L'onde de choc de la guerre en Ukraine pourrait faire trembler l'économie russe pendant des années. En prenant la décision d'engager son armée sur le sol ukrainien, Vladimir Poutine a plongé son pays dans une économie de guerre aux conséquences dévastatrices. À ce stade, il est possible de mesurer les effets à court terme de ce conflit, mais les répercussions à plus long terme sont complexes à appréhender. En effet, tout va dépendre de la durée et de l'évolution du conflit, de la réaction des pays occidentaux, de l'impact des sanctions, ou encore de la situation géopolitique sur la planète.
À ces difficultés s'ajoutent la nature des informations économiques diffusées par les autorités russes qui peuvent plonger les économistes et les milieux d'affaires dans un épais brouillard. Cet exercice est d'autant plus périlleux que "la diffusion des données est soumise à une distorsion politique très forte [...] Il y a eu des instructions pour modifier la diffusion des informations économiques", a alerté l'économiste et vice-président de l'INALCO, Julien Vercueil, lors d'une conférence du CEPII, ce jeudi 12 mai.
Une récession inédite depuis vingt ans, un "cygne noir"
« C'est un événement de type "cygne noir" », a prévenu l'universitaire en faisant référence au célèbre ouvrage de Nassim Nicholas Taleb intitulé "Le Cygne noir - La puissance de l'imprévisible" (Les Belles Lettres, 2007). La plupart des grands instituts de prévision (FMI, Banque mondiale) tablent déjà sur une profonde récession de l'activité en 2022. Après avoir plongé de -3% en 2020 et rebondi à 4,7% en 2021, le PIB pourrait de nouveau reculer à des niveaux vertigineux cette année. "Le produit intérieur brut (PIB) va chuter fortement, de l'ordre de 5% mais peut être 9% en 2022. Jamais la Russie de Poutine n'avait connu une telle récession", a déclaré Julien Vercueil, l'un des rares économistes français spécialiste de la Russie.
Cette chute de l'activité pourrait évidemment provoquer d'immenses dégâts même si les autorités russes et la banque centrale continuent d'intervenir massivement. Il faut néanmoins rester prudent sur ces prévisions. En effet, la pandémie a montré qu'un plongeon historique du PIB n'était pas forcément synonyme de Grande dépression ou de catastrophe financière comparables à la violente crise économique des années 1930 aux Etats-Unis. Il s'agit donc d'aller au-delà des chiffres de croissance pour mieux envisager les répercussions de cette guerre aux multiples facettes.
L'inflation au sommet
La guerre a provoqué une envolée spectaculaire de l'indice des prix à la consommation sur le territoire russe en raison notamment de la chute du rouble et de multiples pénuries sur le territoire. Si l'inflation a légèrement marqué le pas ces dernières semaines, les économistes s'attendent à ce qu'elle reste à un niveau élevé encore cette année autour de 20%.
Rapidement, la banque centrale russe a relevé ses taux autour de 17% pour freiner cette inflation galopante avant d'amorcer une baisse (autour de 14%), mais l'instabilité géopolitique et la crise énergétique planétaire risquent de prolonger cette poussée de fièvre sur les prix. « ll peut y avoir un effet d'hystérèse inflationniste », poursuit Julien Vercueil.
Ces effets d'hystérèse, parfois évoqués par les économistes, désignent les conséquences à long terme d'une crise parfois difficiles à calculer. Les grands conflits mondiaux du 20e siècle ou la récente pandémie ont montré que le PIB de certains pays pouvait mettre des années avant de retrouver leur niveau d'avant-guerre ou d'avant-crise sanitaire même si les rebonds, en grande partie mécaniques, sont parfois spectaculaires.
Des difficultés sur l'offre et la demande
Le passage d'une économie de paix à une économie de guerre engendre des transformations majeures dans le système productif à l'échelle nationale. Une part importante des dépenses publiques passent du civil au militaire. L'industrie de l'armement tourne à plein régime dans la perspective d'un conflit à rallonge. Cette réorientation pourrait bousculer le modèle économique de la Russie largement dépendant de ses exportations de pétrole et de gaz, d'autant plus que ces ventes permettent de financer l'effort de guerre.
De nombreux secteurs économiques dépendant de l'étranger pour les exportations pourraient largement souffrir de cette hausse durable des prix liées aux restrictions commerciales imposées par certains pays. L'entrée en vigueur de l'embargo européen sur l'énergie russe à la fin du mois de mai pourrait également entraîner des pertes financières colossales chez certains mastodontes russes. Cette flambée des prix entraîne mécaniquement des difficultés sur l'offre.
« Il n'y a pas encore de chiffres pour avoir une vision globale de la situation du pays, mais il existe beaucoup de difficultés exprimées par des secteurs. Il est encore difficile à quantifier, mais cet effet devrait être persistant », souligne le spécialiste de la Russie.
Outre le renchérissement des coûts pour les entreprises, la guerre a des effets dévastateurs sur la demande. Face à l'inflation, les ménages sont en première ligne dans cette économie de guerre. Le pouvoir d'achat des plus modestes en pâtit: alors qu'ils ont la plupart du temps une plus forte propension à consommer, ils ont déjà freiné leur dépenses de consommation.
« Il y a un effet immédiat d'inflation sur le pouvoir d'achat des ménages. Au début, les ménages font des achats compulsifs. Ensuite, ils puisent dans leur épargne. Enfin, ils sont obligés de faire des choix », résume Julien Vercueil.
Au final, les effets de cette guerre sur la demande "sont les plus importants [...] Il y aura des effets de second tour avec des conséquences sur l'offre", prévient l'universitaire.
