« Nous avons une alerte de sécurité économique par jour » (Joffrey Célestin-Urbain, Bercy)

À l’heure où, encore fragile, la base industrielle et technologique de défense (BITD) émerge de la crise, comment l’équipe de France resserre-t-elle les rangs pour préserver les entreprises stratégiques de toute prédation étrangère ? La question a été au cœur du débat "La BITD française est-elle sauvée ?" à l'occasion du Paris Air Forum, organisé par La Tribune et qui s'est tenu lundi au Musée de l'air et de l'espace au Bourget.
Le spécialiste de la vision nocturne Photonis et la pépite de l'optique de précision Fichou sont deux exemples emblématiques d'entreprises stratégiques pour la défense, qui sont restés dans les mains d'actionnaires "agréés" par l'État français.

La France sait garder ses pépites technologiques et industrielles quand elle s'en donne les moyens. Ainsi, le spécialiste de la vision nocturne Photonis et la pépite de l'optique de précision Fichou sont deux exemples emblématiques d'entreprises stratégiques pour la défense, qui sont restés dans les mains d'actionnaires "agréés" par l'État français. Les ventes de Photonis et de Fichou ont dans un premier temps fait l'objet d'un veto de la part de l'État français de projets de rachat respectivement par un groupe américain, en l'occurrence Teledyne, et par un groupe indien. Dans un deuxième temps, la direction générale de l'armement (DGA) et la direction générale des entreprises (DGE) ont fléché leur vente vers des acheteurs "connus favorablement" par les services de l'Etat, soit respectivement le fonds d'investissement HLD (Photonis) et le groupe HEF (Fichou), un industriel originaire du bassin stéphanois et spécialisé dans l'ingénierie de surfaces et leader européen dans le domaine.

Par rapport à Fichou et Photonis, "on a fait encore mieux avec le rachat de Muquans par iXblue dans la plus grande discrétion", jubile François Mestre, chef du service des affaires industrielles et de l'intelligence économique à la DGA, interrogé sur les plus belles opérations réalisées par l'État.

Dans la boîte à outils, dont la France s'est dotée pour contrôler les investissements étrangers et protéger les quelque 4.000 entreprises de sa base industrielle et technologique de défense (BITD), la DGA, entre autres, joue un rôle clé. Comment y a-t-elle veillé l'an dernier ? « Nous avons traité 138 dossiers d'investissements financiers étrangers », contre 30 en 2017, souligne François Mestre. Par ailleurs, « nous avons formé cent cadres de la DGA à conduire des audits dans les sociétés. Ils ont ausculté 1.200 entreprises de la BITD pour avoir une vision de leur état ». Une démarche qui a été suivie de 130 procédures de remédiation, détaille-t-il.

Des succès qui restent très discrets

Bercy, de son côté, suit également de près la situation des entreprises stratégiques française. Le Service de l'information stratégique et de la sécurité économique au ministère de l'Économie (SISSE) est en particulier doté d'un dispositif de protection économique, qui est « arrivé à maturité pendant cette crise », estime Joffrey Célestin-Urbain, chef du SISSE. Une politique de sécurité économique qui complète l'approche du ministère des Armées, puisqu'elle couvre, bien au-delà de la défense, tous les secteurs clés pour l'économie et la souveraineté. « Nous avons désormais une tour de contrôle de l'ensemble des événements, notamment des menaces étrangères, qui affectent les actifs stratégiques de l'économie française », déclare-t-il.

Dans ce cadre, une plateforme de coordination traite des alertes de sécurité économique. « Dans certains cas, nous laissons faire lorsque c'est nécessaire pour des raisons d'attractivité. À l'opposé, nous mettons en œuvre tous les moyens de l'État, informels, réglementaires et financiers, pour faire cesser une menace étrangère lorsqu'elle est considérée comme particulièrement grave », note-t-il. Avec succès ? Oui, avec « un certain nombre de réussites » - sans toutefois pouvoir les revendiquer, puisqu'ils sont classifiés...

Des alertes de sécurité économique en hausse

Reste que la pression monte. « Depuis janvier 2020, nous avons reçu environ 500 alertes sur une année et demie. C'est un rythme de 25 à 30 par mois, donc, schématiquement, une par jour », analyse Joffrey Célestin-Urbain. « Nous décelons dans ces alertes une fragilisation intrinsèque des entreprises stratégiques pour des raisons financières, commerciales et économiques, mais aussi des menaces avérées » : celles d'ordre capitalistique (40 %), autrement dit, des tentatives de rachat d'entreprises stratégiques par des concurrents étrangers, mais aussi des menaces humaines, physiques ou réputationnelles (35 %) ainsi que des risques cyber qui ont pris de l'ampleur avec la crise (10 %).

Autre danger, « une montée en puissance des menaces juridiques, avec des procédures extraterritoriales menées contre certaines de nos entreprises », détaille Joffrey Célestin-Urbain. Et de pointer une croissance de 10 % à 15 % des alertes économiques sur les entreprises stratégiques françaises depuis le second semestre 2020. Une pression « durable » et « nourrie par la fragilisation des entreprises avec la crise ».

