« C'est la chose la plus engageante qu'on ait jamais faite ». Le président de la République a lui-même défini en ces termes l'une des principales surprises qu'il a réservées samedi aux syndicats agricoles : la promesse de mettre en place des « prix plancher ». Autrement dit, des seuils au-dessous desquels les transformateurs ne pourront pas acheter aux producteurs leurs aliments mais aussi desquels les distributeurs ne pourront pas proposer à la vente.
Ils seront fondés sur les indicateurs des coûts de production que chaque filière aurait déjà dû élaborer en vertu du dispositif des lois Egalim, mais que certaines professions n'ont pas encore définis, a expliqué le président. L'enjeu est de les rendre opposables aux juges.
Les négociations commerciales de 2025 en vue
La mesure figurera dans un projet de loi consacré à une révision des lois Egalim, déjà promis par le Premier ministre le 21 février. Ce projet sera rédigé à l'issue d'une mission d'évaluation confiée à deux députés, Alexis Izard et Anne-Laure Babault. L'objectif est que la mesure puisse s'appliquer aux négociations commerciales de 2025.
Mais au-delà de ces quelques précisions, depuis samedi le plus grand flou règne autour de cette idée, qui suscite déjà beaucoup de perplexités voire d'inquiétudes. Lundi, à l'issue d'une réunion entre le président et plusieurs ministres sur le suivi de la crise agricole, l'Elysée s'est limité à évoquer le lancement prochain d'un « chantier » piloté par le ministère de l'Economie avec l'ensemble des organisations professionnelles agricoles sur le sujet. Mais les incertitudes prévalent à ce stade.
« Un truc du système soviétique »
Si l'annonce a suscité la stupéfaction, c'est aussi parce qu'au premier abord elle semble en décalage avec le modèle d'une économie ouverte et de marché jusqu'à présent prôné par le parti présidentiel. En novembre, lors des discussions à l'Assemblée nationale autour d'une proposition de La France Insoumise d'instaurer justement des « prix plancher » (rejetée par 168 voix contre 162 à cause de la majorité macroniste), la ministre déléguée chargée de la Consommation, Olivia Grégoire, s'était insurgée contre une telle mesure, qui rappelait à ses yeux « Cuba ou l'Union soviétique avec les succès que nous leur connaissons ».
Le Premier ministre, Gabriel Attal, semble d'ailleurs avoir justement voulu écarter une telle inquiétude lorsque dimanche soir, en visite surprise au salon, il a précisé que « l'agriculture française ne doit être ni l'URSS, ni le Far West ». « Le truc de LFI, c'est (...) le gouvernement décide du prix du lait (...) ça c'est un truc du système soviétique », a pour sa part affirmé dimanche le ministre de l'Agriculture Marc Fesneau, sur CNews/Europe 1, laissant présager un dispositif différent.
Un mécanisme déjà éprouvé par l'UE et les US
En réalité, de tels mécanismes existent bel et bien dans des économies de marché, rappelle l'économiste spécialisé en agriculture Thierry Pouch.
En réalité, de tels mécanismes existent bel et bien dans des économies de marché, rappelle l'économiste spécialisé en agriculture Thierry Pouch. A partir de la création en 1962 de la Politique agricole commune (PAC), pour inciter les producteurs à produire plus, l'Union européenne a elle-même fixé pendant des décennies des « prix d'intervention » sur les céréales, la viande bovine, le lait et le sucre. Définis par les ministres de l'Agriculture des Etats membres au-dessus des prix de marché, et soutenus par des achats et des subventions à l'exportation des Etats membres, permettant à l'agriculture européenne de devenir exportatrice. Ces prix d'intervention n'ont été progressivement démantelés que dans les années 90, puis après les subventions aux exportations. Aux Etats-Unis, un système de « prix de référence », définis par le Congrès et appliqués par l'Etat fédéral, existe d'ailleurs toujours pour le blé, le soja, le maïs et l'orge, ajoute l'économiste.
« Une petite révolution »
Il n'empêche que la proposition a été saluée surtout à gauche. Par la Confédération paysanne, pour qui « poser le mot sur le concept de prix plancher est déjà une petite révolution ». Et par LFI justement, qui voit dans la proposition la preuve que « la lutte paye ».
