
LA TRIBUNE - Quelles sont les principales leçons que nous pouvons tirer de cette crise sanitaire ?
PATRICK ARTUS - Cette crise a tout d'abord révélé un problème de couverture de la protection sociale en France. Toute une partie de la population - les jeunes, les intérimaires et les contrats précaires, les artisans et les indépendants - est beaucoup moins protégée que d'autres catégories. Des programmes d'urgence ont été mis en place. Mais, faut-il les pérenniser et étendre la protection sociale des salariés en CDI à l'ensemble de ces populations qui ont été fragilisées ? La seconde question que pose cette crise est le déclassement de la recherche en France, et pas seulement médicale. Il est indispensable d'inverser la tendance au risque d'accumuler un lourd handicap dans la compétition mondiale. Il existe clairement une insuffisance de moyens, une mauvaise articulation entre les laboratoires de recherche et le secteur privé et, enfin, un rejet presque culturel, de la prise de risque.
Quels seront les impact sur l'économie ?
Plusieurs questions font actuellement débat. Il existe un consensus chez les économistes sur la destruction de croissance à long terme d'une telle crise. Les entreprises ont sous-investi et toute une génération de jeunes semble sacrifiée, à la fois en termes de formation et d'emplois. Les chefs d'entreprises ne partagent pas cette vision et tablent sur une reprise forte, un retour « aux années folles », avec une consommation débridée et des nouvelles technologies. Certes, il y aura une envie de consommer mais ce phénomène risque d'être transitoire car nous avons détruit beaucoup de capital, notamment du capital humain. Il ne faut pas oublier que les « années folles » ont été associées à des progrès technologiques qui ont fabriqué de la croissance et de l'emploi, comme l'automobile et l'électricité. Aujourd'hui, les innovations génèrent peu ou pas d'emplois ou des emplois peu qualifiés, comme Amazon ou Deliveroo.
Un deuxième débat porte sur le degré de « normalisation de l'économie ». Les histoires sur un « monde d'après », plus frugal et plus économe en ressources naturelles, sont des contes pour enfants. Nous vivons en fait avec l'idée que l'économie va reprendre son chemin d'avant crise. C'est une vraie question de politique économique pour savoir s'il faut continuer d'aider tout le monde ou faire des choix.
La crise du Covid n'a-t-elle pas créé un choc de productivité, notamment avec le télétravail ?
Il n'y a aucune évidence qui démontre que la digitalisation des économies fabrique de la productivité. C'est uniquement la productivité des salariés très qualifiés qui augmente avec le télétravail. Et toutes les innovations technologiques sont associées à des créations d'emplois peu productifs, qui détruisent de la productivité. Regardez les pays les plus avancés dans la numérisation, comme les Etats-Unis, la Chine ou la Suède : ils ne créent pas ou peu de productivité. Ce que vous gagnez d'un côté avec les innovations, vous le perdez de l'autre côté, avec les emplois peu qualifiés.
Voyez-vous néanmoins des facteurs positifs qui pourraient ressortir de cette crise ?
Dans le domaine médical, il y a eu incontestablement un bond formidable. Les vaccins à ARN Messager sont une avancée majeure qui aura des applications de grande ampleur à l'avenir. Ensuite, il y a une épargne considérable qui a été accumulée pendant la crise. Si l'on se réfère toujours aux « années folles », nous pouvons espérer que cette épargne soit dépensée. Mais de nombreuses études ne racontent pas cette histoire. Aux Etats-Unis, les américains ont l'intention de ne consommer qu'un tiers de cette épargne. En France, selon les travaux de l'Insee, 75% de l'épargne accumulée est détenu par 20% des Français les plus aisés. Ces derniers ne vont pas consommer ce surplus mais plutôt l'investir en Bourse ou dans l'immobilier. Nous ne sommes donc qu'au début d'une bulle financière sur les actions et l'immobilier. C'est d'ailleurs déjà le cas aux Etats-Unis.
Vous pensez donc que les actions peuvent continuer de monter ?
