Le silicium, une arme de souveraineté

Dans un contexte de pénurie et de tensions géopolitiques croissantes, les grandes puissances mettent la main au portefeuille pour accroître leur autonomie autour des semi-conducteurs et protéger leur chaîne de valeur. Décryptage.
(Crédits : Savita Kirloskar)

Peu de sujets mettent aujourd'hui d'accord républicains et démocrates, mais la nécessité de renforcer l'autonomie technologique de leur pays vis-à-vis de la Chine est l'un d'entre eux. C'est pourquoi le plan d'investissement dans les microprocesseurs voulu par l'administration Biden a de bonnes chances d'être adopté dans les prochaines semaines. Les particularités du système américain font que deux mesures sont pour l'heure proposées : une première, l'U.S. Innovation and Competition Act (USICA), a été adoptée par le Sénat l'an passé, avec un soutien bipartisan. Elle prévoit de consacrer 52 milliards pour encourager la recherche, la conception et la fabrication de puces électroniques sur le sol américain. En janvier, la Chambre des représentants a introduit sa propre version, qui propose d'investir la même somme, mais inclut également des dépenses pour réduire les inégalités économiques, lutter contre le réchauffement climatique et faciliter l'immigration qualifiée. À l'inverse de la mesure proposée par le Sénat, celle-ci a pour cette raison obtenu principalement le soutien des élus démocrates.

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Les deux mesures doivent désormais passer par un processus législatif dit de "réconciliation", une procédure accélérée qui permet d'introduire rapidement de nouvelles mesures budgétaires, et devrait permettre aux 52 milliards d'investissements d'être rapidement débloqués.

Production de puces : les États-Unis ont perdu leur leadership

Enjeu de souveraineté nationale, dans un contexte de pénurie sur le marché des puces et de compétition croissante avec la Chine, le renforcement de l'industrie américaine des semi-conducteurs est le nouveau cheval de bataille de l'administration Biden. Le président américain espère obtenir le soutien des républicains sur cette question bipartisane, à l'heure où deux de ses ambitieuses tentatives de réformes (le projet d'investissement pharaonique Build Back Better et une réforme du droit de vote qui vise à pérenniser les mesures adoptées durant la pandémie, comme le vote à distance) sont au point mort.

« Il est temps de passer une nouvelle loi bipartisane. Faisons-le pour le bien de notre compétitivité économique et de notre sécurité nationale », a lancé Joseph Biden lors d'une conférence donnée à la Maison-Blanche en janvier avec des cadres d'Intel, mastodonte américain de l'industrie. « Nous n'avons aujourd'hui pas la capacité de fabriquer les puces les plus avancées », a déploré le président américain.

En effet, si les entreprises américaines excellent en termes de recherche et de conception des puces, seuls 12% des microprocesseurs mondiaux sont fabriqués aux États-Unis, contre 37% en 1990. Un déclin que les défenseurs du plan d'investissement américain attribuent aux grandes politiques de subventions adoptées par les pays du Sud-est asiatique, en particulier Taïwan et la Corée du Sud, qui leur ont permis de générer des champions nationaux, comme le taïwanais TSMC, qui fond à lui seul 60% des microprocesseurs employés dans le monde. Mais qui est aussi dû à une politique délibérée des fabricants américains, qui ont externalisé leur production au fil des années dans une optique de rationalisation des coûts.

Intel, nouveau champion de l'Amérique

Si elle est adoptée, la mesure pourrait notamment bénéficier à Intel, qui sous la direction de son directeur-général Pat Gelsinger, en poste depuis janvier 2021, a entrepris de doper ses capacités de production de microprocesseurs sur le sol américain. Après avoir annoncé son intention d'investir 20 milliards dans deux usines de production en Arizona l'an passé, l'entreprise a récemment doublé la mise avec un investissement similaire consacré à l'ouverture de deux autres usines dans l'Ohio, au cœur de la Rust Belt.

L'objectif du géant américain est notamment de vendre ses puces à d'autres fabricants, comme le fait TSMC, là où Intel se contentait jusqu'ici de les fabriquer pour son propre usage, et une partie des 52 milliards pourraient lui être versés pour nourrir cet effort.

Pour se donner les moyens de ses ambitions, Intel vient également de débourser six milliards de dollars pour racheter Tower, un fondeur israélien. « C'est une acquisition très intéressante pour Intel. Tower est un fondeur qui réalise des microprocesseurs pour des entreprises tierces, et son rachat vient donc directement servir les ambitions d'Intel dans ce domaine », note Ambrose Conroy, fondateur et directeur général du cabinet Seraph, spécialisé dans le conseil autour de la gestion de la chaîne de valeur.

Intel n'est pas la seule entreprise américaine de l'industrie à miser sur une stratégie d'acquisition pour étendre ses activités. Une semaine après que Nvidia a jeté l'éponge quant au rachat d'ARM, le Californien AMD a finalisé l'acquisition de Xilinx, fabricant de puces à usage principalement industriel, là où AMD est plutôt spécialisée dans les puces informatiques.

L'Europe en quête de poids lourds

Les négociations à l'œuvre à Washington se déroulent alors que l'Union européenne prévoit d'investir un montant similaire dans le cadre du Chips Act, pour accroître son autonomie autour des semi-conducteurs. Tout comme les États-Unis, l'Union européenne a vu sa part de marché dans la production mondiale chuter sur les trente dernières années, passant de 20% en 1990 à environ 10% aujourd'hui.

