 2012. Le Parti communiste chinois dirige la Chine depuis 1949, et la perspective de voir son « cycle » s'achever d'ici une dizaine d'années, suscite d'intenses réflexions au sein de l'équipe dirigeante.

Xi Jinping s'inscrit dans la lignée de ses deux grands prédécesseurs, Mao et Deng, dont les cycles d'influence trentenaires (1949/1976 pour le premier, 1978/2008 pour le second) appellent une suite, qui ouvrirait une nouvelle période dans l'histoire de la Chine. Pour que cette nouvelle page du destin de la Chine s'ouvre dans une certaine sérénité et préserve la stabilité du pays, il convient donc d'éviter une dérive semblable à celle de l'Ancien régime en France.

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Commentaires 3
à écrit le 15/03/2013 à 10:16
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Peut-être les Chinois lisent-ils Tocqueville. Mais je me souviens qu'en 1994 avoir rencontré un Chinois qui m'a parlé, à ma grande surprise, de Maupassant... sans oublier question politique de De Gaulle... Donc ne pas aller trop vite dans les supposi...

à écrit le 15/03/2013 à 8:53
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Merci pour ces lignes.

à écrit le 12/03/2013 à 18:15
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bravo pour cet article de très grande qualité !

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