Comment Bercy protège les laboratoires français devenus la proie des puissances étrangères (2/4)

Changement radical de paradigme pour le monde de la recherche autrefois très ouvert à la mondialisation. Dans un monde où la course aux technologies de rupture s'intensifie en raison des tensions géopolitiques, les laboratoires français sont désormais plus étroitement surveillés par le ministère de l’Économie (SISSE) face aux menaces d’États prédateurs. Deuxième volet d'une série d'articles sur la sécurité économique.
Michel Cabirol
« Le rôle du SISSE est précisément d'évaluer les demandes de partenariat pour détecter s'il y a des risques importants ou pas pour la souveraineté. Et quand on dit non à un laboratoire ou à un institut - c'est assez souvent le cas désormais, ce qui n'était pas du tout le cas auparavant -, cela crée une perte financière et un manque à gagner que ces organismes ne vont pas trouver forcément ou facilement ailleurs », explique le cehf du SISSE, Joffrey Célestin-Urbain.
« Le rôle du SISSE est précisément d'évaluer les demandes de partenariat pour détecter s'il y a des risques importants ou pas pour la souveraineté. Et quand on dit non à un laboratoire ou à un institut - c'est assez souvent le cas désormais, ce qui n'était pas du tout le cas auparavant -, cela crée une perte financière et un manque à gagner que ces organismes ne vont pas trouver forcément ou facilement ailleurs », explique le cehf du SISSE, Joffrey Célestin-Urbain. (Crédits : DR)

Les puissances étrangères n'ont naturellement aucune limite pour s'approprier les technologies françaises. C'est pour cela que le Service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE), un organisme du ministère de l'Économie créé en 2016, a décidé d'établir une troisième liste, qui recense désormais les laboratoires publics de recherche et les organismes économiquement sensibles en termes de sécurité. Une décision qui a permis au SISSE de neutraliser un angle mort qu'il avait détecté depuis longtemps dans le dispositif de sécurité économique. Il s'est d'ailleurs repris à deux fois pour resserrer les mailles du filet dans le domaine de la recherche : une première liste composée des laboratoires les plus importants a été constituée en 2021 ; puis une seconde beaucoup plus fine en 2022.

« Avec le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, nous avons voulu renforcer depuis quelques années la vigilance sur tout le haut de la chaîne de valeur », c'est-à-dire avant la startup ou les spin-off, précise le chef du SISSE, Joffrey Célestin-Urbain.

Lire aussiVers un record de menaces étrangères sur les entreprises françaises en 2023 (1/4)

Cette troisième liste arrive après celle de 2019 classée confidentielle concernant les entreprises stratégiques françaises, puis celle sur les technologies critiques (en 2020, puis en 2021), une liste classifiée afin que les puissances étrangères ne sachent pas précisément quelles technologies la France souhaite protéger. Concrètement, lorsqu'une tentative de prédation étrangère sur la propriété intellectuelle d'un laboratoire sensible est détectée, l'alerte est enregistrée, caractérisée, traitée, puis suivie dans le temps pour garantir une réponse efficace de Bercy lorsqu'il le faut. Dans ce cadre, le SISSE travaille le plus étroitement possible avec les universités, les laboratoires publics, les organismes de recherche, leurs filiales et leurs unités mixtes de recherche les plus sensibles, spécialisés essentiellement sur les sciences dures.

Des labos ouverts aux quatre vents...

Dans sa volonté de réarmer la France dans le domaine de la sécurité économique, le SISSE a voulu fermer toutes les portes possibles en bloquant certaines opérations à risques. C'est désormais le cas pour les laboratoires et les organismes de recherche, qui étaient jusqu'ici ouverts aux quatre vents et aux échanges dans le monde entier. Trop certainement... dans le cadre de la course mondiale aux technologies. « Le centre de gravité est heureusement en train de bouger. Là encore, c'est une bataille de tous les jours parce qu'on est passé à un nouveau monde. La transition est difficile, elle est pénible pour certains », en convient le chef du SISSE, Joffrey Célestin-Urbain. Car le monde d'avant était celui de la science ouverte. Ce n'est plus le cas dans le nouveau monde, celui de l'après Covid-19 et de la guerre en Ukraine.

« Après le temps du rachat d'entreprises industrielles françaises, contre lequel nous nous sommes prémunis, la menace s'est reportée vers le monde de la recherche, traditionnellement moins régulé, où il est possible de déployer une stratégie low cost - installer un chercheur, financer un thésard, conclure un accord-cadre de partenariat, ce qui ne coûte pas très cher... - afin d'accéder à des technologies sans investir beaucoup. Cette stratégie s'est montrée assez puissante puisque, pendant longtemps, elle ne s'est pas heurtée à l'État. Ce n'est désormais plus le cas », expliquait à l'Assemblée nationale le chef du SISSE.

En mars dernier, il avait d'ailleurs reconnu à l'Assemblée nationale que la décision de bloquer ou de l'accepter moyennant des garde-fous extrêmement lourds, « nous rend parfois impopulaires mais la souveraineté passe par là ». Pourquoi ? « Il est compliqué de refuser une solution qui s'avère être économiquement la meilleure », pour un laboratoire, avait-il expliqué à l'Assemblée nationale. Très clairement, le blocage d'une opération peut effectivement se traduire par une perte de ressources financières. Il n'est pas rare que des partenaires étrangers proposent de l'argent aux laboratoires pour signer des accords, qui prévoient des échanges de chercheurs et d'étudiants.