C'est mécanique. Les banques centrales, et la BCE vient de le réaffirmer, vont continuer leur politique de taux bas et d'injections de liquidités. Les épargnants seront donc confrontés à des rendements très faibles sur leurs placements et ils vont se tourner vers des actifs plus risqués. L'environnement est donc très favorable à la poursuite de la forte hausse des cours des actions et de l'immobilier. Nous vivons dans un monde où les taux d'intérêt sont plus faibles que les taux de croissance et le prix des actifs, qui est une somme actualisée de revenus futurs, tend ainsi vers l'infini. Tout le monde a donc intérêt à se porter sur les actions et même à s'endetter pour acheter de l'immobilier. Nous allons vers des transferts massifs, ce qui alimentera la formation de bulles financières.
Quels seront les grands perdants de cette crise ?
Les jeunes générations sans aucun doute. Je rappelle que les bulles financières sont des taxes sur les jeunes générations au profit des épargnants, donc des générations plus anciennes qui ont accumulé un patrimoine. Avec l'envolée du prix des actifs, les jeunes vont payer plus cher leur logement et trop cher les actions pour leur retraite. C'est un vrai sujet de société. Les politiques monétaires expansionnistes, dont nous avons besoin, réduisent les inégalités de revenus mais accroissent les inégalités de patrimoine.
A chaque crise, sa facture. Quelle forme prendra cette fois-ci la facture à payer ?
Cette crise est très différente des crises précédentes La crise des banques en 2008 et 2009 a affecté durablement la croissance. Et le prix à payer a été la crise de la zone euro. La facture aujourd'hui, c'est la taxation des jeunes et la création de bulles financières. Il y a également un débat très intense, surtout aux Etats-Unis, sur un retour de l'inflation. Mais la vraie source de l'inflation provient de la hausse des salaires. Et aujourd'hui, nous sommes dans un contexte de sous-emploi massif, sans compter que la déréglementation du marché du travail empêche toute hausse généralisée des salaires. Il n'y a pas eu d'inflation aux Etats-Unis en 2019 lorsque le taux de chômage était à 3,5% alors pourquoi voulez-vous craindre un retour de l'inflation avec un taux de chômage qui est en réalité proche de 10% ? Tant qu'il n'y aura pas de changement structurel du marché du travail, il n'y aura pas de retour de l'inflation. C'est vrai pour les deux ou trois ans qui viennent. Mais la question de l'inflation peut se poser à plus long terme, avec le vieillissement de la population, la transition énergétique et des choix politiques différents sur les salaires, comme le nouveau président américain Biden a tenté de le faire en proposant un doublement du salaire minimum.
La taille des bilans des banques centrales peut-elle continuer à croître indéfiniment ?
Le bilan de la Réserve fédérale a effectivement doublé en un an. La banque centrale américaine a donc créé plus de monnaie en 2020 que depuis sa création ! Mais je ne crois pas que les banques centrales vont commencer à réduire la taille de leur bilan. Pour une raison simple : c'est trop dangereux car cela risque de faire remonter brutalement les taux d'intérêt. Cela tuerait tous les emprunteurs, les entreprises, les ménages et... les États. Quand l'économie retrouvera ses niveaux d'avant crise en 2023, les banques centrales cesseront peut-être progressivement d'acheter des actifs et d'augmenter la taille du bilan.
Mais les quantités astronomiques de liquidités injectés ces dernières années seront toujours là. Cela fait plus de vingt ans que les banques centrales se sont installées dans des politiques expansionnistes et c'est encore plus impressionnant aujourd'hui. Et les agents économiques et tout le système financier se sont adaptés à cet environnement Cela créé une gigantesque irréversibilité. En cas de rupture, ce sont tous les choix des agents économiques qui seront remis en cause. A moins de revenir à une organisation financière des années 80, c'est aujourd'hui impensable. Reste que les banques centrales seront confrontées, dans cinq ou dix ans, à une montée de l'inflation. Faudra-t-il alors remonter les taux avec ses conséquences dramatiques ? Aujourd'hui, il y a pas encore de réponse à cette question.
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