« Investir dans l'intelligence artificielle, c'est investir dans la croissance » (Anne Bouverot et Philippe Aghion)

ENTRETIEN- Mercredi, la chercheuse en intelligence artificielle Anne Bouverot et l'économiste Philippe Aghion ont remis au président Emmanuel Macron le rapport du comité interministériel sur l'intelligence artificielle générative, dont ils étaient les présidents. Fruit de six mois de travail de ce comité composé de quinze experts et expertes français du sujet, le texte détaille un plan d'action pour faire de l'IA un moteur de croissance de l'économie française. Moyennant des investissements inédits de la part de l'Etat, il projette notamment une augmentation de PIB de plus de 400 milliards à l'horizon 2034.
François Manens
Les deux présidents du comité interministériel sur l'intelligence artificielle répondent aux questions de La Tribune.
Les deux présidents du comité interministériel sur l'intelligence artificielle répondent aux questions de La Tribune. (Crédits : Reuters)

LA TRIBUNE- Vous demandez à l'Etat français un effort financier inédit, de cinq milliards par an pendant cinq ans, soit vingt-cinq fois supérieur à celui recommandé par le rapport Villani de 2018. Pensez-vous que l'Etat soit disposé à suivre votre recommandation ?

PHILIPPE AGHION- Oui, 5 milliards par an pendant cinq ans, c'est beaucoup. Mais ça ne représente que 0,3 % des dépenses publiques totales, alors que dans le même temps, la France prévoit d'augmenter ses dépenses publiques de 220 milliards d'euros en cinq ans. Autrement dit, il ne s'agit pas tellement de supprimer des dépenses pour privilégier l'IA, mais plutôt de choisir quelles dépenses publiques augmenteront plus vite.

Nous avons une philosophie que je qualifierais de "philosophie Draghi" [ancien président de la banque centrale européenne, Ndlr], qui s'appuie sur l'idée qu'on ne met pas toutes les dépenses publiques sur le même plan. Il y a des dépenses de fonctionnement sur lesquelles on peut jouer dans le cadre d'une réforme de l'Etat, à l'image de la récente réforme des retraites. Mais il ne faut pas couper dans les dépenses qui sont en réalité des investissements dans la croissance. Or, l'investissement dans l'intelligence artificielle est un investissement dans la croissance : c'est un des messages clé du rapport ! Mécaniquement, si la France a une croissance plus élevée demain, elle aura une plus grande capacité à rembourser sa dette.

Vous avez remis le rapport au président Macron hier matin, quelle a été sa première réaction ?

ANNE BOUVEROT- Ce n'est pas à nous de raconter ces échanges. Mais ce que je peux dire, c'est que la cérémonie de remise du rapport à l'Élysée était une marque de respect pour notre travail, et un signe que le sujet intéresse l'exécutif. Mais nous n'avons fait que des recommandations, libre désormais à eux de les suivre ou non.

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Dans le rapport, vous comparez l'intelligence artificielle avec de grandes révolutions technologiques, comme l'informatique ou internet. Pourtant, l'explosion de l'IA générative n'a qu'à peine deux ans. Vous ne pensez pas qu'il est trop tôt pour parler d'une grande révolution technologique ?

P.A. Effectivement, nous extrapolons nos projections à partir des grandes révolutions technologiques précédentes. Nous supposons que si ça devait se passer aussi bien que le virage de l'électricité et la révolution des TIC [technologies de l'information et de la communication, à l'instar d'Internet, ndlr], alors les effets croissants se feront sentir au bout de 30 ans après l'introduction de la technologie. Or, cela fait 30 ans que le machine learning, qui est le pilier des récentes évolutions, s'est généralisé.

A.B. Le grand public se concentre sur l'IA générative, car elle lui a fait prendre conscience d'une révolution qui était déjà en cours. Je suis sûr que vous avez vu ces statistiques : il n'a fallu que cinq jours pour que ChatGPT obtienne 1 million d'utilisateurs. On est sur un phénomène très large, qui parle à tous et à toutes, et qui s'est imposé très rapidement. Mais d'un point de vue technique, ce n'est qu'une avancée de plus dans une tendance de fonds. D'ailleurs c'est pour cette raison que nous avons laissé tomber le "génératif" qui qualifiait à son lancement le comité sur l'intelligence artificielle.

