Comment EDF veut pousser TotalEnergies à financer son parc nucléaire

TotalEnergies financera-t-il une partie du parc nucléaire d’EDF ? Il y a quelques jours, le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, a incité la major pétrogazière à investir dans les réacteurs. Mais concrètement, comment pourrait-il procéder ? Afin d’y voir plus clair, la Tribune vous explique le nouveau mécanisme dégainé par EDF pour permettre ce type de partenariat avec différents industriels : les contrats d’allocation de production nucléaire.
Marine Godelier
TotalEnergies financera-t-il une partie du parc nucléaire d’EDF ?
TotalEnergies financera-t-il une partie du parc nucléaire d’EDF ? (Crédits : ERIC GAILLARD)

Le 4 avril dernier, la phrase avait fait couler de l'encre : « Nous ne voyons que des avantages à ce que Total participe, sous une forme ou sous une autre, à l'investissement dans les réacteurs nucléaires », avait déclaré le ministre de l'Economie et des Finances, Bruno Le Maire, devant la commission sur les obligations climatiques de TotalEnergies en France. De quoi en rajouter une couche, alors que le patron de la multinationale, Patrick Pouyanné, avait lui-même « proposé un appui financier à la relance du nucléaire » dans l'Hexagone lors du Forum de Davos, le 19 janvier dernier.

Mais comment TotalEnergies pourrait-il bien participer aux investissements colossaux qu'EDF doit réaliser dans son parc atomique afin de le prolonger et le renouveler, alors même qu'il s'agit de deux entreprises concurrentes de fourniture d'électricité, et que l'Etat est monté à 100% du capital d'EDF en 2023 ?

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Des volumes et des coûts qui dépendent des performances d'EDF

En réalité, TotalEnergies ne deviendrait pas actionnaire d'EDF en tant que tel, avec une participation directe comme pour l'Etat. Mais signerait ce qu'on appelle un « contrat d'allocation de production nucléaire » (CAPN), un nouveau mécanisme dégainé par l'électricien historique. Le principe : réserver une portion de la production du parc atomique à des usines très énergivores... avec des volumes et des coûts qui seraient ensuite fonction des performances d'EDF. En ce moment, ce dernier mène ainsi d'intenses négociations avec les industriels en question, dont TotalEnergies qui n'est pas qu'un fournisseur, mais aussi un client très gourmand en électricité pour ses activités de raffinage du pétrole.

Et pour cause, EDF y gagnerait beaucoup : en concluant ces contrats, il toucherait d'importants revenus supplémentaires de la part de ces industriels. Ce qui contribuerait à l'entretien du parc actuel, mais aussi à la construction des futurs réacteurs EPR2 demandés par l'Etat.

Propriétaires de la production

Pour le comprendre, il faut se pencher sur la manière dont ces accords fonctionnent. Concrètement, il ne s'agirait pas d'un contrat de fourniture en tant que tel mais d'un partenariat industriel, explique-t-on chez EDF. Et la différence n'est pas que sémantique : alors que les premiers ne peuvent être signés que pour des durées de trois à cinq ans maximum en raison de règles européennes anti-monopole, les seconds peuvent s'étendre sur une période bien plus longue, jusqu'à 15 ans, tout en restant conformes aux règles de Bruxelles. Les industriels concernés auraient donc un statut de co-producteurs, et non de simples clients.

« Ils deviendraient propriétaires de la production. Pas du parc, car EDF conserve la responsabilité d'exploitant tant il y a de contraintes et d'exigences », explique Stanislas Landry, directeur Grands Comptes d'EDF.

Et ceux-ci en tireraient des avantages. En premier lieu, un prix garanti « pas très loin des coûts de production d'EDF », note l'économiste Jacques Percebois, spécialiste des marchés de l'électricité. Exit, donc, l'incertitude et la volatilité intrinsèques au marché : sur les volumes couverts par le deal, le tarif se rapprocherait du coût de revient des centrales ; une aubaine, alors que de nombreuses entreprises, EDF compris, estiment que les cours de l'électricité vont augmenter dans les prochaines décennies.

Par conséquent, quelques industriels ont d'ores et déjà signé une lettre d'intention pour sécuriser une partie de leurs approvisionnements futurs : la société GravitHy de production de fer réduit bas-carbone à Fos-sur-Mer, ArcelorMittal, ainsi qu'une troisième entreprise qui n'a pas souhaité communiqué, selon EDF.

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Enthousiasme limité

Et pourtant, au-delà de ces quelques exemples, l'enthousiasme reste très limité. TotalEnergies, justement, n'a pour l'instant annoncé aucun accord avec EDF malgré la prise de position de son PDG au forum de Davos. Surtout, les lettres d'intention se comptent toujours sur les doigts d'une main, alors même que le dispositif est disponible depuis plusieurs mois et qu'il existe près de 800 entreprises électro-intensives dans l'Hexagone, de la sidérurgie à l'aluminium, en passant par l'aciérie, la chimie, la fonderie ou encore la papeterie.