Muscler les capacités de production du Vieux Continent lui conférerait davantage de poids dans ses rapports avec les autres grandes puissances, selon le Commissaire européen au marché intérieur Thierry Breton. « L'Europe a de très bonnes cartes en main. Nous sommes le centre mondial de recherche en matière de semi-conducteurs », écrivait-il en octobre dernier. « Dans les tensions géopolitiques actuelles, il est impératif que l'Europe puisse compter sur un appareil productif à la hauteur, tant en volume qu'en technologie avancée. »

Malgré son excellence dans la recherche et la fabrication de machines dédiées à la production de semiconducteurs, l'Europe manque de poids lourds capables de fabriquer et vendre des microprocesseurs. Si le plan d'investissement européen vise à combler cette lacune, reste à savoir sur quelles entreprises la Commission pourra s'appuyer. « La grande inconnue demeure la façon dont ces 50 milliards vont être dépensés : vont-ils favoriser les entreprises locales ou chercher à attirer les Intel, TSMC et Samsung ? » s'interroge David Yoffie, un professeur à la Harvard Business School ayant auparavant servi au conseil d'administration d'Intel.

Pour Ambrose Conroy, Bosch pourrait bien être l'un des bénéficiaires du plan. « S'il ne s'agit pas d'un fabricant historique de microprocesseurs, Bosch possède sa propre usine de à Dresde. Sa production est pour l'heure réservée à un usage interne, mais ses capacités pourraient être étendues... »

Contactés sur ce point, et sans commenter sur le Chips Act, Bosch affirme que « rien qu'en 2022, [il] prévoit d'investir plus de 400 millions d'euros dans l'expansion de sa production de semi-conducteurs à Dresde et à Reutlingen, en Allemagne, et de ses activités de semi-conducteurs à Penang, en Malaisie. »

Il est toutefois probable que l'Union doive également s'appuyer sur des entreprises étrangères : Intel a annoncé en septembre dernier qu'il allait investir 95 milliards de dollars dans la construction d'une nouvelle usine en Europe, et Taiwan Semiconductor étudie également cette éventualité.

Réduire les risques géopolitiques

À Washington comme à Bruxelles, il s'agit de renforcer son expertise technologique face à la montée en puissance de la Chine, qui investit massivement dans l'industrie depuis deux décennies. En 2019, Pékin a lancé un fonds de 29 milliards de dollars pour soutenir la production de puces sur son territoire. Ainsi, alors que l'Empire du Milieu produisait moins de 4% des puces vendues dans le monde en 2015, ce chiffre était passé à 9% en 2020.

Mais aussi et surtout de renforcer la résilience de leur chaîne de valeur, que l'hyperconcentration de l'industrie en Asie du Sud-Est rend extrêmement vulnérable. « La pandémie a fait prendre conscience aux autorités américaines et européennes qu'il était dangereux de concentrer toute une industrie dans une seule région. Xi Jinping a récemment promis la "réunification" avec Taiwan, et si la Russie envahit l'Ukraine, une invasion de l'île par la Chine pourrait suivre. Étant donnée la position stratégique qu'occupe Taïwan sur le marché des semiconducteurs, son passage sous la coupe de Pékin mettrait les États-Unis et l'Europe en grande difficulté », analyse Ambrose Conroy, pour qui « la pénurie actuelle montre également que la chaîne de valeur mondiale des semiconducteurs est très vulnérable, car nous n'avons pas assez investi pour la rendre résiliente, il est probable que nous continuions d'avoir des difficultés dans ce domaine pour le reste de la décennie. »

Pour Willy Shih, professeur de management spécialisé dans la chaîne de valeur des semiconducteurs à la Harvard Business School, « la forte mobilisation que l'on constate aujourd'hui autour de la relocalisation régionale de la production de semiconducteurs n'est pas une mauvaise chose, elle permettra de diversifier l'offre et donc de limiter les risques. »

Peut-on vraiment tout relocaliser ?

Pour l'expert, les gouvernements doivent toutefois se méfier des discours faciles et des attentes irréalistes que peut soulever cet enjeu. En effet, cinq grandes étapes sont impliquées dans la production des puces : le design, la fabrication, l'emballage, l'assemblage et les tests. Relocaliser l'étape de fabrication ne résoudra donc pas tous les problèmes.

Ainsi, « le fait de fabriquer davantage de microprocesseurs aux États-Unis va permettre d'alléger les contraintes de production qui affectent directement une industrie comme l'automobile. Toutefois, la chaîne de valeur demeurera vulnérable, puisque les États-Unis devront toujours envoyer leurs microprocesseurs en Asie du Sud-Est pour l'étape d'emballage.

En d'autres termes, si l'on veut faire rimer résilience avec production à domicile, il faudra également relocaliser l'emballage, la collecte de matières premières, et bien d'autres choses encore depuis l'Asie et l'Europe. Si j'espère que nous parviendrons à fabriquer davantage de microprocesseurs de pointe aux États-Unis, il serait irréaliste de penser que, dans une industrie aussi complexe, où les compétences sont distribuées à l'échelle mondiale, nous puissions tout faire tout seul. »

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