Grèves contre la réforme des retraites : quels points communs avec 1995 ?

Une même revendication, une large mobilisation, des manifestations dans de nombreuses villes de France, un mouvement malgré tout populaire... les points communs entre 1995 et 2023 sont nombreux. De quoi laisser présager d'un abandon de la réforme des retraites comme 28 ans plus tôt ? Si les syndicats veulent y croire, en près deux décennies, le contexte a toutefois bien changé. Décryptage
Coline Vazquez
Selon les syndicats, 2 millions de personnes ont manifesté en France en 2023. Ils étaient 1 million en 1995 au premier jour de la mobilisation.
Selon les syndicats, 2 millions de personnes ont manifesté en France en 2023. Ils étaient 1 million en 1995 au premier jour de la mobilisation. (Crédits : BENOIT TESSIER)

Ils étaient 2 millions dans la rue, selon les syndicats, mais 1,2 million d'après le ministère de l'Intérieur. À la SNCF, le taux de grévistes s'est établi à plus de 46%, à 55% chez Engie, et entre 70% et 100% dans les raffineries, selon la CGT TotalEnergies. Quoi qu'il en soit, la mobilisation du 19 janvier contre la réforme des retraites a surpassé les attentes du front syndical. De quoi laisser espérer un scénario digne des grèves massives de 1995 ? Les huit syndicats réunis veulent en tout cas y croire.

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À l'époque, c'est la réforme de la Sécurité sociale, présentée le 15 novembre par Alain Juppé, Premier ministre de l'époque, qui met le feu aux poudres. Elle consiste, entre autres, en une loi annuelle de la Sécurité sociale, une hausse des tarifs d'accès à l'hôpital et des restrictions sur les médicaments remboursables, mais aussi et surtout,  un allongement de la durée de cotisation pour les retraites de 37,5 à 40 annuités pour les salariés de la fonction publique. Autre élément qui provoque la colère de certains travailleurs : la suppression des régimes spéciaux dont bénéficient notamment les employés de la SNCF et de la RATP.

Des manifestations dans de nombreuses villes de France

Dès le 24 novembre 1995, les Français sont dans la rue, à Paris et un peu partout en France : 1 million selon les syndicats, 500.000 selon la police. Des chiffres similaires, donc, à ceux du 19 janvier 2023.

« A Paris, le nombre de manifestants était important, mais pas exceptionnel non plus. Mais à Annonay en Ardèche, par exemple, il y a eu 5.000 manifestants (3.000 selon le ministère de l'Intérieur, Ndlr) sur près de 17.000 habitants. C'est beaucoup ! », souligne Xavier Vigna, professeur d'histoire contemporaine à l'Université Paris Nanterre, qui se remémore :

« En 1995 aussi, le mouvement général avait commencé par une journée de manifestations dans toute une série de villes de France, lançant la grève. Comme aujourd'hui, l'ampleur des manifestations dans tout le pays, et notamment dans les petites villes de province, témoigne de l'ampleur du rejet de la réforme. »

L'annonce d'Alain Juppé, chef du gouvernement sous Jacques Chirac, entraîne, en effet, une grève de trois semaines qui touche en particulier les transports. Il devient très difficile de circuler en métro ou en train. D'autres secteurs sont également touchés comme les télécoms et La Poste. Malgré tout, la grève reste populaire et les Français s'organisent. À Paris, on marche, on prend son vélo. On fait même du stop pour aller travailler.

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Des mobilisations bien reçues par la population

Si elle ne concerne pas l'ensemble de la population, la réforme est d'autant plus mal perçue qu'en 1995, Jacques Chirac a fait campagne sur le thème de la « fracture sociale » avec pour ambition de régler la crise sociale qui agite le pays.

« La présentation du plan par Alain Juppé a été vécue comme un reniement des engagements de Chirac et a fragilisé le pouvoir en place. Les gens ont eu le sentiment de s'être fait berner, et la légitimité politique du Premier ministre s'en est trouvée affaiblie », raconte Xavier Vigna.

Il ajoute :

« C'est à ce moment que se développe l'idée de la grève par procuration. Les salariés du privé, pour beaucoup, ne peuvent faire grève, craignant d'être licenciés. Il y avait une forme de reconnaissance envers les grévistes dans le public avec, en ligne de mire, la défense du service public, une question très importante en France », rappelle-t-il.

