« Les plus pauvres sont plus heurtés par le changement climatique » (Lucas Chancel)

ENTRETIEN. Inégalités mondiales, pandémie, quinquennat Macron, taxe sur les multinationales... l'économiste et principal auteur du dernier rapport explosif sur les inégalités mondiales, Lucas Chancel, dresse un tableau préoccupant des écarts de richesse sur la planète.
Grégoire Normand
Avec Thomas Piketty, l'économiste Lucas Chancel co-dirige le Laboratoire sur les négalités mondiales (World Inequality Lab), à Paris.
Avec Thomas Piketty, l'économiste Lucas Chancel co-dirige le Laboratoire sur les négalités mondiales (World Inequality Lab), à Paris. (Crédits : lucas chancel)

LA TRIBUNE - Quels sont les principaux enseignements de votre dernier rapport sur les inégalités mondiales?

LUCAS CHANCEL - L'une des grandes nouveautés est que nous avons beaucoup travaillé sur les inégalités de patrimoine. On a beaucoup parlé des inégalités de revenus et de l'inégale répartition des revenus au niveau mondial. Pour la première fois, nous avons une couverture mondiale du patrimoine. Il apparaît que le patrimoine est encore plus inégalitaire que les revenus à l'échelle mondiale. Les 10% les plus riches captent environ 76% du total des patrimoines, alors que les 50% les plus pauvres captent seulement 2% de ce patrimoine. Sur les revenus, les 10% captent 52% et les 50% du bas captent 8%. Il y a eu une croissance très inégalitaire du patrimoine mondial depuis 25 ans.

Vous consacrez un chapitre aux inégalités face au changement climatique. Pourquoi ces disparités sont-elles si essentielles à vos yeux?

Il existe des inégalités très importantes face au changement climatique. Les plus pauvres sont plus heurtés par le changement climatique. C'est à la fois vrai pour les pays pauvres et les plus pauvres au sein des pays riches. Les plus pauvres ont moins de ressources pour faire face aux aléas comme les inondations ou les incendies.

La deuxième inégalité est que les plus grands pollueurs sont les plus aisés. Les 10% les plus riches du monde représentent la moitié des émissions mondiales de CO2. Ce n'est pas seulement un problème entre pays riches et pays pauvres. Il y a de très grands pollueurs dans les pays pauvres et des petits émetteurs dans les pays riches. On va avoir du mal à régler le problème du climat si on ne s'attaque pas de front à la question inégalitaire. Des mesures macroéconomiques comme la taxe carbone se heurtent à cette double inégalité des richesses et de la pollution. Les politiques climatiques doivent être pensées à l'aune de ces inégalités, sinon elles ne fonctionnent pas.

Où en sont les principales inégalités entre les hommes et les femmes ?

Sur les inégalités de genre, nous montrons que la part du revenu du travail captée par les femmes est d'environ un tiers. Les hommes captent environ 65% de ces revenus. À ce rythme, il faudra encore 100 ans pour atteindre la parité au niveau mondial. Le monde avance très lentement sur les inégalités de genre.

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Comment les inégalités ont-elles évolué en Europe, ces quarante dernières années?

Dans une perspective internationale, l'Europe résiste mieux que les autres régions du monde à la montée des inégalités. Aux États-Unis, les inégalités était proches de celles de l'Europe en 1980. Les États-Unis sont devenus une société très, voire extrêmement inégalitaire. L'Europe a aussi observé une montée des inégalités, mais de manière plus contenue qu'outre-Atlantique. Elle a réussi à préserver un accès relativement élevé aux services publics et une régulation du marché.

Mais les tendances en Europe ne sont pas non plus excellentes. Les inégalités augmentent au sommet, notamment. Le patrimoine est beaucoup plus concentré en Europe qu'il y a 30 ou 40 ans. La progressivité fiscale a baissé. Les taux d'impôt sur les plus aisés ont diminué. Le taux d'impôt sur les bénéfices des sociétés a diminué fortement. Il est passé de 50% en moyenne en 1980 à 25% aujourd'hui. En parallèle, le taux de TVA, qui pèse de manière disproportionnée sur les classes populaires, est passé de 17% à 21% en Europe. Ce croisement des courbes n'indique pas la bonne direction d'un point de vue de la justice fiscale. Si les services publics ne sont pas financés de manière juste et équitable, alors les inégalités augmentent.

