LA TRIBUNE - L'accord de l'OCDE a été qualifié d'historique. S'agit-il vraiment d'un bon accord ?
EVA JOLY - Il faut être nuancé. Il y a eu des avancées. L'accord reconnaît la multinationale comme une entité, et indique qu'elle doit être taxée comme telle. Je me suis battue pour cela depuis 25 ans. Mais cet accord est décevant sur les taux qui devront être imposés. Le président Joe Biden a fait naître un espoir immense quand il a souhaité un taux minimum de 21 % pour les filiales étrangères des groupes américains. Avec 21 %, on parlait de 240 milliards d'euros d'impôts ! Avec un taux à 15 %, on tombe à 100 milliards d'euros d'impôts. Cela traduit le rapport de forces entre les multinationales et les politiques. Ces derniers soutiennent davantage les intérêts des multinationales que ceux de leur population. On peut penser que ce n'est pas l'intérêt général qui a prévalu. J'ai le coeur lourd parce que nous sommes tous dans la même situation, face au Covid et à l'impératif climatique. Nous devons absolument nous adapter, financer la transition et cela est aussi vrai pour les pays en voie de développement.
Ces 100 milliards d'euros d'impôts correspondent à des estimations à l'échelle mondiale. Quelles sont les recettes estimées pour la France ?
L'économiste Gabriel Zucman, qui dirige l'Observatoire européen de la fiscalité, a déterminé ce niveau de recettes pour la France. A 15 %, on prévoit 4,3 milliards d'euros de recettes fiscales pour le pays. A 21 %, on obtenait 16 milliards d'euros. Avec un taux à 25 %, c'étaient 26 milliards d'euros de recettes fiscales potentielles pour la France.
Le taux plancher à 15 % peut-il contrer la stratégie d'attractivité de certains Etats européens, basée sur une fiscalité a minima ?
La suppression du "au moins", "at least" dans la version originale, était nécessaire pour obtenir l'adhésion de l'Irlande sur les 15 %. Je suis furieuse parce que c'est précisément ce combat qui a été remporté par les Irlandais, soutenus par la France qui n'a pas choisi le bon camp. Pour quel résultat ? En Irlande, avec des exemptions de toutes sortes, les taux d'imposition ne s'établissaient pas à 12,5 %. Il est même possible que l'on tombe encore plus bas. Les négociateurs ont accepté que les pays pourraient admettre un rendement de 8 % sur certains actifs qui se trouvent dans les paradis fiscaux. D'autres exceptions sont possibles et on aboutirait ainsi à une réduction potentielle de l'impôt entre 15 % et 30 %. C'est une façon de miner cet accord. J'espère seulement qu'on s'arrêtera là. La pression va être forte de la part d'autres pays pour obtenir de nouvelles exceptions.
La part de l'impôt allouée aux pays émergents est-elle juste ?
Les pays développés ont obtenu une victoire à la Pyrrhus. Cet accord, c'est une occasion manquée. Nous aurions pu prendre en considération les besoins et les intérêts des pays en voie de développement qui avaient déjà établi des taxes sur les services numériques. Ces taxes leur rapportaient des recettes essentielles. Pour rentrer dans le deal, ils ont dû renoncer à ces taxes établies et prendre l'engagement de ne pas en créer d'autres. L'Inde, le Costa Rica et l'Uruguay avaient établi de tels des impôts sur les entreprises numériques, qu'ils abandonnent contre un chèque en blanc. Le Kenya n'a pas signé et je comprends pourquoi. Ce n'était pas un bon deal pour eux.
La transposition concrète de cet accord est-elle possible dans les délais envisagés, dès 2023 ?
La Commission européenne s'est engagée à proposer une nouvelle directive très rapidement, en 2022. Avec une directive européenne, les États membres n'auront plus le choix.
Bruno Le Maire a-t-il eu raison de qualifier cet accord de "révolution fiscale" ?
Il y a une taxation unitaire, c'est historique. On a su modifier un système fiscal qui était en place depuis plus de cent ans, et qui avait toujours résisté. Ce qui est décevant, c'est le taux, le fait que ce taux ait des trous, et la petite place donnée aux pays en voie de développement. On a obtenu en engagement sans contrepartie, qui force ces pays à abandonner dès maintenant leurs taxes instaurées sur le numérique. C'est très boiteux. Dans le monde moderne, on ne nous le pardonnera pas. Il faut considérer ce résultat comme une solution provisoire. Les négociations doivent continuer, sous la présidence indonésienne du G20 en 2022 et indienne en 2023. Nous devons réussir à faire un deal pour le monde entier, et pas seulement pour nous.