« Le succès de la stratégie industrielle de Joe Biden. » Deux mois après son entrée en vigueur, la loi IRA (pour Inflation Reduction Act) est déjà portée au pinacle dans les communiqués de la Maison Blanche. Pour une fois, l'habituelle emphase des Américains n'est pas si éloignée de la réalité. Même avant l'IRA, le seul secteur des véhicules électriques a attiré 73 milliards d'euros d'investissements privés en 2022. Soit plus que sur les sept dernières années cumulées.
La présidence américaine affiche sur son site la liste des entreprises qui ont investi ces derniers mois outre-Atlantique dans les industries vertes. Le tableau de chasse a de quoi faire pâlir d'envie - ou d'angoisse - l'Europe. BASF, Stellantis, Iberdrola, Siemens Gamesa, Solvay, Volkswagen, BMW, Engie... Les plus grands industriels européens ouvrent ou agrandissent des usines aux Etats-Unis dans la mobilité électrique et les énergies renouvelables pour des dizaines de milliards d'euros. Le champion ibérique des renouvelables Iberdrola compte ainsi investir 25 milliards d'euros sur les deux prochaines années en Amérique.
Des dizaines de milliards d'euros d'investissements
L'IRA, annoncée en fanfare depuis l'été dernier et entrée en vigueur le 1er janvier, cherche à ancrer ces filières d'avenir sur le sol américain, à travers des subventions et des crédits d'impôts à la production et à l'achat. 391 milliards de dollars d'aides sur dix ans qui ne bénéficient qu'aux technologies made in USA. Les groupes européens cèdent d'autant plus facilement aux sirènes de l'Amérique qu'elle offre, en plus de l'IRA, des coûts de l'énergie ultra-compétitifs jusqu'à six fois moins chers qu'en Europe.
En France, le groupe Vinci ne cache non plus son intérêt pour les Etats-Unis. Dans un entretien à La Tribune, son PDG, Xavier Huillard a clairement indiqué qu'il étudiait un développement dans les énergies renouvelables outre-Atlantique.
De son côté, le géant de la chimie allemande BASF, orphelin de ses contrats avec Gazprom et victime de la flambée des coûts du gaz, ferme plusieurs unités de son site historique de Ludwigshafen. En parallèle, il agrandit celui de Geismar en Louisiane pour près d'un milliard d'euros. Cet exode ne prend pas toujours la forme d'une délocalisation.
Course aux technologies de rupture
« On parle de l'électrique, des énergies renouvelables, de secteurs qui ne sont pas encore structurés, d'innovations qui n'existent pas encore. Pour chiffrer ce mouvement de l'Europe vers les Etats-Unis, on ne peut pas utiliser les statistiques classiques, en termes d'emplois, de milliards d'investissements. Par exemple, certains secteurs comme l'hydrogène ne sont même pas comptabilisés en tant que tels par l'INSEE. Il faut faire une analyse au cas par cas », observe l'économiste du cabinet BDO Anne-Sophie Alsif qui mène une étude sur le sujet.
A écouter cette spécialiste de l'économie internationale, les Etats-Unis parient plus sur la découverte de technologies de rupture autour desquelles bâtir un écosystème industriel, que sur le rapatriement de productions existantes.
Après avoir crié au loup à l'automne, la classe dirigeante européenne se tient silencieuse depuis que ses craintes se sont matérialisées. La portée de l'IRA est même parfois minorée. Le CEPII, centre de réflexion économique rattaché à Matignon, avance dans une note publiée en février que son « effet pourrait être limité ». Les investissements qui pleuvent sur les Etats-Unis « n'auraient pas eu lieu sans l'IRA, ni en Europe ni aux États-Unis ».
Dans les faits, les fonds envoyés d'un côté de l'Atlantique représentent parfois autant d'investissements en moins de notre autre côté de l'océan. En témoignent les récentes annonces de Tesla. Le constructeur gèle ses investissements dans sa gigafactory de Berlin quand il agrandit son usine du Nevada pour 3,6 milliards de dollars. « L'assemblage de cellules de batteries Tesla se concentrera aux États-Unis en raison des bonnes conditions créées par la législation américaine IRA, qui prévoit des allégements fiscaux », a déclaré le fabricant de voitures électriques.
L' « impatience » des industriels européens
A l'image d'Ursula von der Leyen qui fait les fonds d'enveloppes du plan de relance pour trouver des financements équivalents à l'IRA, les responsables européens tendent à se concentrer sur les volumes d'argent débloqués. Pourtant, les subventions de l'IRA rapportées au PIB américain pèsent autant que France 2030 dans l'Hexagone. Interrogés sur l'IRA, les industriels louent la simplicité de ses mesures et surtout leur timing. « C'est maintenant que se structurent les filières industrielles de demain. Il y a une question de timing. Il faudrait une réaction rapide de l'Europe. Même si certains projets vont dans le bon sens, l'UE est lente et compliquée quand les principes de l'IRA sont simples et pragmatiques avec un unique crédit d'impôts », alerte le président de France Hydrogène Philippe Boucly.
Dans l'hydrogène tricolore, il ne constate pas encore d'hémorragie de capitaux industriels vers les Etats-Unis dans sa filière, mais admet que « l'impatience » des professionnels de l'hydrogène pointe, tout comme la tentation de partir aux Etats-Unis. Tant pour l'IRA que pour le coût de l'énergie.
L'Europe « à la veille d'une nouvelle désindustrialisation »
Surtout, Philippe Boucly déplore les six mois de retard qu'a pris Bruxelles en 2022 pour débloquer les aides publiques aux projets dans l'hydrogène. Dans le même temps, l'allemand Linde construit un complexe de production d'hydrogène bleu au Texas de 1,8 milliard de dollars.
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Sur le plan politique, l'économiste Anne-Sophie Alsif s'étonne d'une « Europe atone », qui « n'envoie aucun signal aux industriels européens, y compris sur les prix de l'énergie ». Bruxelles se contente en effet de négocier des exemptions à l'IRA et exclut tout soutien direct au made in EU. « Si on ne fait rien, on est à la veille d'une nouvelle désindustrialisation. Nous ne sommes qu'au début de la révolution industrielle verte. On risque de réaliser les opportunités manquées dans vingt ans. Comme lorsqu'on a pris conscience pendant la crise sanitaire des conséquences de la désindustrialisation des années 2000 », craint-elle.
Ce dimanche à Berlin où elle rendait visite au chancelier Olaf Scholz, Ursula von der Leyen a assuré qu'une action législative européenne dans une quinzaine de jours proposerait de débloquer les aides et les fonds européens qui n'ont pas été utilisés jusqu'à présent pour la transition verte dans l'UE.