Et en France, les inégalités ont-elles augmenté sous le quinquennat Macron ?

Entre fin 2017 et 2021, les inégalités ont augmenté en France. La dernière étude de l'Institut des politiques publiques (IPP) le montre de manière très claire et nette. Lorsque l'on prend en compte l'ensemble des réformes fiscales et sociales, ceux qui se portaient déjà très bien avant ont gagné beaucoup plus que ceux qui ne se portaient pas bien. Les 1% du sommet de la pyramide ont un gain de 3.500 euros par an de revenu disponible en moyenne durant le quinquennat, alors que les 3% du bas ont des pertes, en raison notamment des réformes fiscales comme la flat-tax. Les impôts sur le revenu du capital ont diminué.

La transformation de l'ISF en IFI est une forme de détaxe du patrimoine financier, alors que la principale forme de patrimoine possédée par les très riches est avant tout du patrimoine financier. Les très riches possèdent 90% de leur patrimoine en actifs financiers. La classe moyenne a d'abord du patrimoine immobilier. La suppression de l'impôt sur la fortune financière correspond à une quasi suppression de tout impôt sur la fortune.

Comment la France se situe-t-elle à l'échelle du globe?

Dans une perspective internationale, la France reste un pays relativement égalitaire parce que les services publics, la réglementation sur le marché du travail, le salaire minimum ont été en partie préservés. Si ces acquis sociaux ou ces services publics doivent être préservés, cela pose la question de qui paie l'impôt et comment il doit être justement réparti.

La pandémie a-t-elle contribué à accentuer les inégalités à l'échelle mondiale ?

Il y a une polarisation entre le sommet et le bas de la pyramide. Tout en haut, des milliardaires comme Jeff Bezos font des voyages dans l'espace de quelques minutes en payant quelques centaines de milliers de dollars. À l'opposé, 100 millions de personnes sont tombées dans une situation d'extrême pauvreté par rapport à un monde sans Covid. Les plus pauvres sont plus pauvres, et les très riches sont beaucoup plus riches. Entre ces deux extrêmes, les situations sont plus contrastées.

Dans les pays riches, l'État social est largement intervenu. Les politiques fiscales et sociales qui réduisent les inégalités sont efficaces. Dans certains pays, la hausse de la pauvreté a été contenue en Europe ou aux États-Unis. Sans intervention de l'État social, la pauvreté aurait augmenté de manière significative.

En France, tout n'est pas rose. Les jeunes ont subi de plein fouet la montée de la pandémie et les plans sociaux ont marqué les esprits. Il y a néanmoins eu cette intervention de l'État social nécessaire. À ce stade, il est encore difficile de répondre à l'impact du Covid sur les inégalités dans les pays riches. Pour l'instant, le problème a simplement été décalé. Les transferts sociaux ont été financés par de la dette. La question est maintenant: qui va payer cette dette ? Si ce sont ces jeunes qui étaient dans ces files de distribution alimentaire qui paient la dette, les inégalités vont être très fortes tout au long de leur vie. Si on demande aux classes populaires de payer plus de TVA pour rembourser cette dette, cela va créer des inégalités.

Inversement, si des impôts progressifs sont mis en place sur les hauts patrimoines, la sortie de crise sera moins inégalitaire. Ce type de mesure est décidé en Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour éponger les dettes de la guerre plutôt que de faire payer les jeunes générations dont une partie est morte au combat et l'autre doit tout reconstruire.

La taxe sur les multinationales pourrait-elle servir à diminuer ces inégalités ?

Une telle taxe montre que ce qui pouvait apparaître comme utopique il y a 10 ans ne l'est pas tant que ça. Les États peuvent avancer sur les questions de modernisation du système fiscal. Il y a 10 ans, beaucoup de commentateurs expliquaient que cette proposition était complètement utopique. À ce stade, j'estime que cette taxe est beaucoup trop faible. Un taux de 15% est beaucoup plus faible que l'impôt sur les sociétés payé par les librairies indépendantes. L'écart est encore beaucoup trop élevé entre les profits délocalisés des multinationales et ce que paie le commerce indépendant. Il faut aller vers un réhaussement de ce taux. Cette taxe ne va pas réduire les inégalités à ce stade mais elle montre que les États peuvent se mettre d'accord. L'impôt sur les multinationales ne suffit pas. Il faut mener une stratégie pour mieux taxer les individus. Il s'agit de l'impôt sur les personnes et le patrimoine des individus.