Vingt-huit ans plus tard, la mobilisation contre la réforme des retraites, qui en est encore à ses débuts, bénéficie également d'une bonne image auprès de la population. Selon un sondage d'OpinionWay pour Les Echos et Radio Classique datant du 30 janvier, le soutien à la mobilisation était à 66% au soir de la première journée de mobilisation avant de redescendre à 58% le 12 janvier pour finalement remonter à 61%.

La CFDT cette fois au sein de l'union syndicale

Fort de la mobilisation du 19 janvier, les syndicats espèrent donc faire plier le gouvernement comme en 1995.

« En 2023, nous sommes sur un même type de mouvement d'ensemble. Et même si comparaison n'est pas raison, la grève de 1995 reste une référence car c'est la dernière grève interprofessionnelle victorieuse », rappelle Jean-Michel Denis, professeur de sociologie à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

D'autant que, contrairement à l'actuelle mobilisation, en 1995, la CFDT fait bande à part et décide de soutenir la réforme d'Alain Juppé.

« C'est à cette époque que se cristallise l'opposition entre la CFDT réformiste et la CGT, irréductible. Nicole Notat, secrétaire générale du syndicat CFDT, est même malmenée lors d'une manifestation et obligée d'en partir », se remémore Xavier Vigna. « Cette opposition entre la CFDT et la CGT marquera toutes les mobilisations suivantes contre les réformes des retraites. »

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Une présence syndicale en déclin dans les entreprises

Pour autant, les syndicats ont perdu de leur poids depuis dix-huit ans.

« Bien que le front syndical soit plus large actuellement, il est plus difficile de se mobiliser qu'en 1995 », note Jean-Michel Denis. « Depuis, la capacité des syndicats et les moyens dont ils disposent se sont affaiblis, ne serait-ce que parce que les précédents mouvements ont échoué », explique-t-il.

De plus, l'implantation de ces organisations représentatives dans les entreprises s'est progressivement réduite. « À l'époque, il y avait des secteurs d'activité avec une grande capacité de mobilisation qui se transmettait entre générations de travailleurs, mais qui s'est érodée depuis 1995 », indique encore le professeur de sociologie.

Toutefois, « le déclin du nombre d'adhérents n'implique pas nécessairement un déclin de l'audience, assure Xavier Vigna.

« Les formes de conflictualité ont changé. Il y a moins de grèves traditionnelles, c'est-à-dire de grandes grèves avec des occupations des entreprises comme en 1936 ou en 1968, et ça m'étonnerait qu'il y en ait de nouveau, car le rapport au lieu de travail a changé et qu'il y a désormais peu de grandes concentrations usinières. Mais cette conflictualité peut se manifester autrement sur des arrêts de travail à répétition ou un absentéisme larvé. »

C'est d'ailleurs la stratégie qui semble avoir été adoptée par le front syndical en multipliant les journées de grève espacées, tandis que certains secteurs ont opté pour une grève reconductible comme la CGT Cheminots et SUD-Rail.

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La mobilisation actuelle repose essentiellement sur les manifestations plutôt que sur les grèves, pointe néanmoins Jean-Michel Denis.

« Le rapport de force est donc plus difficile à établir. Si vous êtes capable de mettre des centaines de milliers de salariés en grève, cela a plus d'impact que si vous êtes seulement capables de les mobiliser par des manifestations », explique-t-il, y voyant la raison de l'échec des derniers conflits sociaux.

Reste à savoir si le mouvement de 2023 permettra de rejouer 1995. En effet, le 15 décembre, le gouvernement Juppé annonce l'abandon de certaines mesures comme celles concernant la fonction publique et les régimes spéciaux. Ce ne sera finalement qu'une version édulcorée de la réforme, concernant la partie Sécurité sociale, qui sera adoptée par ordonnance.

Coline Vazquez
Commentaire 1
à écrit le 08/02/2023 à 16:10
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Bonjour, Pardonnez-moi, mais la lecture de votre phrase "Malgré tout, la grève reste populaire et les Français s'organisent. À Paris, on marche, on prend son vélo. On fait même du stop pour aller travailler" m'a fait bondir. Bien sûr, les choses s...

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