La raison, si l'on en croit l'Uniden (qui représente les industries françaises intensives en énergie) : être « associé au productible [nucléaire] et à ses aléas, industriels et commerciaux » représente un « facteur d'incertitude majeur ».

En effet, puisqu'il ne s'agit pas d'un simple contrat de fourniture, les signataires ne recevraient pas un volume d'électricité fixe à un prix prédéfini, mais une quote-part calculée en pourcentage de la production réelle de l'ensemble du parc atomique sur toute la durée de l'accord, et dont le tarif varierait selon le coût de revient des centrales. Autrement dit, si EDF rencontrait d'importantes difficultés pour faire tourner ses réacteurs, comme ce fut le cas en 2022 et 2023, l'industriel en ferait directement les frais.

Sur ce point, EDF se veut rassurant. Son argumentaire : pour des raisons de concurrence, un contrat d'allocation de production nucléaire (CAPN) ne pourra couvrir que 50% à 60% du besoin d'un industriel, afin qu'EDF ne s'accapare pas tous les clients électro-intensifs de France. Par conséquent, quel que soit le niveau de production, les clients en CAPN bénéficieront d'environ 7% des volumes générés par le parc au global, c'est-à-dire 24 térawattheure (TWh). Résultat : « Comme nous resterons propriétaires de 93% des installations, nous garderons l'incitation à produire au maximum et au meilleur prix », assure Stanislas Landry.

Des frais initiaux importants

Mais malgré ce discours, les réticences demeurent. Il faut dire que l'entreprise signataire d'un CAPN devrait également verser une importante avance en tête, c'est-à-dire une contribution initiale couvrant les investissements passés par EDF sur son parc de production, ainsi que les coûts de fin de vie du parc (post-exploitation de démantèlement et de traitement des déchets). Or, cet apport peut représenter jusqu'à 1/3 du chiffre d'affaires de ces sociétés ! « Il y a un arbitrage à réaliser : placez-vous ces milliards dans le financement, en partie, des réacteurs, ou investissez-vous ailleurs, comme vos propres outils de production ? », note Jacques Percebois.

Par ailleurs, s'ajouteront les coûts fixes liés à l'exploitation du parc, année après année, pendant les 10-15 ans du contrat. C'est-à-dire ce qu'EDF dépense réellement dans les centrales en question, notamment pour les maintenir. « Nous refacturerons le pourcentage de ces montants à nos clients CAPN », explique Stanislas Laudry. Enfin, les industriels devront s'acquitter d'une part variable correspondant au coût du combustible consommé.

« Boîte noire »

Or, ces conditions ne sont pas négociables. « On applique de la même manière le pourcentage sur les coûts, les dépenses courantes et les avances en tête. Chacun paie proportionnellement la même chose. La négociation se fait uniquement sur le besoin en volume », précise Stanislas Laudry.

« Nos concurrents extra-européens n'ont ni cette exposition au productible et au risque industriel, ni de charge à pré-financer auprès d'EDF », a ainsi fait valoir le président de l'Uniden, Nicolas de Warren il y a quelques semaines, dénonçant une « boîte noire ».

« Il nous faut un prix compétitif et prévisible. Les Américains comme les Chinois ont accès à des contrats long terme à des conditions qui font envie », a surenchéri Alexandre Saubot, président de France Industrie, lors d'une audition au Sénat en mars.

Une critique bottée en touche par le PDG d'EDF, Luc Rémont, lors de son audition au Sénat avant-hier. « Il ne s'agit pas d'une dépense comme s'il n'y avait rien en face ! Cette avance donne le droit à une production nucléaire qu'ils peuvent consommer ou revendre [...] Aux Etats-Unis, il n'y a pas de prix du CO2, il faut comparer les choses comparables. Les prix de nos voisins européens sont structurellement moins élevés que les nôtres, hors Espagne », a-t-il rétorqué.

« Les discussions sont longues car on change profondément de modèle », ajoute Stanislas Landry. Au-delà de l'Accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), qui donnait accès aux électro-intensifs une partie de la production d'EDF à prix cassés, ces entreprises étaient en effet habituées à de simples contrats de fourniture, avec un volume garanti à un prix fixé sur trois ans maximum. Reste donc à savoir si elles se feront à ce nouvel outil. EDF, en tout cas, l'espère, et mise sur la signature de quatre lettres d'intention supplémentaires d'ici à cet été.

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Marine Godelier

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Commentaires 19
à écrit le 15/04/2024 à 23:02
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Est-ce bien prudent de confier l'avenir d'EDF à une société dont la majorité des actionnaires est étrangère?

à écrit le 15/04/2024 à 18:05
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Il me paraitrait plus simple et plus logique que l'Etat incite TotalEnergies à financer ses propres centrales nucléaires (par exemple SMR) et exercer comme producteur indépendant, plutôt que de passer par des contrats obscures où il y aura forcément ...

