La productivité en France va-t-elle retrouver son niveau d'avant crise sanitaire ? La question préoccupe grandement les économistes. À l'automne dernier, l'OCDE, l'OFCE et le conseil national de la productivité avaient déjà planché sur ce dossier brûlant. C'est désormais à la Banque de France de décortiquer les faibles gains de productivité de l'économie française. Dans de récents travaux, les économistes de la Banque de France ont calculé que le niveau de productivité en France avait chuté lourdement (-8,5%) depuis 2019.
Et ce phénomène est loin d'épargner l'industrie, un secteur bien plus crucial pour assurer des gains de productivité dans l'économie tricolore. Rien que dans le secteur industriel, la productivité a plongé de 7,3% entre fin 2019 et 2023. « Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces moindres gains de productivité : le rapport au travail depuis la pandémie, les difficultés de recrutement. Face à ces difficultés, les entreprises ont embauché des salariés moins qualifiés et moins formés. Toutefois, on sent un début de normalisation, du moins on l'espère. Si la France ne réalise pas de gains de productivité, elle ne pourra pas être dans la compétition industrielle européenne », prévient l'expert Olivier Lluansi, chargé par le gouvernement d'un rapport prospectif très attendu sur l'industrie en 2035.
À l'échelle européenne, l'Hexagone est clairement à la traîne avec une croissance de la productivité bien inférieure à l'Allemagne ou l'Espagne, comme le rappelle l'économiste Eric Dor, directeur des études à l'IÉSEG, une école de commerce.
La productivité horaire du #travail a baissé en #France depuis 2019, contrairement à presque tous les autres pays de l'union européenne.
— Eric Dor (@ericdor_econo) April 2, 2024
Le boom de l'apprentissage n'en explique qu'une partie. Bien sûr, l'Irlande est à relativiser pour les raisons bien connues. pic.twitter.com/ztx0jMvhYB
Réunis lundi prochain dans les Hauts-de-Seine, les ministres Bruno Le Maire, Robert Habeck (Allemagne) et Adolfo Urso (Italie) vont d'ailleurs plancher sur la politique industrielle et les gains de productivité à atteindre pour tenter de limiter la déferlante industrielle chinoise sur le Vieux continent. Fondée sur un modèle interventionniste, la Chine est en train d'inonder les marchés européens de voitures électriques et panneaux photovoltaïques au grand dam des industriels du Vieux continent.
Explosion des prix des matières premières
Dans l'industrie spécifiquement, plusieurs facteurs peuvent expliquer cette dégradation de la productivité. Interrogées par la Banque de France, les entreprises citent en premier lieu la hausse des coûts de production. En très grande majorité (92%), les entreprises évoquent l'explosion des prix des matières premières et ceux de l'énergie. « L'industrie est un secteur clé en termes de gains de productivité. Il a la particularité d'être très intensif en intrants et en énergie. Ce secteur est donc particulièrement exposé aux chocs liés aux prix des matières premières et de l'énergie. Ils peuvent avoir un impact sur les coûts de production et sur l'activité, donc sur la valeur ajoutée à court terme et à moyen terme. À plus long terme, la hausse des coûts d'exploitation peut aussi affecter la productivité via une baisse de l'investissement », explique à La Tribune, Pauline Lesterquy, économiste à la Banque de France, et co-auteure du bulletin.
Envol des contrats d'apprentissage et absentéisme en hausse
Parmi les autres facteurs évoqués figure l'envol des contrats d'apprentissage. « La progression de la part de l'apprentissage dans l'emploi réduit la productivité moyenne par tête du travail, en partie de manière durable. Il y a un effet de composition de l'emploi. Les apprentis sont moins expérimentés et ils allouent une partie de leur temps à leurs études. Mais à long terme, l'apprentissage peut améliorer l'emploi potentiel et la productivité», poursuit l'économiste. « Le recul de la productivité par tête observé depuis la fin 2019 s'explique en grande partie par un enrichissement de la croissance en emploi, soutenu par des politiques publiques en faveur de l'emploi », ajoute l'économiste.
Enfin, l'autre piste évoquée par les entreprises est la hausse des arrêts maladie et l'absentéisme en hausse entre 2022 et 2023. « Il est difficile d'avoir une interprétation plus fine des causes à partir de cette enquête. Il peut y avoir des questions plus structurelles sur le vieillissement de la population active, les conditions de travail, la fin de carrière ».
Des leviers d'action
Face à la chute spectaculaire de la productivité dans le Made in France, la plupart des entreprises comptent muscler leurs efforts sur la main-d'œuvre. Ainsi, « 89% des entreprises souhaitent renforcer leur politique de recrutement et leur attractivité, 86% font valoir l'importance de la formation des employés, et 85% l'importance d'accroître la qualité du management », expliquent les auteurs du bulletin de la Banque de France.
S'agissant des investissements, beaucoup d'entreprises misent sur des équipements et outils plus performants (87%). Les trois-quart des entreprises sont prêtes à privilégier la robotique ou l'automatisation. « Cependant, certaines font face à une insuffisance de capacités financières pour mettre en œuvre ces investissements », nuance Edith Stojanovic, statisticienne à la Banque de France. Surtout que les conditions financières se sont fortement dégradées ces deux dernières années. Le durcissement de la politique monétaire de la BCE a incontestablement pesé sur la demande et les décisions d'investissement des entreprises. Une baisse prochaine des taux pourrait redonner du souffle aux entreprises toujours sous pression.
S'agissant de l'intelligence artificielle (IA), beaucoup d'entreprises espèrent des gains de productivité importants à moyen terme. Mais les économistes sont loin d'avoir un avis tranché sur cette question brûlante. Dans une récente étude du Trésor, les économistes de Bercy expliquent que l'IA permet des gains de productivité sur les travailleurs au niveau individuel mais les effets de l'IA sur la productivité de l'entreprise sont encore très « modestes ».