Un système financier en crise qui s'est adapté
L'entrée en guerre de la Russie a fait disjoncter les flux financiers à l'intérieur du pays. "Le premier secteur touché est d'abord le système financier", a souligné l'enseignant. Au moment du déclenchement de la guerre, la Bourse à Moscou s'est effondrée rapidement à un niveau record, sans complètement se redresser. La Russie a fermé ses marchés financiers pendant trois semaines. Les autorités ont rapidement appliqué un contrôle des changes en interdisant des retraits de devises pour les particuliers.
Il est vrai que la guerre aurait pu provoquer une fuite massive de capitaux étrangers. "Au début, les Russes ont cherché à se débarrasser de leurs roubles pour les convertir en biens matériels, en devises étrangères ou en cryptomonnaies. Il y a eu rapidement une chute des marchés financiers et une forte conversion du rouble en devises. Ce qui s'est traduit par une fuite des capitaux dans un premier temps", a affirmé Julien Vercueil, mais les décisions prises par les autorités budgétaires et monétaires ont limité cette sortie massive tant redoutée par le Kremlin. "Le contrôle des changes a permis de restreindre les possibilités de convertir le rouble en devises étrangères. Les fuites de capitaux ont commencé à baisser", ajoute-t-il.
La rente du pétrole et du gaz sous pression
L'économie russe a, pendant de longues années, tiré profit des revenus de l'énergie fossile qui constitue un pilier de son modèle économique. En vendant son énergie à de nombreux Etats européens, le pouvoir russe a finalement créé une forme de dépendance particulièrement délicate à gérer pour les gouvernements du Vieux Continent. Si la France est relativement peu exposée, l'Allemagne freine pour l'instant des quatre fers pour ne pas faire sombrer son économie, le temps de trouver d'autres sources d'énergie sur la planète.
Les perspectives de l'économie russe vont en partie "dépendre de la rente pétrolière. Soit il y a un assèchement de cette rente, soit elle se maintient. Cette rente a représenté environ un tiers du PIB dans le passé", rappelle Julien Vercueil. Pour ce chercheur, "s'il y a un assèchement à court terme de la rente, cela pourrait provoquer une crise systémique. L'Etat est obligé d'intervenir fortement dans ce scénario. Il peut y avoir une crise sociale très forte et une grande instabilité politique. L'économie peut devenir fortement étatisée et dépendante de la Chine. Tant que la rente pétrolière reste à ce niveau, le scénario d'un renversement politique est écarté", estime-t-il. En effet, plusieurs pays en Asie, dont la Chine et l'Inde, ont déjà tendu les bras à la Russie de Poutine dans de nombreux domaines pour lui assurer des débouchés commerciaux notamment. Cette guerre pourrait ainsi rebattre les cartes de la mondialisation au détriment de l'Europe et des Etats-Unis.
Des contournements possibles de sanctions
Il faut rappeler que même avant l'annonce des différents paquets de sanctions par les Occidentaux au printemps, la Russie était déjà dans le viseur de l'Europe et des Etats-Unis, surtout depuis 2014 et l'annexion de la Crimée. Parmi tous les paquets récents annoncés, le débranchement de certaines banques russes du système de transactions Swift, la fin des achats de pétrole et de gaz annoncée par les Etats-Unis et le Canada font partie des principales mesures.
La dernière grande annonce concerne l'Europe qui a indiqué qu'elle allait arrêter les importations de pétrole russe. Dans le secteur privé, "près de 600 entreprises étrangères" ont décidé de quitter le territoire en vendant ou en rapatriant des actifs. Ces décisions vont avoir des conséquences sur l'investissement.
Sur l'efficacité des sanctions occidentales, les avis des économistes sont relativement partagés. En effet, certains spécialistes estiment que la Russie avait déjà anticipé les effets des sanctions en préparant des stratégies de contournement à l'image des système alternatifs à Swift pour faciliter les ordres de transactions.
1 million de personnes décimées pendant la pandémie et des pertes humaines militaires encore difficiles à estimer
Juste avant la guerre, la pandémie a fait des ravages sur la population russe. Sur ce point encore, les chiffres diffusés par les autorités russes sont à prendre avec prudence selon l'économiste. "On le sait peu, mais la Russie est un des pays les touchés par la surmortalité sur la planète: 1 million de personnes seraient mortes du Covid sur 140 millions. C'est énorme", a affirmé le chercheur lors de son intervention.
À cette surmortalité vont s'ajouter tous les soldats morts au combat. Sur ce sujet, il est très difficile d'avoir des chiffres fiables compte tenu du silence du Kremlin sur cette question brûlante. Ces nombreuses pertes auront forcément un effet dévastateur sur le moral des familles et une partie de la population.
Une économie déjà en perte de vitesse avant la guerre et la pandémie
La Russie connaissait déjà de sérieuses difficultés bien avant la succession de crises ces dernières années. La part de l'économie russe dans l'économie mondiale ne cessait de se réduire depuis près d'une décennie. Après avoir grimpé à près de 4% avant la crise de 2008, le poids du produit intérieur brut russe dans le PIB a reculé de près d'un point à la veille de la pandémie (3,1%).
Le PIB par tête est également en repli durant la dernière décennie tandis que le pourcentage de la population russe rapporté à la population mondiale décline également selon les statistiques du CEPII. À la fin de l'année 2021, les économistes s'attendaient néanmoins à une reprise significative de l'activité en Russie dans un contexte post-Covid. La guerre a complètement bouleversé l'horizon économique d'un pays secoué par une crise depuis la fin de l'URSS. Enfin, même si le poids économique de la Russie dans l'économie planétaire est relativement restreint, toutes les répercussions directes et indirectes de ce conflit pourraient considérablement affaiblir un système financier mondial instable et particulièrement fragile.
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