Avec ses conclusions, le rapport souffle un vent optimiste sur les effets de l'économie française, marqué par l'affaire Onclusive.

P.A.  Il y a toujours cette crainte avec les grandes révolutions technologiques qu'elles produisent du chômage de masse... même si ça n'a pas été le cas sur les révolutions récentes. Pour y répondre, le rapport développe une étude faite sur-mesure, sur la base de données françaises, à une échelle qui n'a jamais été faite ailleurs. Elle démontre que les entreprises qui adoptent l'IA créent davantage d'emplois que les entreprises similaires qui ne l'adoptent pas. En tout cas, c'est le cas sur le nombre d'années qu'on a regardé. C'est déjà un début d'argument pour dédiaboliser l'IA.

A.B.  Le sujet n'est pas tant sur la création et sur la disparition des métiers que sur leur transformation. 80 % des tâches de votre métier, des nôtres, de celui des personnes qui travaillent avec des textes, des images et des données, vont changer. C'est pourquoi notre première recommandation est de sensibiliser sur le sujet et de former à tous les âges. Il faut que les gens expérimentent, jouent avec l'IA pour être préparés à la transformation de leurs métiers. La formation à l'IA doit se faire au niveau du grand public, au niveau de l'entreprise et au sein de formation sur d'autres métiers. On ne doit plus limiter la formation à l'IA aux profils de spécialistes.

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Le meilleur modèle d'IA du marché, GPT-4 d'OpenAI, a été présenté publiquement en mars 2023, il y a plus d'un an. Les modèles concurrents de GoogleMistral ou encore Anthropic réussissent désormais à atteindre des performances similaires sans le dépasser clairement. Puisqu'OpenAI tarde à répliquer avec le très attendu GPT-5, certains craignent déjà que la technologie ait atteint un plateau. Est-ce que ce serait un scénario catastrophe pour vos prévisions ?

P.A. Il n'y a pas besoin d'une amélioration constante pour que l'IA tire la croissance. Rien qu'avec ce que l'IA générative apporte dès aujourd'hui, nous avons déjà fait un saut dans la production d'idées, synonyme d'augmentation de la croissance.

A.B. La question de l'amélioration des modèles est une vraie question, mais elle n'est pas la seule à prendre en compte. Les prochaines étapes d'innovation passent aussi par la combinaison de technologies existantes. C'est par exemple le fait de faire travailler ensemble des modèles d'IA classique, plus précis dans leurs tâches, avec des modèles d'IA générative. C'est aussi des travaux à poursuivre sur le multimodal, c'est-à-dire la capacité des modèles à traiter à la fois le texte, la voix, les images et la vidéo. Enfin, il y a encore beaucoup de marge de développement dans l'association entre la robotique et l'intelligence artificielle. On voit déjà apparaître de premiers robots capables de faire des tâches pour lesquelles ils n'ont pas été spécifiquement entraînés, grâce à l'IA générative. En bref, le champ du développement technologique est encore très large, même si on suit une thèse pessimiste.

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Sur le plan technologique, l'Europe se retrouve souvent autour de valeurs comme la collaboration et la transparence, reflétées dans le concept de l'open source, qui consiste à ouvrir l'arrière-boutique de son produit technologique pour que tout le monde puisse en profiter. Cette vision est-elle compatible avec la course à la performance que mènent les géants de l'intelligence artificielle ?

A.B. Pour nous, l'ouverture doit être une valeur cardinale de l'IA française, car elle permet à la société d'avoir une vision informée de la technologie. Il est très important d'avoir de la transparence sur les données qui sont utilisées pour entraîner les IA, surtout quand elles peuvent déclencher le droit d'auteur. Nous pensons aussi qu'il est essentiel d'être transparents sur l'impact environnemental des IA et sur leur consommation d'énergie, deux éléments qui devraient d'ailleurs être des critères de choix des modèles. Enfin, nous devrions avoir accès à un certain nombre de critères techniques pour évaluer et auditer les modèles.

Mistral, le champion français de l'IA, a récemment publié ses meilleurs modèles en mode fermé, alors qu'il travaillait uniquement en open source auparavant. Son cofondateur et dirigeant Arthur Mensch faisait d'ailleurs partie du comité. N'est-ce pas la preuve des limites de l'open source pour une entreprise qui affiche des ambitions mondiales ?