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Dans ce rapport, nous faisons des propositions sur l'imposition sur le patrimoine des individus. Ce qui a du sens car ils ont beaucoup prospéré depuis 40 ans. L'idée qu'il ne faut pas mettre d'impôt sur les très riches sinon on détruit l'économie, c'est une vision du monde qui ne correspond pas à la réalité. Mettre plus d'impôt sur les très riches, cela n'empêche pas le dynamisme économique. Au contraire, cela renforce les fondamentaux d'un pays. Si on veut moderniser l'impôt sur les plus aisés, il est possible de coupler un impôt sur le patrimoine et un impôt sur le patrimoine polluant. Les États pourraient décider d'appliquer le principe du pollueur-payeur aux investisseurs qui décident d'investir dans les industries les plus polluantes.

Sur l'impôt sur les personnes, comment les États peuvent-ils limiter l'exil fiscal?

L'exil fiscal peut être réglé de manière assez simple. Les États-Unis ont freiné l'exil fiscal en expliquant qu'un contribuable perd la nationalité américaine s'il décide de s'exiler, mais il sera obligé de payer des impôts dans son pays natal pendant des décennies encore. En France, les règles sont légères sur l'exil fiscal. Il existe des exemptions assez importantes. Une manière de régler ce problème est de mettre en place une "exit tax" pendant quelques années. Ce qui permet de limiter les comportements pour échapper à l'impôt. Les États doivent se prémunir de ça.

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Grégoire Normand
Commentaires 10
à écrit le 07/12/2021 à 13:55
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Si le niveau de vie de la partie de la population la plus pauvre n'a, sans doute, guère varié depuis la nuit des temps, il faut reconnaitre que celui de la majorité de la population mondiale a notablement évolué dans un sens positif et que les plus m...

à écrit le 07/12/2021 à 9:56
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Perso, je ne me sens pas agressé par M.Bernard Arnault qui devrait tous les jours être remercié pour son attitude française, le travail qu'il donne à des centaines de milliers d'employés, sa contribution à notre économie. Sa fortune est principalemen...

à écrit le 07/12/2021 à 9:21
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ah, j'oubliais!!!!!!!!! je suis pour la reduction des inegalites! je propose un petit impot de perequation sociale juste et reenchante sur les rentiers de la republique qui gagnent en moyenne 10% de plus que les misereux creves la faim et autres dest...

le 08/12/2021 à 14:33
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Bravo pour ma qualité du style !

à écrit le 07/12/2021 à 9:19
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les pays occidentaux ont toujours ete plus riches que les pays du tiers monde, c'est un secret pour quelqu'un? la fortune des milliardaires vient en grande partie des politiques des banques centrales, et valoriser des actifs a ce niveau ca veut plus ...

à écrit le 07/12/2021 à 9:16
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La dernière question est la plus importante d'un point de vue pratique. Tant que nous n'aurons pas réglé le problème de l'exil fiscal, toute action au niveau national serait contre-productive et ne ferait qu'avantager encore plus la Suisse et d'autre...

le 07/12/2021 à 9:44
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la question est comment vous allez contraindre quelqu un a payer s il n habite plus dans le pays et comment vous allez forcer d autres pays a percevoir les impots pour vous. La comparaison avec les USa est tendancieuse. il y a certes un impot US m...

à écrit le 07/12/2021 à 8:42
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Ils vous diront que les inégalités ont toujours existé, ils vous diront également que l'histoire de l'humanité a toujours été ponctuée de déclins civilisationnel même s'ils ne vous diront pas que c'est du fait systématiquement d'oligarchie défaillant...

le 08/12/2021 à 9:05
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Le monde est fait par des puissants et d’abord pour les puissants..

le 08/12/2021 à 9:39
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Non justement ils ne sont pas puissants, ils ne sont plus puissants, ils sont désespéramment faibles et idiots et chaque jour un peu plus menaçant cette si belle humanité mais quand ils se regardent dans une glace ils l'a trouvent moche cette humanit...

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