Aurélie Dupont : « On est mille dans ma tête »

L’autobiographie de l’ancienne danseuse étoile révèle un tempérament acharné, secret et... magnétique. Confidences.
Aurélie Dupont.
Aurélie Dupont. (Crédits : © LTD / Matthew Brookes)

Il faut l'avoir vue s'abandonner, pendue au cou de son partenaire, lèvres contre lèvres, tournoyant jusqu'à l'envol dans Le Parc de Preljocaj, sur le Concerto pour piano n o 23 de Mozart, pour mesurer comment de la rigueur la plus tenace peut jaillir l'ivresse la plus spectaculaire. En juin 2022, sa démission surprise de la direction de la danse de l'Opéra de Paris lui valut une couverture médiatique aussi retentissante qu'inédite. Aurélie Dupont était-elle vouée à mettre le feu ? C'est dans l'espoir d'obtenir une réponse à cette question qu'on a ouvert l'épaisse autobiographie à laquelle l'ancienne danseuse étoile s'est consacrée après son départ de l'Opéra. On y a trouvé mieux : un tempérament, acharné, secret, magnétique, dont on comprend pourquoi il l'a fait entrer dans la légende de la danse et tenir quarante ans dans cette « machine à broyer les plus faibles » - ce sont ses mots.

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On lui a donné rendez-vous chez Madame rêve ; on a pensé que ça lui allait bien. À 51 ans, madame rêve, mais elle ne perd pas le nord, jamais. « J'ai commencé à écrire ce livre dès le lendemain de ma démission. C'est moi qui ai tout écrit, chaque jour, entre deux et six heures par jour, pendant plus d'un an. Je voulais que ce soit rythmé comme la musique, qu'il y ait du décor, de l'odeur, du bruit... » Pourquoi n'avoir pas consacré quelques chapitres à répondre aux accusations de brutalité dont elle a fait l'objet à l'époque ? « Ce sera sans doute dans un prochain livre... » Ses doigts ne savent pas quelle place occuper autour de sa bouche, aussi les essayent-ils les unes après les autres : ils viennent se glisser sous son menton façon penseur de Rodin, ils s'y reprennent à plusieurs fois, puis finissent par renoncer pour se joindre dans la posture de la prière, ils délaissent ensuite le menton pour atteindre la lèvre supérieure, avant, la minute d'après, de se (re)poser quelques instants sur les commissures. « Je n'ai pas à rougir de ce que j'ai fait en tant que directrice de la danse, martèle la propriétaire des doigts. Déjà, je suis la seule étoile à avoir pris la direction de la danse. Ensuite, je suis restée six ans et demi, donc plus longtemps que Noureïev... » Elle s'interrompt. Veut parler de ce livre-ci. Lequel s'arrête le soir du 18 mai 2015 où elle fit, à 42 ans comme il se doit - l'âge de la retraite pour les danseurs -, ses adieux officiels à la scène, à l'issue d'une représentation de L'Histoire de Manon de MacMillan.

Quatre cent quatre-vingts pages durant, elle se raconte avec une précision maniaque et entraînante - preuve qu'avoir le sens de la dramaturgie peut servir une fois descendue de scène... Elle a 10 ans quand elle intègre l'école de danse de l'Opéra de Paris. Sa professeure de cinquième division « en a après [elle] » : « J'ai droit, tous les jours, à une réflexion sur ma cambrure, sur mes fesses rebondies. » Liliane Gary - tel est le nom de l'humiliatrice - lui plante ses ongles (longs et vernis de rouge vif, précise l'auteure) dans les fesses. Ne daigne pas répondre à son regard suppliant le jour où ses pieds saignent tellement que le sang a traversé toute l'épaisseur de son chausson. Au lieu de pleurer dans son coin, la petite Aurélie lui fait des grimaces sitôt qu'elle a le dos tourné ; surtout, elle travaille, travaille, travaille pour monter dans la division supérieure. Las, elle redouble : encore une année à devoir supporter la harpie ! « Mais le harcèlement de ma professeure ne me contamine plus. J'assume le dégoût qu'elle m'inspire. J'apprends à le convertir en énergie pour redoubler d'efforts et de travail », écrit-elle. Tout se passe comme si chaque avanie subie était par elle transformée en une force implacable tournée vers un objectif et un seul : devenir étoile. On ne compte pas, au fil des pages, les mentions qui en témoignent : « Au travail ! Seul le travail peut me consoler, m'endurcir. » Ou encore : « Je reprends ma cuirasse - cet égocentrisme forcené, indispensable pour résister, qui laisse peu de place pour penser à autre chose que soi. Je me focalise sur mes enjeux. » C'est dans cette même volonté qu'elle puise pour se remettre à danser, contre tous les pronostics médicaux, après son opération du genou.

« Tu n'aurais jamais dû passer. Tu es nulle, tu es moche, et tu seras virée l'année prochaine »

« J'ai été éduquée à serrer les dents. » L'expression revient si souvent sous sa plume. Ce qui ne l'empêche pas d'être « marquée pour toujours » par cette appréciation de la directrice, Claude Bessy, dans le carnet de fin de semestre : « Aurélie devrait s'attacher à devenir intéressante, pas seulement jolie. » Elle a alors 10 ans. « Je ne me sentais pas jolie, et je n'étais pas intéressante », tranche-t-elle.