« Le rôle du SISSE est précisément d'évaluer les demandes de partenariat pour détecter s'il y a des risques importants ou pas pour la souveraineté. Et quand on dit non à un laboratoire ou à un institut - c'est assez souvent le cas désormais, ce qui n'était pas du tout le cas auparavant -, cela crée une perte financière et un manque à gagner que ces organismes ne vont pas trouver forcément ou facilement ailleurs », explique Joffrey Célestin-Urbain.

Comment le SISSE verrouille

Si un laboratoire se retrouve face à un acteur étranger considéré comme dangereux et pouvant porter atteinte aux intérêts économiques de la France, le SISSE mobilise alors tout son arsenal pour garantir la sécurité économique. Mais au préalable, les équipes du SISSE ont réalisé un travail de longue haleine et poursuivent ce travail de fond avec le monde de la recherche pour convaincre ces acteurs de se protéger. Pas toujours facile mais « il y a beaucoup de dissuasion », souligne Joffrey Célestin-Urbain. Le SISSE propose notamment un dispositif piloté par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et appelé PPST (Protection du potentiel scientifique et technique de la nation), qui repose principalement, depuis 2012, sur la base du volontariat. Clairement, la PPST concourt à la protection des intérêts fondamentaux de la nation.

« La PPST reste le meilleur dispositif de sécurisation d'un site - accès, protection des données sensibles... - après celui de la protection du secret de la défense nationale », expliquait-il aux députés.

Ce dispositif met à disposition une protection juridique et administrative aux entités couvertes et offre également une boîte à outils au service des entités concernées, pour protéger leurs connaissances, savoirs et savoir-faire sensibles en renforçant le niveau de leur protection. Concrètement, cela se traduit essentiellement par la mise en place d'une zone à régime restrictif (ZRR). « C'est classique, c'est une espèce de mini-bunker où les entrées et les sorties sont contrôlées, précise Joffrey Célestin-Urbain. Il y a un registre et surtout il y a un avis d'autorisation préalable de l'administration pour savoir si tel ou tel chercheur ou tel ou tel acteur étranger peut y entrer »« Le laboratoire est sommé de s'exécuter puisqu'il est rentré de lui-même dans la PPST, rappelle-t-il. Il ne peut plus complètement ignorer les contraintes auxquelles il doit se soumettre ». Sous peine de sanctions. « Si, à l'occasion d'un contrôle, nous constatons que la PPST n'est pas correctement assurée par l'investisseur, il y a des conséquences juridiques, avec des sanctions pénales », avait fait valoir le patron du SISSE à l'Assemblée nationale.

Pour les autres laboratoires, qui ne veulent pas entrer dans ce dispositif qu'ils peuvent juger très contraignant, le SISSE joue alors plutôt sur le registre de la dissuasion. « Nous sommes de plus en plus efficaces puisque la sensibilisation a progressé, souligne le chef du SISSE. Un laboratoire, qui a ses intérêts bien en tête, est conscient qu'il ne peut pas rester grand ouvert aux quatre vents dans le cadre d'échanges internationaux entre chercheurs. Nous constatons qu'il y a de plus en plus de laboratoires qui entrent dans ce dispositif parce qu'ils ressentent un jour qu'il faut y rentrer ». Mais comme ce dispositif est sur la base du volontariat, « c'est aussi sa limite », constate-t-il.

La Chine en tête des prédateurs

« La protection du monde de la recherche est, pour nous SISSE, agnostique. Dès lors qu'il y a une menace qui est caractérisée, on regarde, indique Joffrey Célestin-Urbain. Les modus operandi et le type de menaces ne sont d'ailleurs pas les mêmes selon les pays ». Ainsi, certains pays asiatiques notamment adoptent« la stratégie du saumon sauvage : ils remontent les chaînes de valeurs, puisqu'ils ont dorénavant du mal à racheter des entreprises françaises du secteur industriel, du fait du contrôle des IEF, a expliqué à l'Assemblée nationale Joffrey Célestin-Urbain. Ce nouveau positionnement nous oblige à étendre notre protection, notamment aux unités mixtes de recherche et aux universités de taille moyenne, qui manquent de  financements par rapport aux grandes facultés. Les Chinois par exemple ont bien identifié cette vulnérabilité ».

Mais les technologies françaises intéressent tous les pays, mais certains plus que d'autres, comme la Chine. Sans surprise. « Il y a des pays qui sont un peu plus surreprésentés dans ces affaires », indique-t-il. La Chine est évidemment un point de vigilance très important pour le SISSE, qui ne souhaite pas officiellement citer ce pays. Mais elle est considérée comme une puissance très active dans le domaine de la recherche.

« Un pays avec une projection géostratégique en Extrême-Orient est un pays très actif. Ce pays a compris que la porte s'était refermée sur la partie investissement et il est en train de comprendre que la porte est aussi en train de se refermer un peu sur les partenariats technologiques très sensibles, ou plus précisément pour les plus sensibles », explique Joffrey Célestin-Urbain.

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Relire les premiers volets :

Vers un record de menaces étrangères sur les entreprises françaises en 2023 (1/5)

Sécurité économique : des fonds activistes aujourd'hui sous surveillance (3/5)

Michel Cabirol
Commentaires 3
à écrit le 23/10/2023 à 12:20
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c'est vrai que pendant le covid, ils ont été efficients, pour prendre l'argent !

à écrit le 23/10/2023 à 9:07
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Pourquoi devrait on croire qu'il s'agit de souveraineté nationale plutôt que d'un "enrichissement" du prix des données ? ;-)

à écrit le 23/10/2023 à 8:12
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Si le but est de réguler un minimum l'activité opaque des laboratoires afin qu'ils se mettent enfin à chercher au lieu d'encaisser les rentes de leurs brevets et de faire de la publicité et des campagnes d'achats de professionnels de la santé, c'est ...

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