La productivité tricolore va-t-elle revenir à son niveau d'avant crise sanitaire ? C'est La question brûlante du moment pour les économistes. Après l'OFCE il y a un mois, c'est autour du conseil de la productivité (CNP) de tirer la sonnette d'alarme. Dans un épais rapport de plus de 200 pages dévoilé ce lundi 23 octobre, les économistes ont passé au scalpel les facteurs d'essoufflement des gains de productivité par tête. « La productivité par tête a dramatiquement chuté depuis la crise Covid. Il y a un manque à gagner de la productivité alors que le taux d'emploi est resté stable tout au long de la crise », a alerté Natacha Valla, présidente de cette instance hébergée par France Stratégie lors d'un point presse.
Depuis la pandémie, les créations d'emplois ont souvent été plus dynamiques que la croissance du produit intérieur brut (PIB). Ce paradoxe a surpris un grand nombre d'économistes et spécialistes du marché du travail. Mais cette étrange situation pourrait bien prendre fin avec le coup de frein de l'économie tricolore asphyxiée par le durcissement de la politique monétaire de la BCE et la situation géopolitique chaotique au Proche-Orient.
Désindustrialisation, apprentissage et choc énergétique
Sans surprise, le premier facteur de baisse de la productivité est la spectaculaire désindustrialisation du tissu productif tricolore depuis les années 70. « Notre base industrielle est plus faible que chez nos voisins européens. On paie la désindustrialisation », a souligné l'économiste et ex-vice présidente de la Banque centrale européenne. Résultat, la part de la richesse produite par l'industrie dans l'économie tricolore a considérablement chuté en France. Et les emplois industriels associés à de forts gains de productivité ont disparu par millions. A l'opposé, les emplois créés dans le tertiaire, parfois dans des secteurs à très faible valeur ajoutée avec des emplois précaires, n'ont pas réussi à compenser ces pertes faramineuses.
L'autre facteur mentionné par les économistes est l'essor vertigineux des embauches d'apprentis. Depuis 2018, le gouvernement a complètement remis à plat la politique de l'apprentissage. Cette réforme s'est accompagnée d'une aide exceptionnelle et peu ciblée au recrutement des apprentis inscrite dans le plan de relance présenté par l'ancien Premier ministre Jean Castex. « L'apprentissage a eu un effet négatif à court terme sur la productivité », a expliqué Natacha Valla.
Les embauches massives d'apprentis ont certes boosté le marché du travail. Mais elles ont également contribué à diminuer les gains de productivité par tête et par heure. En effet, les apprentis sont comptabilisés dans les effectifs de l'entreprise ou du secteur public à temps plein alors qu'ils passent une partie importante de leur temps en formation. Avec le ralentissement de l'économie et les moindres aides à l'apprentissage, les gains de productivité devraient repartir à la hausse, a expliqué l'économiste de l'OFCE Mathieu Plane lors d'un récent point presse.
La flambée des prix de l'énergie a plombé la productivité à court terme
L'éclatement de la guerre en Ukraine en février 2022 a provoqué une flambée des prix de l'énergie inédite en Europe depuis les années 70. Après un ralentissement au premier semestre, les prix de l'énergie fossile sont repartis à la hausse sous l'effet de la décision de l'OPEP de fermer progressivement le robinet de l'offre de pétrole. A cela s'ajoute, la situation géopolitique tendue au Proche-Orient.
Résultat, les prix de l'énergie devrait continuer de « nuire à la productivité » à court terme. En revanche, cette crise énergétique peut engendrer des gains de productivité à plus long terme si les Etats et les entreprises accélèrent leur transition vers une économie bas carbone, diminuant ainsi leur dépendance aux énergies fossiles.
L'optimisation fiscale peut également nuire à la productivité
L'optimisation fiscale des multinationales est loin d'être un épiphénomène comme l'a bien documenté le dernier rapport de l'observatoire européen de la fiscalité dévoilé ce lundi 23 octobre. Outre les pertes importantes de recettes fiscales pour les Etats, les stratégies agressives de délocalisation des bénéfices dans des paradis fiscaux peuvent avoir une incidence sur la productivité. « On voit un effet négatif sur la productivité du travail. Les paradis fiscaux ont un effet de frein », indique Natacha Valla. Comment expliquer un tel phénomène ? « En délocalisant certains revenus de la maison-mère et des filiales locales de la multinationale vers un paradis fiscal, l'opération se traduit par une baisse de la mesure de la croissance économique et de la productivité dans le pays d'origine, avec l'effet inverse pour le pays tiers », expliquent les auteurs de l'épais rapport.
Les régimes fiscaux développés par certains Etats pour attirer les bénéfices et les fortunes des pays étrangers ont souvent brouillé les calculs des économistes. Le cas de l'Irlande est particulièrement criant. Pendant des années, Dublin a affiché des taux de croissance à deux chiffres sans vraiment de connexion avec l'activité réelle du pays. Les économistes français plaident d'ailleurs pour une réforme des statistiques internationales afin de mieux prendre en compte ces transferts massifs de richesse dans le calcul du produit intérieur brut et de la productivité par tête. Une proposition qui risque de susciter des mécontentements en Europe.