A.B. Il existe un gradient dans l'ouverture. Les entreprises, comme Mistral mais aussi d'autres, peuvent choisir d'avoir certains modèles ouverts et certains modèles non ouverts. Nous n'avons pas de jugement à porter sur leurs choix. En revanche, nous pensons qu'il faut réfléchir à ce qui est pertinent d'imposer en termes d'ouverture, comme la transparence des données ou l'impact environnemental. Mais nous ne pourrons jamais demander à tout le monde de tout partager, ce n'est pas réaliste.

Comme vous l'expliquez en détail dans le rapport, les Etats-Unis contrôlent déjà le marché des processeurs derrière l'incontournable Nvidia et celui des modèles d'IA avec OpenAI, Anthropic ou encore Google. Pensez-vous qu'il n'est pas une fois de plus trop tard ?

A.B. La France ne va pas remplacer les Etats-Unis comme acteur numéro un de l'intelligence artificielle, ce n'est clairement pas notre ambition. En revanche, nous considérons que nous avons un certain nombre d'atouts importants : nous avons des chercheurs, des cerveaux, et un bon nombre de startups très prometteuses. On parle beaucoup de Mistral, mais il y en a d'autres : Helsing dans le domaine de la défense, Giskard dans l'évaluation, LightOn dans la création de modèles d'IA, et bien d'autres. Il faut continuer à favoriser le développement de cet écosystème émergent, car l'IA générative est un domaine qui évolue très vite et il y a encore beaucoup d'opportunités. Il n'est pas trop tard... si on met en œuvre nos recommandations.

Vous détaillez dans le rapport votre volonté d'investir sur toute la chaîne de valeur de l'IA, des processeurs aux modèles, alors que l'écosystème français est plus ou moins avancé dans les différents maillons de cette chaîne. Pourquoi ne pas prioriser certaines briques technologiques ?

P.A. Nous avons une politique globale, nous pensons qu'il ne faut pas faire d'exception. Si l'on commence à se demander où couper les investissements, ce serait le signe que nous ne croyons pas à notre plan. Nous devons laisser à tout le monde une chance : ce n'est pas à la France de se dépecer elle-même.

A.B. Aujourd'hui, les acteurs français ou européens entraînent leurs modèles essentiellement sur des technologies Nvidia, du cloud américain et pour beaucoup, en dehors de France. Le but de nos recommandations, c'est de dynamiser l'écosystème pour leur offrir le choix de pouvoir rapatrier le maximum de ces capacités là en France

François Manens

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Commentaires 7
à écrit le 16/03/2024 à 11:47
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130 pages rédigées en 6 mois par quinze experts, qui donnent 25 propositions. Donc 9 pages par experts ! (avaient ils des secrétaires pour taper les 9 pages ?). Autre réflexion : Experts auto proclamés ou il y avait il au moins un des fondateurs de M...

à écrit le 15/03/2024 à 19:09
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2 génies qui Ont détruit l’économie française macro aime s,entourer dex mauvais ça dépareille avec lui

à écrit le 15/03/2024 à 9:04
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Investir dans l'intelligence artificielle, c'est investir en pure perte... c'est le rabaissement de l'intelligence humaine par la dépendance !

le 15/03/2024 à 9:19
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l'i a c'est quoi une banque de donne de tous les sujets réunie sous un seul fil de fibre dans un seul et unique but la pensée unique qui débouche au final en conflit general

à écrit le 14/03/2024 à 19:29
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Dans le deep learning oui, dans l'IA on ne sait pas, elle pourrait bien nous dire que nous polluons déjà trop, par exemple et refuser de nous assister dans notre suicide collectif. La moitié de la biodiversité détruite c'est un bilan catastrophique d...

le 15/03/2024 à 8:34
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He champion, le deeplearnibg c'est de l'ai, y a juste bcp de couches à tenseurs avant la couche logistique... vous résumer parfaitement le pb de la france, des gens sans compétence qui jettent massivement l'argent public par la fenêtre, quoi qu'il...

le 16/03/2024 à 9:34
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Dans IA il y a intelligence, nous n'avons pas la même ambition pour le mot intelligence et c'est très inquiétant d'abord et avant tout et certainement pas cneusrable, donc si j'ai pas droit de répondre aux rigolos vous virez mon commentaire. Vous fai...

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