Fragilité de la supply chain

De fait, si la BITD a moins pâti de la crise que d'autres secteurs industriels, les projets dans la défense pour un client étatique s'inscrivant dans le temps long, elle a tout de même encaissé le choc de la crise sanitaire. « Les conditions sanitaires ont diminué les échanges commerciaux : tout le volet export a été fortement réduit, les commandes et les livraisons n'ont pas été réalisées et cela a fait souffrir l'ensemble de la chaîne de valeur », a rappelé François Mestre. « La dualité civil-militaire, qui est durablement une force pour notre BITD, a pénalisé des petites entreprises qui réalisaient une grande partie de leur chiffre d'affaires dans le civil et une petite partie dans la défense et qui se sont trouvées exsangues ». Avec trois secteurs qui ont particulièrement été touchés : l'aéronautique, le transport ainsi que l'Oil & Gas, proche du domaine naval. L'avenir de la BITD reposera donc sur la reprise du civil et de l'export...

Une reprise qui, pour Airbus, est « progressive », avec par exemple l'ambition de retrouver des niveaux d'avant crise en 2023 pour la famille A320, abonde Antoine Bouvier, directeur de la stratégie, des fusions-acquisitions et des affaires publiques du constructeur aéronautique. « Nous avons une grande fragilité de la supply chain et nous devons être attentifs et présents pour nous assurer que la montée en cadence se passe bien. Pour Airbus, cela veut dire donner à la supply chain un maximum de visibilité sur des horizons pour lesquels nous sommes confiants ». Le constructeur a en outre engagé un audit pour identifier des sous-traitants à risque, qui « doit permettre de rendre la supply chain plus robuste », affirme-t-il.

Avec la fin des aides étatiques, l'avionneur européen a-t-il identifié des entreprises ciblées par des intérêts étrangers ? « Les schémas d'alerte sur les entreprises sont partagés et gérés de façon conjointe entre l'État et l'industrie », indique-t-il. « Mais ensuite, il faut des solutions de financement. La difficulté n'est pas seulement dans les entreprises qui connaissent des situations tendues de trésorerie. Les menaces sont aussi dans des start-up très en pointe, qui ont besoin de partenaires de confiance sur le long terme ».

Préparer l'avenir

Autre acteur qui vient à l'appui de la filière, le fonds d'investissement dédié aux sous-traitants aéronautiques géré par ACE Management (groupe Tikehau Capital). Son objectif : investir, d'abord, dans des entreprises clé en difficulté. « Il y a des entreprises de très grande qualité qui trébuchent car elles investissaient lourdement, leur bilan était en difficulté et puis, tout d'un coup il n'y avait plus d'activité », décortique Marwan Lahoud, président du directoire d'ACE Management. Ensuite, investir dans le redémarrage, à un moment où les sociétés ne génèrent pas encore suffisamment de chiffre d'affaires. Enfin, l'étape de la consolidation. « Il faut préparer la chaîne de valeur à être plus solide pour la crise suivante », déclare-t-il, en précisant par ailleurs que le fonds en question est censé durer une douzaine d'années.

L'avenir de la BITD passera aussi par la bataille de la compétitivité. Pour François Mestre, tout l'enjeu est de créer des sous-traitants « de premier rang, capables d'adresser non seulement le marché français mais aussi européen ». Mais il a mis en garde les entreprises de la BITD face à la menace des lois ou des réglementations extraterritoriales comme le CMMC, qui impose aux entreprises, y compris étrangères, travaillant pour le Pentagone un audit très poussé de leur système d'information. « Les États-Unis ont lancé une démarche qui s'appelle le CMMC visant à labelliser leurs sous-traitants au travers de laquelle un processus très intrusif peut avoir lieu. En France, il faudrait faire la même chose pour que l'on soit maître de nos audits et de démarches de protection et que l'on ne dépende pas de standards américains », avance le chef du service des affaires industrielles et de l'intelligence économique à la DGA.
 
Du côté de Bercy, enfin, les entreprises stratégiques continueront de bénéficier du dispositif de protection économique, assure Joffrey Célestin-Urbain, rappelant également la création l'an dernier du fonds French Tech Souveraineté qui permet de prendre des participations dans des entreprises prometteuses en matière de technologies souveraines. Autant d'outils pour mieux armer la BITD qui vont s'inscrire dans la durée...

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Commentaires 6
à écrit le 23/06/2021 à 18:41
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Bercy ne vole pas au secours des entreprises par bonté d'âme, c'est surtout pour protéger ce cheptel taillable et corvéable à merci !

à écrit le 23/06/2021 à 12:23
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Le problème principal, majeur, est d'abord et avant tout que ce danger pose problème, tandis qu'identifier le danger et dire non est tellement facile pourtant. L’ennemi serait il intérieur ?

à écrit le 23/06/2021 à 10:34
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Pour un ex qui est conforté en souveraineté, combien passent entre les mailles du filet ?? Et pas des moindres avec l'ex récent de Latécoère...Et la BITD n'est malheureusement pas la seule concernée. Pour lutter à peu près à armes égales face à l'onc...

à écrit le 23/06/2021 à 10:17
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Cette époque fabuleuse de niaiserie qui débuta dans les années 90 pour le plus grand bonheur de la tech américaine . Les naïfs heureux ,ces fils à papa des grandes écoles qui passaient leurs vacances aux USA . Ébloui par les lumières ,les gadgets ,...

à écrit le 23/06/2021 à 9:34
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Depuis notre entré dans l'UE, la vente de la France a la découpe et de "ses trésors" est une routine qui entraîne parfois quelque mouvements erronés!

à écrit le 23/06/2021 à 8:09
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En matière économique, à de rarissimes exceptions près, l'équipe de France est une chimère. Encore plus si c'est Bercy le capitaine.

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