à écrit le 15/04/2024 à 17:14
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On pourrait s'interroger sur la raison industrielle de ces contrats d’allocation de production nucléaire et l'article donne la réponse. " Alors que les contrats de fourniture ne peuvent être signés que pour des durées de trois à cinq ans maximum en ...

à écrit le 15/04/2024 à 16:46
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Acheter très cher à quelqu'un qui est aux abois n'a rien d'enthousiasmant. Total est très impliqué à l'international dans des projets qui consistent parfois à contourner l'obstacle nucléaire français. La phrase "Les prix européens sont structurelleme...

à écrit le 15/04/2024 à 15:16
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le nucléaire civil est basé sur une escroquerie toute simple : l'enrichissement du combustible, le retraitement des déchets et l'enfouissement ne sont pas payés avec la facture électrique des consommateurs mais avec leurs impôts ... Même si le carbon...

à écrit le 15/04/2024 à 14:51
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C'est intéressant que la question se pose actuellement ! avant de faire le marché de l'électricité , la question ne devait pas se poser? dans le prix du KWH? cela paraît logique non? Sauf si la tentative d'herculiser edf n'ayant pas fonctionné, a pr...

le 15/04/2024 à 16:01
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Il faut savoir que ce système a déjà existé au début des années 80. Elf avait racheté des part de tranches nucléaires car il avait des usines très électrointensives dans l'électrolyse du chlore.

le 16/04/2024 à 15:03
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@ Tototiti Oui mais a cette époque, la France disposait des compétences dans cette technologie, a présent il faut demander aux chinois, qui eux comprennent mieux le sens du mot compétence, ce qui n'est pas le cas et pour macron et pour lemaire ! ils...

à écrit le 15/04/2024 à 13:06
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Petit rappel aux génies du gouvernement : Total Énergie est une société privée dont seul le siège est en France pour des raisons historiques. Quel actionnaire de Total serait assez idiot pour accepter ce piège ?

à écrit le 15/04/2024 à 12:00
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Ça ne vous rappelle rien ? La privatisation d EDF avec la réussite que l'on sait !!! C'est vrai que Mrs Le Maire et Macron sont des références en termes de finances. Et pour la petite histoire au début des années 2000 Total avait fait l'étude d ...

à écrit le 15/04/2024 à 11:22
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D'un côté, un modèle de gouvernance nourri aux affres de la financiarisation qui a flingué EDF; de l'autre, un État pompier se portant actionnaire principal de feu ce "bandit manchot" avec les deniers du public; et enfin une boîte opportuniste comme ...

le 15/04/2024 à 14:59
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lorsque l'on a le pouvoir de l'état, c'est encore mieux qu'une pyramide de ponzi ! au début, tu ouvres le marché en ruinant edf par le prix coûtant, total va la culbute sur un faux marché boursier en refourguant par 10 de la valeur , pour ensuite l'...

le 15/04/2024 à 16:11
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@gonzague. [lorsque l'on a le pouvoir de l'état, c'est encore mieux qu'une pyramide de ponzi] Oui, ça s'appelle le "Crony Capitalism" et tous les responsables politiques des fiascos économiques ne répondent jamais de leurs actes😭😱

le 16/04/2024 à 15:06
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@ Raymond oui je confirme et surtout en ce moment, avec la disparition de quantité astronomiques d'argent qui se volatilise, il est certain au regard des pratiques chez macron et lemaire, qu'il est question de ce type de fonctionnement!

à écrit le 15/04/2024 à 10:27
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Soyons généreux, proposons a nos voisins Allemands et Britanniques de souscrire ces contrats pour avoir de l'électricité Nucléaire et subventionner en conséquence Flamanville et les 2 EPR d'Hinkley Point! La triste réalité est qu'EDF, a travers l'éta...

à écrit le 15/04/2024 à 9:54
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Pour mémoire, il y avait 17,5% de capitaux allemands dans la centrale de Fessenheim. Sur cette base juridique, il est donc parfaitement possible pour TotalEnergies de prendre des participations capitalistiques dans des centrales , et de disposer de q...

le 15/04/2024 à 15:08
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Surtout lorsque l'on touche ma matière première a prix coûtant !!! n'importe qui peut s'enrichir de cette manière ! par contre pour l'alimentation, macron oblige a des marges de 10% faisant augmenter les prix aux citoyens, ce qui en dit long de l'ap...

à écrit le 15/04/2024 à 7:39
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EdF qui ne maîtrise absolument pas ses actuels projets de construction de nouveaux réacteurs serait un pari très risqué pour Total. Par ailleurs quel serait l'intérêt de Total qui à moyen terme n'aura peut être plus qu'une activité marginale voire i...

à écrit le 15/04/2024 à 7:31
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mais oui, evidemment, elle est la la solution!! Segolene a coule EDF en expliquant qu'un investissement de gauche n'a pas a etre rentable, la boite va au tas, on demande donc a quelqu'un qui gagne de l'argent hors de france de payer la facture!!!! ma...

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