Prenez soin de vous

Lundi, Jean-Pierre Bel, le nouveau président du Sénat, confiait à « Libération » : « Pour aimer les autres, il faut d'abord s'aimer soi-même et prendre soin de soi. » La semaine dernière, c'était Samuel Étienne, présentateur d'« Histoire immédiate » sur France 3 qui concluait l'émission d'une phrase inédite sur le petit écran : « Prenez soin de vous. » En 2007, l'artiste Sophie Calle avait fait de cette même expression le thème d'une exposition. Elle y interrogeait 107 femmes, ne sachant pas elle-même quoi répondre à cette injonction « prenez soin de vous » qui terminait un mail de rupture.
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On l'entend désormais partout, comme un devoir impératif de nous occuper de nous-mêmes au risque d'essuyer l'opprobre. Mais de quelle nature est ce devoir ? La société de consommation a tôt fait de nous proposer des poudres de perlimpinpin et des habits de magiciens, nous enjoignant de « prendre le temps de nous occuper de nous », ce qui dans un langage commercial se comprend par « se faire plaisir en dépensant des sous », pour mieux fuir les ennuis et parfois l'univers du travail, lieu où finalement on est à mille lieues de prendre soin de soi... a priori !

Et pourtant c'est bien dans cet univers-là, aujourd'hui chahuté, qu'il convient justement de « prendre soin de soi », pour y occuper sa place du mieux possible. Mais pas question de tomber dans la surresponsabilisation des individus. Comme le souligne Bruno Lefebvre, psychologue clinicien et consultant en entreprise : « Si les gens sont toujours responsables de se soucier d'eux - au risque de subir et d'être victimes -, ils ne sont pas toujours responsables des conditions dans lesquelles l'entreprise les fait vivre. C'est le paradoxe ! C'est la différence entre ne pas être coupable d'être dans la situation telle qu'elle est ou telle qu'elle est devenue, mais être responsable de s'en sortir ou de la faire évoluer. »

Prendre soin de soi ne veut donc pas dire que l'on s'intéresse exclusivement à soi-même. C'est d'abord ne pas baisser la garde sur l'estime de soi en agissant pour se protéger et assurer la constance dans l'application de ses valeurs et de ses principes. Lorsqu'on fait attention à soi et à l'autre, qu'on réfléchit, qu'on revient sur un geste, une idée, lorsqu'on est capable de changer d'avis, lorsqu'on s'enrichit de connaissances, on a le souci de soi, au sens où l'entendait Michel Foucault. Ainsi prendre soin de soi consiste-t-il non seulement à prendre la mesure de ce dont on est capable, mais aussi à discriminer, sélectionner et contrôler ses représentations. Une telle démarche suppose la sagesse, autrement dit la capacité de « se commander à soi-même » qui, selon Foucault, autorise du coup à s'occuper de la cité. Le philosophe parle ainsi des « arts de soi-même », de la « pratique de soi », des « techniques de soi » parmi lesquelles « l'écriture de soi ». Le soin repose ici sur l'exercice et consiste d'abord en une pratique.

Ce n'est pas chose aisée. Il y faut des exercices réguliers. L'écriture constitue l'un d'entre eux. Dans la Grèce antique, on appelait « hupomnêmata » les cahiers de notes, les registres et les livres de comptes où se mêlaient citations, anecdotes, aphorismes et bribes de réflexions. Ce sont des matériaux destinés à la relecture, à la pensée et à la méditation ultérieure qui ont pour fonction de rassembler le déjà-dit, dans le but de la constitution de soi-même. Ici, chaque connaissance ou réflexion passe par soi, son prisme, son expérience et son activité. Les exercices sont toujours à inventer. Ainsi pourrait-on imaginer des « cahiers de managers » à la manière d'Épitecte dont les promenades méditatives consistaient, à propos des objets et personnes rencontrées, à s'examiner soi-même, à guetter ses réactions. C'est un mouvement perpétuel qui permet de poser une action en étant conscient que je le fais pour « prendre soin de moi » ; que je dis « non » par exemple quand je pense « non ». Le message transmis de soi à soi sera alors : « Je vaux tellement la peine que j'assume ma pensée et ce que je suis. » Dans le cas contraire, si je dis « oui » quand je pense « non », le message de soi à soi sera : « Je ne suis pas capable de m'assumer et maintenant je me sens coupable de ne pas le faire. » Et, à force de s'exposer ainsi, ce sentiment de culpabilité se teinte de colère, de déception, de frustration et forme un cercle vicieux qui altère la vision que l'on a de soi-même et donc l'estime de soi. Apprendre à s'accepter tel que l'on est, voilà la meilleure façon de prendre soin de soi... et des autres. Au Sénat, Jean-Pierre Bel peut désormais faire sienne la formule du cardinal de Retz : « Un homme qui ne se fie pas à soi-même ne se fie véritablement à personne. »

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