Sa petite sœur, rentrée à sa suite à l'opéra, s'y abîmera. « Petit à petit je vois [son] sourire s'éteindre, écrit-elle. Son caractère si solaire devient ombrageux, elle supporte mal les réflexions récurrentes sur ses faiblesses, sur son physique, et ces commentaires la rongent. J'aimerais la protéger, mais comment, et que faire ? Je sais ma sœur plus fragile que moi, cet être joyeux, adoré des siens, n'a pas l'habitude des coups bas. » Ceux-là mêmes résultant de la « méchanceté des adultes envers les enfants » dont Aurélie Dupont relève - et documente - toutes les traces. Elle dément les « légendes à propos des coups tordus que les élèves s'infligeraient les uns aux autres ». Pendant toute sa carrière, elle dit n'en avoir subi qu'un : le jour de l'examen de passage en quatrième division. Le temps d'aller aux toilettes et de remonter dans la loge, son collant tout neuf a été lacéré, et des clous très fins ont été glissés dans ses chaussons. « Tu n'aurais jamais dû passer. Tu es nulle, tu es moche, et tu seras virée l'année prochaine », lui lance Liliane Gary après qu'elle a été admise à la première place.

J'ai dansé pour être une autre, une autre version de moi, sûrement mieux que ce que je suis en vrai

Ajoutez à cela que sa mère lui a rappelé à chacun de ses anniversaires qu'elle était « laide » à la naissance ; c'est pourquoi, la voyant, elle a renoncé à l'appeler Angélique comme elle en avait l'intention, optant pour Aurélie, « plus passe-partout ». Et l'on comprend qu'elle ait dansé « pour être une autre », comme elle nous le confie. « J'ai dansé pour être une autre version de moi, sûrement mieux que ce que je suis en vrai. Pour me défier. De 19 h 30 à 22 h 30-23 heures, je n'étais plus moi, ça me faisait un shoot, j'étais presque en transe, c'était un moment suspendu, une bulle où tout à coup il n'y avait que la musique, la concentration, la dramaturgie, l'histoire, les regards, les silences, les lumières. La danse m'a soignée, m'a réparée. C'est de la magie, la danse. Une espèce de psychanalyse gratuite en musique et en costume d'époque ! »

Comment fait-elle, maintenant qu'elle ne danse plus ? « Ça c'est dur ! J'apprends. Vivre une vie à peu près normale, ce n'est pas facile pour moi. Ma solution, c'est de disparaître trois ou quatre jours de temps en temps pour m'extraire du monde. » La théâtralité la surveille, avec son cortège de manières maniérées, elle y cède parfois, elle aime tant la dramaturgie qu'elle en fait trop, de toute façon elle est « trop », mais toujours la grâce finit par l'emporter.

« Petite, j'étais une enfant très bizarre, à part, timide, je sentais ma bizarrerie, c'était une souffrance. Ma grande sœur était hyper sûre d'elle, ma petite sœur était un soleil. Moi j'étais au milieu et je ne parlais pas. Je me mettais en retrait. J'étais renfermée. Coincée dans un corps, dans un caractère, dans un état d'esprit qui n'était pas le même que celui des copines de mon âge. Je ne souriais pas. J'étais complexée parce que j'avais déjà cette bouche très présente, je me pinçais les lèvres. » Elle mime. « Je me posais un milliard de questions : Qu'est-ce que je fais là ? Qu'est-ce qu'on attend de moi ? » Elle ne donne pas le sentiment d'avoir beaucoup changé sur ce point-là. « On est mille dans ma tête », confirme-t-elle en écarquillant ses yeux dévorants.

Quand il lui arrive de coacher des danseurs professionnels qui lui demandent de les aider à construire un personnage, son enseignement « consiste à leur poser des questions sur le rôle, la musique, etc. ». Soudain ses bras s'élancent comme des rubans au-dessus de la table, ce qui leur donne, à eux et elle, une envergure comme décuplée. Sa voix s'est faite plus satinée, elle ne s'adresse plus à nous, elle joue : « Dans un ballet, ton rôle ne peut pas tout le temps avoir l'amour du public. Il faut que tu laisses la place à ton partenaire. Il y en a très peu qui pensent à ça. C'est bien, à un moment donné, que le public vous en veuille. Prenez Manon : elle va voir un autre homme, quand même ce n'est pas sympa... J'adore l'idée qu'à ce moment-là le public déteste Manon, et puis elle se fait pardonner, et la salle l'en aime d'autant plus... » Aurélie Dupont revient à elle, à nous : « Ce qui m'intéresse, c'est de transmettre le plaisir de danser. En douceur... » Elle répète le mot. « Douceur. » Son nouveau rôle.

Couverture du livre N’OUBLIE PAS POURQUOI TU DANSES

N'oublie pas pourquoi tu dansesAurélie Dupont, Albin Michel, 480 pages, 21,90 euros (en librairies mercredi).

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