Arnaud Rousseau, le patron du syndicat agricole majoritaire, la FNSEA, président aussi du Conseil d'administration du géant des huiles Avril, s'est en revanche montré très réfractaire. « Je ne pense pas que le souhait du président, vu la politique économique qu'il a menée depuis le début, soit de soviétiser l'économie », a-t-il observé, en demandant « quelques éclairages ».
« Mission impossible »
Rien n'empêche donc, en théorie, de réinstaurer de tels prix plancher au niveau de l'Union européenne, note Thierry Pouch. Mais il s'agirait d'une part de convaincre les Etats membres les plus libéraux. Il faudrait d'autre part persuader la Commission européenne de remettre en place le mécanisme complexe de gestion des stocks qui les accompagnait, et qu'elle a préféré abandonner. Des prix planchers fondés sur les indicateurs des coûts de production seraient en outre très compliqués à déterminer dans le Vieux Continent, où les différences sont très fortes d'un Etat membre à l'autre, remarque Thierry Pouch. « C'est mission impossible », estime-t-il.
Des ententes illégales?
Quant à l'hypothèse de ne les adopter qu'au niveau national, elle bute contre le droit européen de la concurrence. « Si les agriculteurs avaient conclu un accord tacite entre eux pour fixer un prix plancher, on aurait dénoncé une entente, ce qui est parfaitement illégal », souligne Philippe Goetzmann, expert de la grande distribution.
« Les indicateurs des coûts de production de la filière laitière, avant d'être publiés, ont d'ailleurs dû être notifiés à la Commission européenne », rappelle Pascal Lebrun, président de La Coopération laitière, qui se demande si la France parviendra à obtenir les dérogations nécessaires. « Aujourd'hui, les biens agricoles et les biens alimentaires sont soumis aux mêmes règles que n'importe quel produit commercialisé », rappelle la directrice de la même organisation, Carole Humbert.
Sans compter que définir des prix plancher par filières risque d'être compliqué aussi au niveau national : dans la filière laitière par exemple, si aujourd'hui un indicateur moyen existe, les indicateurs utilisés sont plusieurs, selon les régions, les types de production etc. « Même pour un produit donné, les coûts de production varient d'une exploitation agricole à l'autre », note Philippe Goetzmann.
Enfin, s'ils sont subventionnés, les prix plancher grèveraient les finances de l'Etat, alerte Thierry Pouch.
Quel périmètre?
Les réticences renvoient aussi aux doutes sur le périmètre d'application d'une telle éventuelle mesure, et donc aux différences profondes, y compris socio-économiques, entre filières agricoles. Aujourd'hui, les lois Egalim, et donc les indicateurs des coûts de production, s'appliquent en effet seulement aux ventes des produits alimentaires aux grandes surfaces. Les ventes aux grossistes, à la restauration commerciale ou collective, mais surtout les marchés d'exportation restent exclus. Seulement 40% du lait produit en France est ainsi concerné, observe La Coopération laitière, fédération des coopératives laitières qui collectent et transforment la moitié du lait français. Les céréales ne sont pas touchées. Les cours internationaux du lait et des céréales sont aujourd'hui largement supérieurs aux prix d'intervention qui ont été maintenus mais fortement réduits, rappelle Thierry Pouch.
L'effet paradoxal d'une augmentation des importations?
De nombreuses inquiétudes concernent encore les effets négatifs que ces prix plancher pourraient avoir sur la compétitivité de la ferme France, s'ils ne sont pas subventionnés par les pouvoirs publics. Dans un marché ouvert, le risque est en effet que les industriels et les distributeurs choisissent, pour obtenir des prix plus bas que les prix plancher, de s'approvisionner hors de France voire d'Europe. Or, ce que dénoncent déjà aujourd'hui les agriculteurs, ce sont surtout les importations « déloyales ». Si en revanche les industriels reportaient ces coûts sur leurs marges, cela ne serait pas dépourvu d'effets sur leurs investissements au profit de l'innovation, dans le cadre notamment de la transition écologique etc., souligne encore Thierry Pouch.
Le risque est aussi que finalement le prix plancher se répercute sur le prix soit payé par le consommateur, alors qu'en 2019 le niveau des produits alimentaires en France dépassait déjà de presque 20% la moyenne de l'UE, selon les derniers chiffres d'Eurostat. « Entre les années 60 et 90, à l'époque des "prix d'intervention" de l'UE, la progression du pouvoir d'achat rattrapait l'inflation. Mais ce n'est plus le cas », rappelle Thierry Pouch.
Sujets les + commentés